Par Julie Riendeau
Suite narrative, voire cinématographique, l’œuvre photographique de Janie J. Fort évoque un au-delà passéiste, un univers atmosphérique et irréel, et pourtant il s’agit bien d’un cliché capté par l’appareil mécanique. En page couverture, vous observez l’une de ses créations. Dominée par un inquiétant sfumato, présentant un contenu figuratif incongru, la photographie montre une femme assise sur une chaise posée sur une flaque d’eau au milieu d’un décor automnal austère; le sol est rocheux, les arbres dépouillés et la protagoniste, nous faisant face, semble regarder le spectateur mais il ne saisit pas son regard brouillé par la facture vaporeuse de la photographie. Cette femme, c’est l’artiste, mise en scène au sein d’un lieu qui lui est familier, évoquant et réanimant souvenirs oubliés ou non. La photographie, ici, n’agit pas à titre de document, c’est une œuvre en soi, teintée par la subjectivité de l’artiste, mais paradoxalement objective par la passivité affirmée et intentionnelle de l’artiste.
Il s’agit d’une composition dont les couleurs atténuées et les tonalités de gris dominent. Le centre est marqué d’un zip ouvrant sur un bleu cyan, plein, saturé, tel un rappel de l’irréalité du contenu présenté en diptyque, tout en créant un hiatus narratif, une brève pause brisant le lourd silence ambiant. Telle une ouverture sur un monde dominé par la couleur primaire, pure et brillante, l’entaille opère à titre de blessure pour l’image qui incarne sans doute un moment émotionnellement intense. Du moins, c’est ce que l’image exhibe : une nostalgie douloureuse. Presque en noir et blanc, elle semble effectivement renvoyer à un instant d’un passé lointain qu’il ne faudrait pas négliger. Le traitement du cliché évoque la dégénérescence et la dégradation.
Certes mis en scène, le passé dressé fut existant, un instant où l’artiste, vêtue de sa robe de graduation, chaussée de ses Dr. Martens, s’assit sur une chaise trouvée sur les lieux, placée au centre d’une flaque d’eau, sans intervenir sur le montage. Que le contenu figuratif ait été orchestré ou non, il accuse un réalisme émotif prenant. Le spectateur pressent un certain danger pour la figure représentée, il éprouve un inconfort à la contempler, il s’entrevoit voyeur de cette scène menaçante pour la protagoniste. Ces potentialités émotives sont engendrées par la mise en relief de particularités propres au médium photographique. Janie J. Fort maîtrise son champ de compétence, la photographie, et met à profit la manipulation du média dans le dessein de créer des ambiances intrigantes. Reflets et rayonnements lumineux, empreintes des produits chimiques utilisés, poussières, tout est conjugué afin d’oblitérer le contenu figuré.
L’image est réalisée au sténopé sur de la pellicule polaroid agrandie en chambre noire. Elle fait partie de la série Réminiscence, réalisée entre 2009 et 2010, à Rouyn-Noranda. L’artiste explique que le projet s’inspire de considérations autour de la question de la dégradation de la mémoire. Le projet s’articule tel un album souvenir rappelant la disparition et l’oubli, mais son insertion dans un corpus mémoriel agit à titre d’immortalisation. Les présences figurées en une même série disparaissent pour réapparaître selon les photographies, certains motifs sont récurrents, des scènes reprises sous des angles différents, le tout, toujours exposé au spectateur chez qui se déclenchent angoisse et inquiétude.
Laissant le hasard y faire œuvre, les images proposées par Fort opposent d’une part, une volonté d’extraction de la main de l’artiste et d’autre part, la subjectivation générée par les traces matérielles. Laissées derrière elle comme marques de son passage sur le cliché, ces dernières accentuent paradoxalement la présence immatérielle de l’artiste par une incarnation plastique au sein même de l’image captée; une grande part de subjectivité entre en jeu dans ce qui peut potentiellement être considéré objectif : la photographie. En effet, ce procédé amène l’abandon du regard de l’artiste au profit de celui de la caméra, Fort travaillant la prise de vue à l’aveugle et conservant les cadrages des négatifs obtenus. L’artiste ne retouche pas l’image, n’intervient pas, elle accepte, subit le hasard, les imperfections de la technique, elle accueille l’imprévu dans son art, passivement.
Cette passivité de l’artiste n’entre pas seulement en jeu dans le processus de production, mais aussi au niveau interprétatif. En entrevue, elle m’explique qu’une fois exposée, l’œuvre ne lui appartient plus et qu’il est au tour du spectateur d’interpréter ce qu’il y observe. Donc, malgré son retour sur des lieux lui étant familiers et la recréation fictive des atmosphères évocatrices d’une thématique passéiste, elle abandonne l’interprétation du sujet représenté au spectateur dorénavant libéré de la contrainte sémantique. Confronté qu’à l’ambiance sensible, il ne s’attarde pas au contenu des images, mais à l’émotion qu’elles engendrent chez lui. Muni du potentiel d’exégèse unissant les représentations entre elles, le regardant se transpose dans un univers qui diffère de celui de l’artiste.
Fort parle d’un album souvenir, d’un récit cinématographique, mais il peut tout autant constituer un rêve dont seules certaines parties demeurent visibles, immortalisées par l’appareil photographique. La chambre noire, l’esprit, interprète en de nouvelles images mentales, le visible. Le vu et l’imaginé dialoguent, sont rapprochés comme chez Freud pour qui «les excitations de la perception […] transitent par des systèmes de souvenirs variés et successifs, un peu de la même manière que les lentilles d’un objectif, […] la mécanique du boîtier, déforment ou préforment les excitations lumineuses qui le pénètrent et le traversent avant d’atteindre le fond1». C’est en ces paroles que les interventions chimiques, issues du hasard et de la pratique de Fort, qui met à profit les accidents et les coïncidences, prennent sens; l’appareil photographique exacerbe, par la mise en forme matérielle, les images de l’appareil psychique, en incarnant des souvenirs que l’artiste rend elle-même mémoire par la facture effacée et évanescente qu’elle confère aux clichés.
Fort travaille présentement sur différents projets, dont la mise en récit d’une suite panoramique de photographies, en livre. Soumis au casse-tête de l’assemblage, celui-ci invitera au déplacement du lecteur dans sa manipulation. De page en page défileront les successions d’images. Le trajet sémantique du spectateur ne s’effectuera donc plus physiquement par un déplacement de photographie en photographie le long des murs de la galerie; il deviendra lecteur d’images et manieur de leur support. L’œuvre prend sens toujours sous forme de parcours interprétatif, mais l’acte pour y parvenir mutera. Le témoin, dorénavant lecteur, possèdera entre ses mains le protocole dont le potentiel narratif prendra une toute nouvelle forme par le caractère atemporel de son acquisition. Au fil du temps, il se réappropriera la série, lui assignant une nouvelle signification alors que son exposition temporaire, en galerie, ne permettait pas ce dédoublement sémantique.
La représentation ne constitue pas le centre de la pratique de Fort; non seulement le sens est-il abandonné au spectateur, ou au lecteur, mais sa pratique évolue vers l’extinction du figuratif par la mise en évidence du matériau photographique. L’évacuation de la transcription photographique est laissée au profit de l’accident, du hasard, de tout ce qui ne l’appartient plus. Janie J. Fort subit le rêve de son œuvre.
Vous pouvez visiter l’Usine C à partir du 8 mars 2010 pour y découvrir l’ensemble de la série Réminiscence, ainsi que le site web de l’artiste janiejfort.com.
1 Philippe Dubois, L’acte photographique, Paris, Nathan, 1990, p. 275.