L’essence de l’être: David M. C. Miller

Rebecca Hamilton

Du 12 février au 13 mars dernier a été présentée à la Galerie B-312 l’exposition Singles + Groups de l’artiste David M.C. Miller. Originaire du Québec, il enseigne présentement à l’Université de Lethbridge en Alberta. Reconnu à travers le monde, il avait déjà exposé à la Galerie B-312 en 2003 en collaboration avec l’artiste Andrew Forster. Miller, aussi commissaire et écrivain, a une pratique artistique centrée sur la photographie, la sculpture et l’installation.

Dans sa récente exposition, l’artiste présente des images photographiques qui tentent de démontrer l’impossibilité du médium à rendre compte du réel. L’artiste explore la planéité du support, jusqu’aux confins de l’abstraction, au-delà des frontières de la représentation, en illustrant ainsi ses limites. Deux séries sont présentées, celles des Singles et celles des Groups. Dans la grande salle de la galerie prennent place les Groups comprenant entre autres le duo constitué de Coalition Dead (White) 2003/2006 (2006) et Coalition Dead (Black) 2003/2010 (2010) créés à partir de photographies de soldats membres de la coalition et décédés en Irak. Ce sont des collages digitaux de fragments d’identité, des parcelles de visages, qui de loin perdent leur individualité. Ceux-ci forment, à distance, une surface qui s’étend dans l’espace de façon aléatoire, tentant d’effacer les limites que le médium dicte, mais aussi d’effacer l’identité même. Tel que Jean-Émile Verdier le souligne dans le communiqué de la galerie : « Miller ne soumet pas n’importe quoi au processus […] de morcellement, il y soumet le visage, image par excellence d’autrui »i. Une œuvre plus récente, Untitled (2010), se trouvant sur le mur opposé, représente plutôt les soldats morts du côté irakien. Cette dernière, qui se compose uniquement de points noirs sur un fond blanc, rappelle que ces soldats n’ont, quant à eux, pas eu la chance de laisser un visage à la postérité. Le nombre élevé de points et la grandeur de la toile semblent accroître le nombre de soldats et par le fait même leur anonymat. Cela a pour effet de dissoudre entièrement l’individualité des sujets dans l’immensité de la foule, formant alors un tout plus homogène, une œuvre devenue totalement abstraite.

Contrairement aux lointains dispersements de constellations d’individus, l’œuvre 2,378 (2010) montre plutôt une proximité extrême, un fondu de pixels colorés qui illustrent la limite de l’image numérique à représenter fidèlement la réalité. L’artiste va au-delà du visible, tel que le précise Caroline Loncol Daigneault, dans un article pour ETC, à propos de la pratique de l’artiste : « David Miller prend le pouls de ce qui résiste et de ce qui échappe à toute expérience du monde, sensorielle ou historique »ii. Les œuvres de Miller mettent en évidence la prétention de la photographie à représenter l’intégralité des faits. En dehors du cadre, il subsiste pourtant toujours un monde, hors des limites de la planéité du support, marquant une frontière; il y survit ce que le photographe n’a pas pu intégrer au tout, ce que l’objectif n’a pas su capter dans son entièreté.

À travers les photographies de portraits, utilisées dans la série Pierrette, il est possible d’y voir la volonté humaine de transmettre une image de soi au futur, de contrecarrer l’inévitable disparition de l’être, en fixant un moment présent, à jamais disparu à l’instant même du déclic. Miller écrit d’ailleurs qu’à travers son art, il « explore l’acte de devenir visible, apparaître dans l’existence – apparition – et l’irrémédiable –disparition. »iii L’artiste démontre que malgré la nature de la photographie à reproduire la réalité, les images ne demeurent que de lointains fantômes de ce qui a vraiment été, n’arrivant pas réellement à mettre en forme la matérialité du monde.

Les Singles, exposés dans la petite salle et réalisés grâce à la technique du photogramme, sont des portraits, à l’instar des photographies d’identité, témoignant de l’échec de la représentation mimétique de l’individu; des silhouettes qui hantent les murs, des chimères de l’être, demeurant pour toujours méconnaissables. Pourtant, à chacune des représentations se rattache bel et bien un prénom, symbole d’une identité propre. Enfin, malgré toutes les difficultés à capter la nature humaine qui ont eu cours de par les siècles, depuis l’apparition du portrait de chevalet, jusqu’aux photographies vernaculaires, l’artiste tente encore de saisir, sur une surface plane, l’essence de l’être. Miller écrit d’ailleurs à cet effet : « […] le désir de représenter les sujets dans leur intégralité et dans leur perfection, précisément comme des touts différenciés, néanmoins persiste »iv.

L’exposition Singles + Groups amène donc à se questionner sur notre volonté en tant qu’individu à vouloir laisser une trace de nous-mêmes, bien que nous soyons dans une condition d’impermanence, constamment changeante. L’artiste disait par ailleurs dans une entrevue pour Le Soleil en 1999 : « Pour moi, la photo s’apparente à la lumière des étoiles, laquelle nous provient du passé »v. Chaque seconde qui passe nous mène tout à fait ailleurs, telles les photos de Chantal Maes avaient tenté de nous le démontrer récemment à la galerie Vox; il ne suffit que d’un instant pour que l’esprit change, pour que son trajet diverge.

Il semble qu’à l’ère des multiples plateformes sociales de l’Internet, où les représentations virtuelles de nous-mêmes se démultiplient, la folie humaine de se représenter ailleurs, de se transporter dans le monde immatériel des réseaux est devenue une véritable course. Face à l’échec de la photographie à pouvoir représenter fidèlement le monde, il est paradoxal que de plus en plus d’énergie y soit mise pour imiter la réalité, pour tenter illusoirement de copier l’individualité elle-même. L’exposition de David Miller tente en quelque sorte de démontrer, comme beaucoup avant lui, l’échec de la matière à représenter l’être puisque son essence, à jamais, demeure irreprésentable.

i Jean-Émile Verdier, David M.C. Miller. Singles + Groups, Communiqué de presse, Galerie B-312, 12 février au 13 mars 2010, [En ligne] < http://www.galerieb-312.qc.ca/html/expo_dmiller.html >, consulté le 3 mars 2010.

ii Caroline Loncol Daigneault, « Diviser, embrasser, puis disparaître », ETC Magazine, no 74 (juin-août 2006), p. 57.

iii « explore[s] the act of becoming visible, coming into existence–appearance–and the unrecoverable–disappearance. », Traduction libre, David M. C. Miller, David M.C. Miller – Biography, [En ligne] < http://sites.google.com/site/millerdmc2/bio >, consulté le 26 février 2010.

iv « […] the desire to represent subjets in their entirety, completeness, accurately as differentiated wholes, nontheless persists. », Traduction libre, David M.C. Miller, Exhibition Proposal, Galerie B-312, archives documentaires, 2010, p. 1.

v Dany Quine, « Poussières d’étoiles, espace et temps », Le Soleil, samedi 6 mars 1999, p. D20.

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