Sara Savignac Rousseau
All You Can Eat, une exposition de Karine Giboulo à la galerie SAS a attiré plus d’un regard. En effet, les entrevues et les critiques se multipliant, Karine Giboulo jouit d’une visibilité croissante depuis peu. All You Can Eat présente l’envers du confort matériel occidental. Le point central de l’exposition est sans conteste la maquette reconstituant la réalité des usines chinoises d’une façon ludique. Toutefois, d’autres œuvres (autres maquettes, dessins, photographies et installation) soutiennent la thématique de l’exposition. En dirigeant l’attention sur le parcours des objets (production, consommation, récupération des déchets), l’artiste fait prendre conscience aux spectateurs du lien matériel, qu’elle nomme le « lien tactile », unissant les prolétaires à nous, consommateurs occidentaux.
Avant d’arriver à la maquette d’usine, le visiteur rencontre deux photographies qui annoncent le sujet abordé dans l’exposition. Ces images représentant des rangées de figurines, toutes vêtues du même uniforme et travaillant à la chaîne, dépeignent le caractère aliénant de ces tâches. Ces photos rappellent clairement la série Manufacturing du photographe canadien Edward Burtynsky qui révélait des scènes du travail à la chaîne d’usines chinoises.
La critique présentée par l’artiste a été motivée par sa visite d’une usine en Chine. Le but était d’observer l’usine, mais surtout de réfléchir sur le milieu de vie des personnes y travaillant. Pour ce faire, elle a dû explorer la manufacture sous l’identité fictive d’une femme d’affaires. C’est au retour de son périple qu’elle termine la confection de la maquette-usine exposée à la galerie SAS, entamée avant son départ. Reproduisant le travail des manœuvres chinois, elle fabrique un par un, du matin au soir, les personnages en pâte à modeler. Karine Giboulo prend soin d’individualiser chaque figurine. Évacuant leur anonymat, elle nous solidarise avec les ouvriers de l’usine représentée.
La maquette est construite en plusieurs étages. Le spectateur, invité à circuler autour de l’usine miniature, épie à travers les fenêtres pour y voir l’ensemble des activités représentées, de la chaîne de production jusqu’aux dortoirs. Le fait que le visiteur puisse observer le quotidien des personnages dans leurs détails crée un rapprochement avec l’impossible intimité des ouvriers chinois. L’usine miniature figure la fabrication de cellulaires et l’élevage de porcs en série pour la revente de leur viande. Plus loin, cette viande est servie à des marmottes géantes se gavant jusqu’à s’en rendre malade. Dans une autre pièce de la maquette, le spectateur peut voir deux infirmières tenter de réanimer une marmotte goinfrée : voilà une image humoristique de notre « faim de consommation »! Ces marmottes métaphorisent le comportement reclus et détaché des Occidentaux, que le confort matériel rend insensibles aux réalités opposées. Cette représentation des Occidentaux n’est pas nouvelle dans la démarche de l’artiste. Lors de son exposition précédente, Bulles de vie, elle les mettait également en scène, notamment dans le dessin Les mangeurs de Hamburgers qui dépeignait explicitement leur caractère individualiste. L’œuvre montrait des marmottes mangeant leur BigMac® dans le confort de leur tanière, sans se soucier qu’au-dessus, sur terre, se trouvait un camp de réfugiés du UNHCR1.
La critique de l’artiste n’est pas sans rappeler Hortense Michaud-Lalanne, ingénieure et militante pour la sauvegarde de l’environnement, qui écrivait: « tout homme, femme et enfant, en Amérique du Nord, réquisitionne l’équivalent de 80 à 100 esclaves chacun, qui fabriquent pour eux, jour et nuit, des biens de consommation qui aboutissent à la poubelle2 ». Ainsi, les travailleurs des usines consacrent leur vie à l’aliénante production de masse de futiles biens de consommation. Karine Giboulo choisit, elle, de ne pas adopter un ton moralisateur dans son œuvre. Elle présente cette dure réalité avec humour, ce qui rend l’expérience de l’œuvre agréable et accessible. Ses maquettes sont truffées de scènes cocasses s’approchant parfois du fantastique.
Près des maquettes, L’Eldorado, un dessin à l’encre de chine et aquarelle, montre des employés qui, sur le dos de cochons en or ailés, s’enfuient des usines pour un eldorado. L’artiste utilise le symbole du cochon en or, qui signifie la chance. Cette œuvre est probablement la plus révélatrice de l’opinion de Karine Giboulo à propos des conditions de travail des ouvriers chinois et de ce qu’elle leur souhaite en les honorant par cette exposition.
Dans une pièce distincte se trouve un ours blanc géant en peluche, cigare à la gueule et short arborant le drapeau canadien. Il tient un chariot débordant de sardines. Surgissant des maquettes, il pénètre l’espace du spectateur et, du coup, l’inclut dans son univers et au commentaire critique de l’artiste. D’ailleurs, à travers les ouvertures dans les murs de cette pièce, les visiteurs à l’extérieur peuvent observer le rapport tissé entre le spectateur et l’ours, à travers le même point de vue qu’ils sont amenés à adopter en observant les activités à l’intérieur des usines miniatures.
All You Can Eat témoigne d’une démarche approfondie de Karine Giboulo, plutôt audacieuse dans ses projets. Son travail met en lumière des conditions de vie qui semblent parfois loin de la réalité dans laquelle nous vivons, pourtant toutes deux en corrélation. L’exposition critique la surconsommation des sociétés capitalistes et les conséquences au niveau mondial créées par leurs besoins toujours croissants. Le Musée des Beaux-arts de Montréal a acquis une des maquettes de l’exposition, ce qui participe à la visibilité grandissante et à la reconnaissance de l’artiste. Ses oeuvres ont d’ailleurs été présentées à la New York Contemporary Art Fair au début de mars, où le Musée du Kentucky a fait l’achat d’une maquette. La démarche singulière et engagée de Karine Giboulo ne sera pas passée inaperçue bien longtemps!
Karine Giboulo
All You Can Eat
27 novembre 2008 – 7 février 2009
Galerie SAS, Montréal
1 L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés.
2 Hortense Michaud-Lalanne, Si les vrais coûts m’étaient comptés, Montréal, Éditions Écosociété, 1993, p. 83.