Mirna Boyadjian
« L’image est quelque chose d’indivisible et d’insaisissable, qui dépend autant de notre conscience que du monde réel qu’elle tend à incarner. Si le monde est énigmatique, l’image le sera aussi. » Andrei Tarkovski, Le temps scellé
Aujourd’hui, la place de la photographie dans le monde de l’art contemporain semble irrévocable; les images se retrouvent dans tous les lieux de diffusion artistique et les artistes reconnaissent en ce médium son potentiel expressif. En revanche, l’identité flottanteou protéiforme de celle-ci, tantôt œuvre d’art, tantôt document, participe au débat toujours actuel du statut de l’image photographique1. Certains la qualifient comme une attestation du réel et, comme le précise Barthes, « un message sans code » tandis que d’autres, notamment Régis Durand, suggèrent que la photographie ne représente pas une « saisie brute du réel »2. Dès lors, la première affirmation détient le risque de ranger toutes les photographies du côté du document alors que la seconde écarte toute propension à la Vérité ou véracité du document. D’un côté, l’image photographique est circonscrite à une reproduction servile du réel, ne laissant place à aucune interprétation subjective et de l’autre, l’objectivité de la photographie doit être écartée.
S’il semble logique que l’image soit reproduction exacte de la réalité (en raison de son processus mécanique), le rapport entretenu avec elle n’est pas de l’ordre d’une analogie. Il y a évidemment reconnaissance, mais l’image suggère une interprétation qui transcende le réel, qui n’est plus de l’ordre de la simple ressemblance. C’est alors que toute photographie semble être le lieu fragile de l’incertitude, la jonction entre deux mondes diamétralement opposés. Enfin, l’image photographique peut-elle, dépendamment de sa situation, se tenir à la confluence du fictif et du réel ou encore, être le lieu indéfinissable d’un espace sensible?
En admettant que la photographie constitue un prélèvement du réel3 ou encore, une preuve de ce qui a été, il importe de se pencher sur cette notion centrale : le réel existe-t-il en soi? Depuis l’Antiquité, cette question participe à des débats épistémologiques importants. S’il y a une réalité empirique, existe-t-il une manière objective, universelle de la percevoir et de l’interpréter? Dans À la recherche du réel, le philosophe et physicien Bernard d’Espagnat constate qu’une réalité indépendante (en-soi) de l’expérience humaine et entièrement saisissable par la science n’existe pas, du moins, en totalité. En d’autres termes, « il est possible de voir dans l’ensemble des consciences d’une part et l’ensemble des objets de l’autre deux aspects complémentaires de la réalité indépendante… C’est que ni l’un ni l’autre n’existe en-soi, mais qu’ils n’ont d’existence que l’un par l’autre, un peu comme s’engendrent les images de deux miroirs qui se font face. »4 Ainsi, il est possible d’affirmer que la réalité en-soi demeure inconnaissable entièrement, d’où l’idée avancée par d’Espagnat, d’un réel voilé5. Dans le même sens, Kant précise que l’humain ne peut connaître le monde, mais seulement les phénomènes, c’est-à-dire, « ce qui apparaît à la conscience en mobilisant celle-ci »6 et par conséquent, qui l’éloigne de la connaissance des choses en-soi7. Enfin, si la réalité ne peut exister indépendamment de la pensée, l’objectivité du regard se heurte à l’impossibilité.
Avant de poursuivre, il convient de préciser une définition générale de la photographie telle qu’elle se présente dans le dictionnaire du Vocabulaire d’esthétique : « La photographie est l’ensemble des procédés techniques aboutissant à la formation d’une empreinte chimique sur une surface sensible »8. L’image photographique résulte donc de ces procédés techniques qui cristallisent l’apparence des objets visibles, mais aussi invisibles, tels que les rayonnements. Cette définition a constitué l’enjeu majeur de la légitimation artistique de ce médium, car, se substituant à la main de l’artiste, le procédé mécanique par lequel l’image devient objet confère à celle-ci une valeur d’authenticité du monde visible et par conséquent, une fonction documentaire et un regard nécessairement objectif. Il ne faut pas, en l’occurrence, confondre la nature reproductive de l’image à l’objectivité qui découle de la relation avec un sujet percevant9. Mais cette nature reproductive de l’image est-elle objective en-soi? Or, à la question « qu’est-ce que la photographie? », il importe d’ajouter que la photographie est d’abord et avant tout une invention de l’homme. À ce sujet, Antonio Aguilera, Professeur à l’Université de Barcelone, cité par François Soulages, exprime à juste titre l’idée que « [c]roire que les moyens mécaniques sont réalistes, qu’ils transmettent facilement la réalité, suppose qu’on ignore que le réalisme, comme toute invention humaine, est relatif, historiquement déterminé et assujetti à l’idée que les hommes se font du monde et d’eux-mêmes. »10 Ainsi, l’image photographique qui en découle ne peut être, comme le mentionne Soulages, « ni objective, ni neutre, mais culturelle et héritière de techniques, de pratiques et de théories historiquement déterminées. »11 Dès lors, peut-on infirmer l’idée selon laquelle « la photographie est anti-idéaliste : en elle, le réel se donne sans retenue et sature le regard de sa présence » ou plutôt affirmer que « le réel est imphotographiable »12, car « il n’y a pas de réalisme absolu? »13
Entendu que le réel soit voilé, la photographie se présente alors comme une saisie d’un réel voilé, donc en partie énigmatique. À la différence de ce réel qui comporte un ensemble de structures interreliées et interdépendantes en mouvement (visible et invisible), l’image photographique fixe le temps, tranche l’espace. Ainsi, comme l’exprime Régis Durand, « la photographie porte des marques, des scansions de mouvement ou de durée, mais elles s’y trouvent suspendues. »14 Par conséquent, la photo en-soi ne peut représenter le réel, infiniment complexe, mais seulement l’évoquer subtilement, ou mieux, en donner une certaine impression. Par ailleurs, la rupture dont procède la photographie par la saisie « sur le continu du temps référentiel »15 participe à la perte, car le temps suspendu ne peut exister, le temps ne connaît pas l’arrêt, sa nature étant d’être irréversible et continue. C’est alors que l’impermanence du monde ainsi interrompue devient « permanence de l’image photographique qui en fait une présence condamnée à décevoir la réalité d’un souvenir sans image. »16 Comment alors décrire cette présence? Est-elle ce regard particulier sur le monde qu’elle ne peut saisir entièrement? Ou bien, cette présence est-elle la part énigmatique de ce qui reste et existe désormais par la photographie?
Selon Durand, « il n’y a pas de rapport direct, immédiat avec le réel »17, car il y a toujours une mise en scène qui s’élabore par les éléments du dispositif initial d’une part, et le mode de gestion des images d’autre part18. En outre, il ne faut pas oublier que la photographie se définit également par le regard de celui qui pose le geste, d’une vision particulière qui donne à voir une situation unique, une « réalité sensible »19. Dès lors, il paraît clair que la photographie ne constitue pas un prélèvement du réel. D’une part, le réel en-soi n’existe pas indépendamment de la conscience humaine et d’autre part, il ne peut s’agir ni d’une saisie, ni d’un prélèvement puisque s’opère « une série de ruptures » pendant le processus de création de l’image, et ce, jusqu’à la réception par un sujet particulier. Si la photo donne à voir une réalité sensible, peut-on alors affirmer que l’image photographique donne à voir « un phénomène particulier par un sujet particulier? »20 Puis, l’image, perçue par un sujet particulier comme un phénomène particulier, devient objet transcendantal, c’est-à-dire insaisissable21. À cet égard, cette affirmation d’Étienne Souriau : « l’art consiste à nous conduire vers une impression de transcendance par rapport à un monde d’êtres et de choses »22 peut certainement se transposer ici.
Qu’advient-il à présent de l’objectivité du document si la connaissance du réel dépend entièrement d’un sujet subjectif? Peut-on alors avancer l’idée que toute photographie est fiction? À cet effet, il importe d’abord de définir le terme. La fiction se présente comme « l’action d’inventer » et de surcroît, ce qui en résulte23. Donc, la fiction « étant par définition inventée donne l’être à ce qui n’aurait jamais existé sans l’acte et l’efficace de l’inventeur. »24 Cela dit, la fiction implique d’emblée l’esprit (imaginaire) de l’artiste ainsi que la réalisation de l’objet d’un côté et de l’autre, la présence d’un sujet percevant. Comme il a déjà été mentionné précédemment, l’image photographique est toujours unique, dépendante du regard qui la fait naître, elle donne à voir une « réalité sensible » qui sera perçue par un autre regard (subjectif). Autrement dit, c’est par le « prolongement de sa présence phénoménale que la fiction prend une existence de représentation. »25 Comme le réel se définit dépendamment de la conscience humaine subjective, le fictif ne peut se définir en dehors de celle-ci. Alors, on peut définir « l’existence fictive comme l’existence dans un univers autre que notre univers matériel, et virtuellement impliquée dans un acte réel de représentation mentale qui a lieu dans notre univers. »26 Est-ce alors prétendre que la fiction n’existe pas en-soi dans l’image photographique ou encore qu’elle existe seulement pour et par le percevant, c’est-à-dire dans son esprit? Dans l’Esthétique de la photographie, François Soulages décrit comment le photographe, par la mise en œuvre qui devient mise en art, produit une fiction dont la réception est fictionnante, c’est-à-dire reproduite phénoménalement par le regardant27. De son point de vue, l’image comme objet, demeure insaisissable, car elle représente un phénomène particulier et conséquemment, on doit réfuter l’idée que toute photographie soit fiction. Mais toute photographie est le lieu des possibilités infinies de fictions, seulement et seulement si, il y a récepteur. Comme le photographe (sujet particulier) qui ne capte pas le réel en-soi, mais un phénomène particulier qu’il donne à voir, le percevant (sujet particulier) ne capte l’image photographique qu’en phénomène particulier.
Il est possible de conclure que le document est « impur et instable »28 tel que le suggère Durand, précisément parce que d’une part, le réel en soi reste inconnaissable et d’autre part, parce qu’il implique toujours un regard subjectif qui participe à la mise en oeuvre. En somme, « la notion de document ne renvoie en aucune façon à un état de nature, elle concerne quelque chose qui est toujours déjà construit. »29 Enfin, l’image photographique n’est ni reproduction du réel, ni le lieu d’une fiction, car l’existence de l’un et de l’autre dépend entièrement du regard qui le fait naître. Comme le dit Jean-Marie Schaeffer « parler de l’objectivité d’une image photographique n’a pas plus de sens que de parler de l’objectivité d’un arbre »30 et parler de la subjectivité n’est possible qu’avec la présence de celui qui la regarde. J’en conclurai que l’image photographique est le lieu d’une présence insaisissable, parce que sensible. Elle donne à voir quelque chose à celui qui sait recevoir.
1 Paul Ardenne et Régis Durand, Images-mondes. De l’événement au documentaire, Paris, Monografik Éditions, 2007, p. 14.
2Ibid.
3 Ibid., p. 12.
4 ISAC, Ionut, « Notes sur la complémentarité, la nature et la recherche du réel », [En ligne] http://www.historycluj.ro/SU/anuare/2008/Continut/art13Isac.PDF , consulté le 1 décembre 2009.
5 Bernard d’Espagnat, Une incertaine réalité : le monde quantique, la connaissance et la durée, Paris, gauthier-villars, 1985, p. 310.
6 Étienne Souriau et Anne Souriau (sous la dir.), Vocabulaire d’esthétique, Paris, Quadrige, 2ième édition, 2004, p. 1130.
7 Ibid., p. 1130.
8 Ibid., p. 1131.
9 Ibid.
10 François Soulages, Esthétique de la photographie, Coll. « Photograhie »,France, Nathan, 1998, p. 76.
11 Ibid., p. 74.
12 François Soulages, op.cit., p. 71.
13 Ibid., p. 76.
14Régis Durand, Le Regard pensif : lieux et objets de la photographie, Paris, La Différence,1990, p. 30.
15 Philippe, Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 153.
16 Régis Durand, op.cit., p. 26.
17 Ibid., p. 62.
18 Paul Ardenne et Régis Durand, op.cit., p. 15.
19 Régis Durand, op.cit., p. 60.
20 Ibid., p. 85.
21 Ibid., p. 87.
22 Étienne Souriau et Anne Souriau (sous la dir.), op.cit., p. 1361.
23 Ibid., p. 741.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 François Soulages, op.cit., p. 87.
28Paul Ardenne et Régis Durand, op.cit., p. 11.
29 Ibid., p. 11.
30 Jean-Marie Schaeffer, L’image précaire, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 83.