Lauréats du concours de la page couverture: Mirna Boyadjian et James Forrest
Par Julie Riendeau
La photographie comme mode d’expression artistique propose un statut double à l’image; celui de document visuel et celui d’œuvre d’art.1 Les artistes de Contraste I et Contraste II, Mirna Boyadjian et James Forrest, explorent les possibilités du portrait en l’utilisant comme une quête de l’essence du moment présent qu’ils vivent en tant qu’individu, indépendamment de leurs déterminations particulières. Les deux photographies sont présentées individuellement, mais peuvent se lire comme une série. Elles semblent d’ailleurs constituer une véritable histoire quoique l’intention des artistes était a priori de créer des images indépendantes.
Contraste I montre un autoportrait des deux artistes. Ils sont nus, authentiques, vrais et surtout, seuls dans une composition épurée de tout matériel. L’absence d’accessoires et le fond noir soutiennent leur volonté de présenter des corps bruts, à l’état naturel, pour qu’aucune distraction ne puisse détourner l’observateur du véritable sujet : le corps et ses possibilités expressives. Le contraste apparaît au niveau de l’expression émotionnelle des protagonistes.
Toutefois, peut-on vraiment parler de « corps authentiques » si l’exploration des possibilités expressives passe par la mise en scène? Comme les artistes l’ont mentionné au cours d’une entrevue, la photographie leur propose un lieu de théâtre où ils peuvent s’abandonner et créer un véritable univers ludique qui leur permet de « jouer » devant la caméra qui captera les instants ainsi provoqués. La mise en scène ne constitue donc pas un obstacle à l’authenticité puisque performant devant l’appareil ils improvisent, se laissent aller et s’offrent comme révélation matérielle d’un moment qui fut le présent; l’image s’interprète comme une fiction réelle : « l’intervention et la stratégie artistique permettent de saisir plus efficacement une réalité. »2
Il ne faut cependant pas croire que la démarche de Boyadjian et Forrest est sans finalité; ils explorent les possibilités de l’image et les effets qu’elle peut produire. En présentant l’être en tant qu’être par l’intermédiaire d’une image fabriquée, ils recréent leur individualité qui se transforme alors en fiction. La photographie nous montre des réalités mensongères, des vérités de l’imagination « parce qu’elle donne à voir ce qui ne se verrait pas autrement »3 dans la continuité du temps et conséquemment, du mouvement. La photographie fixe la vision d’un moment fugitif et nous permet de le revivre et de nous approprier son contenu.
Contraste II présente les mêmes protagonistes en action faisant ainsi intervenir la notion de récit, de construction d’une histoire. Mirna attaque James d’un coup de langue, une offensive à laquelle James répond passivement en détournant la tête. Il ferme les yeux. Le corps de James n’a pas bougé, il nous fait toujours face comme dans Contraste I. Il semble indifférent, résigné. Mirna, justement par contraste, est agressive. Son cou s’allonge, ses cheveux sont en mouvement, elle vit toute l’action, elle crée l’enjeu. Son visage est caché, seule sa langue est révélée incarnant l’arme corporelle qui rend possible son attaque sensuelle. Son regard est hors champ, confirmant qu’il existe quelque chose à l’extérieur du cadrage de l’image. James ne souffre pas physiquement de l’agression, mais son détournement passif affirme son refus de s’abandonner au jeu imposé par Mirna. Étrangement, la joue qu’il tend semble aussi inciter le spectateur à le heurter. Est-il possible d’interpréter ce geste comme une invitation faite en écho à l’enseignement biblique « si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre » (Luc 6.29)? Le regardeur est-il convoqué à intervenir dans la fiction de l’image?
Contraste II permet en somme la création d’un dialogue entre le spectateur et l’action représentée dans l’image, alors que Contraste I propose une réalité et une fiction aux frontières poreuses. Ces deux photographies reflètent une problématique présente dans la photographie contemporaine telle que l’énonce le critique d’art Régis Durand : « le véritable ‘‘réel’’ auquel ces images ont affaire n’est pas celui du monde analogique, mais du symbolique, avec les oppositions qui le traversent : perte/appropriation, dissimulation/exhibition, public/privé, jeux autour de la différence sexuelle, etc. »4 Les oppositions dans Contraste I et Contraste II mettent donc en scène le monde symbolique par lequel les images font référence au réel. Le statut indéterminé de l’œuvre où la fiction de la mise en scène est mêlée au caractère réel du portrait photographique dans Contraste I est poussé à son paroxysme dans Contraste II, puisque la frontière entre réel et fiction est éliminée par le dialogue impliqué entre le sujet représenté et le sujet regardant. Les portraits ne sont pas analogiques au réel, ils ouvrent la porte de la fiction à la réalité rendue accessible par l’authenticité et le caractère direct de la photographie.
Mirna Boyadjian en est à sa troisième participation pour le concours de la page couverture. Contraste I et Contraste II sont ses premières œuvres à être publiées dans la revue Ex_situ. L’ensemble de sa production photographique présente des compositions épurées où le sujet humain et l’objet sont mis en scène. Les photos ne sont pas modifiées ou retouchées. Ce qui a touché le comité de sélection cette fois-ci, c’est l’expressivité des personnages et le dynamisme présent dans les deux œuvres qui créent une certaine tension à travers la suggestion d’un récit.
1 Charlotte Cotton, La photographie dans l’art contemporain, L’univers de l’art, Thames et Hudson, Londres, 2005, p. 22
2 Ibid., p. 31
3 Propos recueillis par l’auteure dans le cadre d’une entrevue avec l’artiste, 13 novembre 2009.
4 Régis Durand, Le regard pensif. Lieux et objets de la photographie, La différence, Mobile matière, Paris, 1990, p. 159.