Si Warhol et Carroll avaient un fils….

Claudie Saulnier

La dépravation suit le progrès des lumières. Chose très naturelle que
les hommes ne puissent s’éclairer sans se corrompre.

Nicolas Restif de la Bretonne,

La surabondance qui caractérise l’univers visuel actuel a pour effet de complexifier l’identification des fondements de l’art. Dans un monde envahi par la publicité, la figuration est devenue, pour plusieurs, l’emblème du factice. Pour David Lachapelle, le problème ne semble pas se poser. Au contraire, le photographe tire profit de cette surabondance iconographique à des fins artistiques. Bien qu’il soit aujourd’hui reconnu par le milieu de l’art, David Lachapelle a fait ses débuts en tant que photographe de mode et de célébrités. Le jeune artiste a donc appris à vendre son sujet en exploitant son potentiel esthétique, et ce, dans une industrie dont le succès repose sur une idéologie du grandiloquent et du scandaleux.

Ayant fait ses débuts au sein de l’équipe du magazine Interview alors dirigé par Andy Warhol, Lachapelle a tôt fait d’imprégner son travail de l’essence Pop Art. Lachapelle ne nie aucunement l’influence qu’eut Warhol sur son cheminement. C’est d’ailleurs avec une habileté toute « warholienne » qu’il profite de l’image de célébrités afin de s’assurer l’approbation du grand public. Sur le plan formel, un cliché comme Amanda as Andy Warhol’s Marilyn (2002) se fait le manifeste des intentions esthétiques et sémiotiques des photographies de l’artiste. Ladite photographie représente le visage du célèbre transsexuel Amanda Lepore maquillé (ou peint) à la manière des portraits colorés de Marilyn Monroe. Cette image fortement connotée sur le plan culturel porte en elle-même l’essence du message de Lachapelle : c’est une icône de la recherche de l’identité sexuelle, de la jeunesse et de la beauté.

C’est avec un amour sincère de l’esthétique corporelle et de tout ce qu’elle engendre de névroses que David Lachapelle explore les limites du possible artistique grâce à des ressources matérielles presque infinies qui lui permettent les mises en scène les plus ambitieuses. Une telle démarche exploratoire donne lieu à des images extravagantes et d’une beauté plastique parfaite. Entre les fuchsias, les jaunes et les verts mentholés, l’esthétique utopique/apocalyptique de ses images tend à les faire pencher du côté surréaliste de l’art. À la fois plongé dans un univers d’insouciance virginale et de sexualité fétichiste, le spectateur peut se trouver heurté par l’humour caustique dont Lachapelle fait preuve dans chaque photo. Cette ambivalence entre l’attirance et la répulsion s’apparente étrangement aux sentiments contradictoires provoqués par la lecture d’Alice aux pays des merveilles (Lewis Carroll, 1865) à travers un regard adulte.

Par ailleurs, c’est en toute connaissance de cause que Lachapelle use de son art pour poser un regard critique sur l’art lui-même. En effet, le photographe se plaît dans l’adaptation contemporaine d’œuvres consacrées. Toute la production de Lachapelle porte à réfléchir au-delà du sens véhiculé d’emblée par ces toiles ou sculptures légendaires. Ainsi, avec Pieta with Courtney Love (2006), l’observateur a affaire à un portrait de la chanteuse tenant dans ses bras, à la manière de la Vierge dans la Pietà (1498-1500) de Michel-Ange, un Kurt Cobain évanoui portant les stigmates de la consommation d’héroïne. La métaphore est on ne peut plus claire : la culture Pop est ici dépeinte comme la nouvelle religion.

Dans la même veine, Lachapelle s’est permis de revisiter La Cène (1495-97) de Vinci avec The Last Supper (2003). Dans une entrevue accordée à The Art Newspaper TV à propos de son exposition intitulée Jesus Is My Homeboy (2008), le désormais réputé photographe parle de la pratique religieuse comme d’un tabou et déplore que l’on ne considère plus « cool » le fait d’avoir la foi. Il renchérit en expliquant sa démarche: « Je voulais poser un regard plus contemporain sur la religion et voir comment cela était possible sans la représenter de manière clichée » C’est dans cet esprit que The Last Supper dépeint le Christ s’il devait exister de nos jours : entouré d’un groupe de marginaux, prenant une bière. « Il était excentrique », dit Lachapelle. Le message contenu dans l’ensemble de la production de l’artiste découle de cette nouvelle religion qui voue un culte à la beauté, la sexualité et la décadence.

Toujours à mi-chemin entre Eros et Thanatos, David Lachapelle démontre avec efficacité que la culture populaire, si souvent qualifiée de superficielle, peut être le véhicule d’un contenu hautement réfléchi. Même en abordant des thèmes que l’on croyait dépassés, il fait renaître la démarche artistique choisie par Warhol. C’est très adroitement que l’artiste conjugue l’indicible à l’insouciant, en mettant en images les pulsions humaines. Il est donc possible d’imaginer que si Warhol et Carroll avaient un fils, il se nommerait David Lachapelle.

Le travail de David Lachapelle a fait l’objet d’une exposition à la Monnaie de Paris, jusqu’au 3 mai 2009.

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