Lisabelle Pétrolo-Dargis
L’œuvre dont il sera question dans cet essai se trouve au Musée des beaux-arts de Montréal et fait partie de la collection permanente. La toile peinte par l’artiste aquarelliste Franklin Carmichael en 1927 Rive-Nord, Lac Supérieur1 est présentée dans la section de l’art canadien, plus spécifiquement à l’endroit où sont regroupées les œuvres des artistes du Groupe des Sept, auquel Carmichael appartenait. Au sein de ce mouvement qui émerge dès le premier quart du XXe siècle, on constate que la peinture ne répond pas seulement à une question d’esthétique, elle devient le médium avec lequel l’artiste puisera son expression. L’œuvre devient une interprétation de la réalité et tend certainement à émouvoir le spectateur. Empreinte d’un spiritualisme, l’œuvre renvoie à une vérité invisible, un sentiment de sublime. De plus, l’artiste met en image les bouleversements de l’époque, sa peinture devient l’outil avec lequel il affirme sa foi politique nationaliste et tente de rompre avec le contexte colonial de l’époque, anéantissement de l’authenticité canadienne. Ces quelques pistes de réflexions seront abordées dans cet essai à travers l’œuvre de Franklin Carmichael, une œuvre qui prendra une forme beaucoup plus moderne par rapport à son époque de création.
C’est tout d’abord son évocation sentimentale et sublime qui séduit le spectateur. Elle porte une réflexion immédiate au regard de l’observateur et tente de démontrer plus qu’une simple représentation du paysage. Cette œuvre est empreinte de spiritualisme. L’artiste présente un paysage d’une grandeur surprenante qui tend à démontrer l’infini de cette nature, effet perceptible à travers l’ensemble des œuvres du Groupe des Sept. Charles Hill, conservateur de l’art canadien au Musée des beaux-arts du Canada, affirme dans une étude sur le paysage au Québec entre 1910-1930 que les artistes du Groupe des Sept « se fondent sur une conception qui fait de la nature un lieu où l’homme peut accéder aux valeurs spirituelles fondamentales qui transcendent la réalité matérielle.»2
L’artiste utilise une juxtaposition de couleurs traitées en bandes pour ce qui est de l’arrière-plan. Au premier plan, il présente des arbres plutôt abstraits, nus, sans écorce et sans feuille, des troncs menus dépouillés de branches et qui arborent des couleurs d’un ton bleu-gris. Ces arbres se découpent d’un fond montagneux verdâtre, signe de végétation, qui présente dans ses creux des lacs séparés les uns des autres. Le ciel suit les mêmes ondulations et orne quelques montagnes lointaines d’un coloris bleuté. L’horizon est agrémenté d’une couleur aqua très pâle qui rappelle la coloration des rochers au-devant des arbres, un espace qui semble tendre vers l’infini.
Dans La Presse parue le samedi 18 avril 1936, il est possible de lire un article écrit par Reynald, critique d’art de l’époque qui décrit quelques unes des composantes visuelles de l’œuvre et appuie l’idée que l’œuvre de l’artiste est marquée par un sentiment de sublime : « Franklin Carmichael met beaucoup d’espace et de gris dans ses descriptions; il persiste à créer des montagnes en grosse toile; mais il atteint souvent à une belle aération, à des effets palpables de vent, à des harmonisations habiles.3 » Cette affirmation démontre à quel point le peintre réussit à faire ressentir au spectateur la présence de la nature. Il reste qu’être peintre du Groupe des Sept signifie faire un art qui soit plus moderne que les œuvres de l’époque qui sont plutôt dominées par l’académisme, le conservatisme et le colonialisme4.
On assiste ainsi à travers l’œuvre de l’artiste à une évolution de l’esthétique picturale. Son œuvre démontre une utilisation inusitée de la couleur et du traitement du sujet. L’artiste ne tente pas d’imiter fidèlement un paysage sous l’emprise des règles académiciennes, mais y insuffle sa présence comme génie créateur et non seulement tel un interprète de la nature. Les formes sont donc plus imaginatives, intuitives et regorgent d’une évocation subjective.
Le travail artistique de Franklin Carmichael se situe dans une toute nouvelle visée idéologique pour l’époque : « On assiste, par l’intermédiaire des clubs et des divers regroupements, à la diffusion d’un discours culturel nationaliste qui essaie de se démarquer du contexte colonial.5 » Par cette appartenance au Groupe des Sept, non seulement Carmichael se démarque de l’art de son époque, mais il fait aussi l’affirmation d’une position politique dans le débat de l’indépendance du Canada. Esther Trépanier, qui se spécialise dans l’étude de l’art québécois et canadien des premières décennies du XXe siècle, explique très clairement le contexte politique délicat dans lequel évolue le Groupe des Sept. Elle met en relation l’œuvre et son contexte historique « Dans les années 1920, la gauche, tant communiste que sociale-démocrate, lutte pour l’indépendance du Canada contre les impérialismes britannique et américain. Le Groupe des Sept, avec ses prétentions à représenter une voie authentiquement canadienne, avec sa volonté de démocratisation d’un art national, touchait aussi une corde sensible au sein de cette gauche.6 »
L’œuvre de Franklin Carmichael Rive-Nord, Lac supérieur démontre ainsi une appartenance au paysage national canadien. Il peint le Nord canadien en y insufflant une impression de firmament au sein du paysage. Cette utilisation exclusive de couleurs froides et cette curieuse atmosphère quelque peu sombre semblent aussi tenir un discours sur la mort de la nature. Il ne faut pas oublier que l’œuvre fut créée lors de l’Entre-deux-guerres une période marquée par l’effervescence de la nouveauté qui souvent se développe au détriment de la nature, comme on le constate avec la création des chemins de fer dès la fin du XIXe siècle. L’œuvre démontre aussi une influence morale sur l’individu de l’époque. Il semble que dans son œuvre, l’interprétation de cette visée morale est perceptible par la présence de ces arbres dépouillés de tout signe de vie. Est-il possible que l’artiste tente de démontrer que la mort de la nature est inévitable si l’homme persiste à la détruire?
Pour conclure, on constate effectivement que l’œuvre de Franklin Carmichael démontre très bien comment l’artiste utilise son art pour émouvoir le spectateur face à une nature sublime. Cette nature devient le lieu idyllique pour l’artiste, qui au sein de son œuvre, prend une position politique pour défendre l’indépendance du Canada. Ce sont des caractéristiques présentes dans de nombreuses œuvres du Groupe des Sept. Ce groupe de peintres marquera grandement l’émergence de l’art canadien au début du XXe siècle. La présence de cette œuvre dans l’exposition permanente du Musée des beaux-arts de Montréal est un jalon important pour l’identité canadienne, elle représente pour l’artiste, une grande bataille idéologique.
1 Rive-Nord, Lac supérieur, 101,5 X 121,7cm, huile sur toile
2 HILL, Charles. Le paysage au Québec, 1910-1930: un genre aux multiples enjeux, p. 14
3 Reynald, « Les sept auront aéré notre art », La Presse, 18 avril 1936.
4 LACROIX, Laurier, Peindre à Montréal, 1915-1930, Galerie de l’UQAM / Musée du Québec, 1996, p. 55.
5 LACROIX, Laurier, Annales d’histoire de l’art canadien, Ombre porté, notes sur le paysage canadien avant le groupe des Sept, Vol. 13, no.1, 1990, p. 7
6 TRÉPANIER, Esther, « Le milieu de l’art et les premiers combats contre la tradition », Peinture et modernité au Québec, 1919-1939, Québec, Nota bene, 1998, p. 32.