Guillaume B. Turenne
L’espace public des villes offre une multitude de possibilités d’échanges sociaux. À travers ce réseau d’individus complexe, il se met en place de nouveaux moyens de concevoir les rapports entre les personnes. L’art actuel s’attaque à cet immense terrain de jeu où gravitent les populations en tentant d’influencer, voire de modifier, le comportement social par des approches mêlant l’art, l’urbanisme et l’activisme. Le théoricien de l’art Nicolas Bourriaud s’interroge sur « la possibilité d’un art relationnel »1 par le biais d’un survol des changements quant aux rapports entre individus et avance que « l’urbanisation généralisée, qui prend son essor à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a permis un extraordinaire accroissement des échanges sociaux, ainsi qu’une mobilité accrue des individus. »2 Cela dit, si l’espace public offre une multitude d’occasions d’échanges, certains artistes s’interrogent sur leur nature sociale et politique pour en proposer de nouveaux par la création d’expériences artistiques. Dans le même ordre d’idée, en s’intéressant particulièrement à la question du non-lieu, Luc Lévesque, membre du collectif SYN, avance « qu’il est aussi important d’injecter un peu de résistance et de défi dans des enclaves trop confortables que de trouver de nouvelles façons d’habiter et d’activer les espaces qui résistent à l’habitation. »3
Si l’on avance que certains artistes actuels utilisent l’espace public comme lieu de rencontre, alors comment se mettent en place leurs œuvres dans la sphère publique et de quelle nature sont les rapports qu’ils instaurent avec le spectateur. Les démarches artistiques du collectif SYN et de l’artiste franco-suisse Thomas Hirschhorn ont comme point de départ commun une volonté d’habiter et d’activer l’espace public. Chacun, à sa manière, tente de mettre en place des expériences artistiques qui permettent la rencontre et l’échange entre individus, dans une optique de critique sociale et politique.
Les œuvres du collectif SYN et de Hirschhorn s’insèrent également dans le milieu urbain en laissant planer un flou quant aux frontières entre le quotidien et l’objet artistique. L’historien de l’art Patrice Loubier traite de ce phénomène artistique : « l’objet prend place sans médiation ni signalétique artistique, mais il tend aussi à se fondre dans son milieu comme pour atténuer son intrusion. Loin de solliciter activement le regard, l’œuvre paraît plutôt s’embusquer dans l’espace public pour mieux surprendre l’observateur non prévenu »4. SYN et Hirschhorn vont tous deux présenter des pratiques à la limite de l’art et de la vie, favorisant la participation de l’individu évoluant dans l’espace public comme élément central de l’œuvre. L’expérience du spectateur prend alors une place centrale. Bourriaud traite de ce type particulier de relation : « Ce qui fonde aujourd’hui l’expérience artistique, c’est la coprésence des regardeurs devant l’œuvre, que celle-ci soit effective ou symbolique »5. Le lieu prend alors tout son sens, car il favorise justement cette coprésence effective du spectateur par la proximité du lieu d’exposition. La mise en place d’une expérience artistique dans l’espace public peut prendre diverses formes. Le choix du collectif SYN et de Thomas Hirschhorn réside dans ce désir commun de prendre position sur les modes de relations sociales par des mécanismes artistiques, en s’appropriant l’espace urbain. Les artistes cités s’inscrivent dans ces réflexions sur les œuvres d’art et l’espace public, mais élaborent également des problématiques uniques à leurs démarches.
Le collectif SYN s’intéresse à la notion de lieu et de non-lieu. Il utilise le jeu et le flanâge.6 Pour ce faire, ils insèrent en milieu urbain des objets visant à redonner un nouveau potentiel au lieu. Le collectif va par exemple placer des tables de baby-foot pour ainsi favoriser des rapports sociaux entre les habitants. Les artistes vont s’intéresser aux lieux abandonnés en tentant d’explorer et d’activer leurs potentiels relationnels. Comme l’avance l’historienne de l’art Marie Fraser, la notion de jeu offre au collectif une piste pour permettre les échanges sociaux : « le jeu est fondamentalement relationnel »7. En effet, « s’il est couramment employé comme une stratégie d’insertion et d’intervention dans la réalité, c’est parce qu’il peut produire des rapports de proximité, des situations de rencontre, de relation et de « vivre ensemble ». »8 Luc Lévesque, précise également, en parlant du projet Hypothèse d’amarrages, l’importance d’explorer le potentiel des lieux investis : « Il s’agit de scruter le territoire métropolitain à la recherche de sites sous-utilisés propices à l’occupation et à la halte. Le concept d’amarrage incarne le potentiel d’ancrages temporaires au sein d’une spatialité urbaine dominée par le flux »9. Ce projet visait à introduire des tables à pique-nique dans des non-lieux pour permettre aux habitants de redonner une identité sociale à ces endroits désertiques.
À travers l’œuvre de Hirschhorn, il est question plus précisément de la création de monument dans l’espace public. Trois œuvres illustrent sa démarche : Monument pour Deleuze, Monument pour Spinoza, Monument pour Bataille. Ces projets consistent à rassembler une communauté autour de la construction d’une habitation temporaire où s’élaborent de nombreuses activités culturelles (expositions, conférences, etc.). Le travail de l’artiste s’inspire grandement du « langage visuel des monuments commémoratifs immédiats »10, c’est-à-dire des structures composées d’objets visant à commémorer ou rappeler la mort d’un individu ou d’un groupe d’individus11. Ces œuvres, réalisées dans l’espace public, invitent à la participation et à l’interaction avec le public. Les « monuments » de Hirschhorn sont créés comme des espaces d’interactions où chacun est invité à venir lire et échanger sur la personne « commémorée » (Spinoza, Deleuze, Bataille). L’artiste réalise généralement ces œuvres dans des milieux défavorisés. Ce choix illustre un désir de démocratisation de l’art et de la haute culture. Thomas Hirschhorn utilise le lieu comme moyen de fusionner la culture et le public à travers des relations humaines et conviviales.
Ces artistes présentent des pratiques exemplaires en s’intéressant à la question de l’utilisation de l’espace urbain comme lieu de rencontre dans l’art actuel. Le collectif SYN et Thomas Hirschhorn s’intéressent aux types de relations créés par leurs œuvres en mettant en scène des pratiques esthétiques visant à créer des rencontres au sein du public. Leurs démarches s’opposent à la création de marchandises échangeables, préférant créer des expériences humaines. Leurs visions de la communauté vont à contre-courant des rapports dictés par l’État; le sens de leurs démarches ne vise plus aucune notion de production d’objet, ni d’expérience qui s’achète, mais bien un type de rapport entre individus qui se définit par sa potentialité relationnelle et non par sa rentabilité.
1 Nicolas Bourriaud, Esthétique Relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998, p. 14.
2 Ibid., p. 14.
3 Luc Lévesque, « Entre lieux et non-lieux : Vers une approche interstitielle du paysage » dans Sylvette Babin (dir.), Lieux et non lieux de l’art actuel, Les éditions esse, 2005, p.48.
4 Patrice Loubier, « Embuscade et raccourcis, Formes de l’indécidable dans l’art d’intervention contemporaine » dans Thérèse St-Gelais (dir.), L’indécidable : écarts et déplacements de l’art actuel, Montréal, Les éditions esse, 2008, p. 60.
5 Nicolas Bourriaud, op. cit., p. 59.
6 La notion de flâneur est particulièrement présente dans l’œuvre Inflexions des usages dans la ville générique.
7 Marie Fraser, « Aux bords de l’art » dans Thérèse St-Gelais (dir.), L’indécidable : écarts et déplacements de l’art actuel, Montréal, Les éditions esse, 2008, p. 27.
8 Marie Fraser, op. cit., p. 27.
9 Luc Lévesque, op. cit., p. 43.
10 Harriet F.Senie, « Monuments commémoratifs immédiats : La célébration implicite du deuil communautaire », esse arts + opinions, no 67, 2009, p. 62.
11 Senie donne comme exemple les monuments commémoratifs réalisés à New York à la suite de la tragédie du 11 septembre 2001.