Le post-humain: Nicole Tran Ba Vang aux limites du réel

Par : Christine Lefrancq

Le corps représente une source importante d’inspiration dans l’histoire de l’art. De parfait à torturé, de mutant à virtuel, le corps s’est inscrit dans l’imaginaire créatif des artistes. Avec le développement des nouvelles technologies, ces derniers se trouvent à présent en possession de matériaux et de techniques dont les possibilités semblent infinies. Le post-humain fait partie des pratiques artistiques qui empruntent des procédés entre autres issus du développement des technologies. Pour illustrer ce phénomène, la démarche artistique de l’artiste Nicole Tran Ba Vang fera l’objet d’une brève étude de cas, afin de déterminer comment le numérique se présente comme une nouvelle technique d’exploration du post-humain.

L’évolution, la modification et la mutation du corps sont tous des termes empruntés à la science. Les recherches génétiques faites par les scientifiques depuis quelques décennies se penchent sur la question de l’amélioration du corps humain pour en repousser les limites physiques et en accentuer la longévité. Cette volonté de modifier ou de transmuter l’être humain a peu à peu dérivé de la sphère scientifique pour envahir les discours sociaux, intellectuels et artistiques. Autant les chercheurs scientifiques que les artistes tentent à présent, selon leurs aptitudes respectives, de fabriquer un corps surhumain, un post-humain, à l’aide des nouveaux moyens technologiques mettant ainsi fin à une certaine conception humaniste de l’homme : l’humain est en quête d’un moyen de se détacher de sa nature animale pour ainsi affirmer sa supériorité1.

La pratique artistique du post-humain s’est développée au début des années 1990 et elle reflète cette nouvelle obsession tirée de la science à vouloir repousser les limites du corps. Les artistes de ce mouvement vont aussi s’intéresser à la représentation du corps, à sa nature et à sa relation au monde. Dans leur démarche de création, ils procèdent donc à des interventions sur le corps, de nature virtuelle ou réelle selon la technologie employée, de manière à y ajouter ou à y retirer des éléments. Toutes ces modifications reflètent des enjeux bien précis : la notion d’immortalité, la fluidité identitaire, l’augmentation de la performance, l’abandon ou le surpassement des limites naturelles du corps; en somme, le rejet définitif de tous signes associant l’homme à l’animal.

La technologie du numérique s’est appliquée à plusieurs pratiques et courants artistiques postmodernistes. En ce qui concerne le post-humain, le numérique permet la simulation de modifications corporelles qui trompent immanquablement le regard du spectateur. L’ordinateur est en effet un outil de précision qui, comme l’indique Florence de Mèredieu, travaille à partir d’une image digitale obtenue par des moyens analogiques permettant ainsi de restaurer ou corriger l’image, d’effacer ou modifier les ombres, les contrastes, d’ajuster la netteté de la photo, d’ajouter ou supprimer tel ou tel détail2. Le produit final est ensuite « lissé », ce qui rend les corrections invisibles. Par un habile jeu de trompe-l’œil, ces œuvres font croire aux spectateurs la véracité du sujet représenté, la possibilité véritable pour l’homme de transcender sa condition physique, d’abandonner et de surpasser sa chair. Il convient ici de s’arrêter sur la pratique d’une artiste en particulier, soit Nicole Tran Ba Vang, dont la démarche artistique intègre le numérique dans l’exploration des limites du corps.

D’origine vietnamienne, Tran Ba Vang vit et travaille à Paris. Elle a fait ses études en design de mode et a travaillé quelque temps dans ce milieu avant de s’en détacher et de se consacrer exclusivement aux arts visuels. Ses premières séries photographiques sont présentées vers 1998 et témoignent de ses influences du milieu de la mode. En effet, chacune de ses séries s’apparente à des collections; elle en fait deux par année, à la manière des créateurs de mode. L’artiste s’intéresse à la représentation du corps et plus précisément au traitement de la chair à la manière d’une substance infiniment malléable qui lui permet d’explorer l’ambiguïté entre l’être et le paraître. C’est ainsi qu’elle ajoute à ses modèles des habits de chair qui se superposent et se mélangent avec leur épiderme originel. Dans ce travail singulier d’une peau muée en vêtement, l’artiste propose une vision à la fois trouble et critique du corps par opposition à son mode de représentation.

Parmi les premières séries d’œuvres photographiques de l’artiste se trouve la Collection automne-hiver 1999-2000, dans laquelle l’artiste montre sa volonté de travailler la chair comme une matière à part entière. L’apparente nudité du modèle se mue en un vêtement de chair : « Le corps est réduit à un artifice, un objet dont on se sert comme on enfile un pull le matin. »3 Pour réaliser ses œuvres, l’artiste photographie de vrais mannequins de mode posant nus. Tran Ba Vang trafique par la suite les images par ordinateur en modifiant les textures de la peau par l’ajout d’éléments de transparence, de sorte que le résultat porte à croire que le mannequin soit véritablement en train de retirer un habit de chair de son corps. Toutefois, l’idée du vêtement est encore présente, c’est-à-dire qu’il semble toujours y avoir un tissu très fin qui recouvre la peau du modèle, qui s’y superpose. Il faudra attendre les séries suivantes afin que l’ambiguïté entre le réel et le factice s’impose plus singulièrement.

C’est avec la Collection printemps-été 2000 que le travail de la chair prend véritablement forme. Cette série témoigne d’une certaine évolution où le vêtement, d’abord superposé au corps, à présent s’y mélange : le tissu et la peau ne font qu’un. Tran Ba Vang joue sur le lissage des corps et fait de ses vêtements de chair des prothèses qui modifient les formes du modèle. L’artiste ne cherche pas créer un humain aux capacités décuplées par l’ajout de chair, elle s’en sert plutôt afin de « promouvoir le vêtement comme une prothèse sociale et culturelle capable de changer l’apparence de l’être qui la porte »4. Ainsi, deux chairs se confondent : celle du réel et celle du factice. La peau est ici « comme une prothèse issue des technologies de l’image numérique pour un corps totalement désincarné et dématérialisé par les outils virtuels »5. Si Denis Baron, théoricien de l’art, fait référence à l’aspect désincarné des corps, c’est parce que l’artiste cherche consciemment à donner à ses modèles l’effet d’une peau glaciale sous laquelle ne semble pas couler de sang. En ce sens, la démarche de l’artiste s’inscrit parfaitement dans la volonté du post-humain de transmuer le corps en un objet à l’épreuve de toute expression sensible. Autrement dit, sa quête est celle d’un corps immortel au-delà du corps naturel.

La pratique artistique de Nicole Tran Ba Vang trouve en somme une place dans le mouvement du post-humain. L’artiste en reprend les enjeux principaux relatifs à la notion de surpassement des limites du corps et de la chair. En se servant du médium numérique, elle choisit la sphère du virtuel pour réaliser ses œuvres tout en jouant sur l’ambiguïté entre le réel et le factice que lui permet cette simulation. Toujours à mi-chemin entre le monstrueux et la belle image, les œuvres de Tran Ba Vang sont de plus le résultat d’une certaine critique sociale faite par l’artiste de l’univers artificiel de la mode et de l’avenir aseptisé qu’il met de l’avant par le biais d’un culte extrême de la perfection.

1 Denis Baron, La chair mutante : fabrique d’un post-humain, Paris, Éditions Dis Voir, 2008, p. 8.

2 Florence De Mèredieu, Arts et nouvelles technologies, Paris, Larousse, 2003, p. 101.

3  Sandrine Maurial, « La chair entre l’organique et le numérique », Archée périodique électronique, section cyberthéorie, décembre 2007, adresse URL : http://archee.qc.ca/ , dernière consultation le 20 mai 2009.

4Idem.

5 Denis Baron, op. cit., p. 61.

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