Trois espaces, quatre expositions en concomitance, une collaboration avec Eduardo Ralickas et toujours autant de poésie visuelle, voilà ce qu’a proposé Raymonde April en présentant Équivalences 1-4 du 9 janvier au 13 mars 2010. D’une part au Belgo, la galerie Donald Browne et Les Territoires, se faisant face, présentaient respectivement Équivalences 1 et Équivalences 2, et d’autre part chez Occurrence prenaient place Équivalences 3-4, la dernière étant une vidéo. Dans le feuillet d’exposition, Ralickas fait part de la démarche de ce projet qui pense l’œuvre d’April comme une mise en espace des photographies s’apparentant au langage. Traitant chaque série exposée à la manière d’un énoncé visuel dans lequel se met en place une grammaire propre à l’artiste, Ralickas et April ont tenté de rendre ces quatre énonciations équivalentes, d’où le titre des expositions. Si les séquences photographiques n’ont pas su se conformer pleinement au concept que le duo a cherché à leur imposer, le résultat apparaît tout de même comme une œuvre complexe, forte d’une démarche réflexive sur la sérialité photographique.
Dans les différentes séries, des images se rappellent l’une et l’autre, créant une récurrence des lieux et des personnages qui se retrouvent dans différentes photographies. Lorsqu’on visite les expositions, ces rappels visuels donnent lieu à des impressions de déjà-vu qui activent la mémoire et demandent la participation du spectateur. En fait, dans l’ensemble des expositions se retrouvent deux familles de photographies à la parenté bien précise, d’une part, celles qui représentent une chambre noire maison et, d’autre part, celles qui on été prises lors d’un séjour en Chine. Par exemple, dans Équivalence 1, une photographie présente une vue du chantier de construction du stade olympique de Pékin derrière un espace de gravier vide ponctué de drapeaux colorés. Puis dans Équivalences 2, se trouve une photographie, prise d’un autre point de vue, de ce même chantier devant lequel s’entassent les badauds qui posent pour des souvenirs instantanés. Smog, arbres dénudés et sol en chantier donnent un air délavé à ces deux photographies qui se répondent et se complètent dans la mémoire des visiteurs, telles deux pièces d’un même casse-tête qui s’assemblent sans vraiment s’emboîter. C’est alors l’imaginaire qui tisse le lien entre les deux. Aussi, à l’instar des souvenirs qui surgissent à l’esprit en résistant à la linéarité du temps vécu, les photographies de la chambre noire se présentent sporadiquement dans les différentes séries pour que se construise une ambiance du lieu dans l’imaginaire du regardant.
Tout comme l’univers que Raymonde April a composé au cours des trente dernières années, des paysages, des natures mortes, des portraits, des photos trouvées, des intérieurs et des photos de groupe constituent ces Équivalences. On y reconnaît le travail d’ambiance d’April qui va de la poésie de l’instant suspendu et incertain, comme ce portrait rapproché d’une femme qui semble au bord de l’éternuement, jusqu’aux paysages limpides dans lesquels les espaces vides s’emplissent d’une densité méditative, en passant par des intérieurs habités de fenêtres, de rideaux ou d’autres objets d’un quotidien lent. Ici un bol d’eau où flottent d’éparses rognures de radis, là une robe verte et un veston beige suspendu à un cintre fixé à la corde à linge surplombant une ruelle, ou encore une photo trouvée de baigneurs dans des sources chaudes sur un rocher dominant la mer. Ces instants captés par la photographie retiennent la contemplation du spectateur dans des espaces-temps énigmatiques et familiers à la fois, paradoxe d’où se dégage une poésie visuelle propre au travail d’April.
Par ailleurs, si des liens se tissent plus précisément autour des lieux tels que la Chine ou la chambre noire, c’est dans la mise en série de l’ensemble des photographies que s’entrelacent des affinités non pas du contenu des images, mais plutôt des ambiances qui s’en dégagent et des compositions formelles qui s’y voisinent. Soit par contrastes de photographies qui s’entrechoquent dans leurs juxtapositions ou bien dans l’harmonie de leurs rapports visuels créant une fluidité entre les images, c’est bien dans cet art de la mise en espace des photographies, si bien peaufiné et renouvelé par Raymonde April dans son cheminement artistique, que ces Équivalences tirent toute leur force évocatrice. Plus que dans le contenu des images, c’est dans l’espace entre les images que la perception du spectateur se trouve interpellée. Dans Équivalence 1, par exemple, un paysage de bord de mer rocheux baigné dans la brume est suivi d’un portrait de groupe aux figures figées dans un mouvement de surprise sur une plage de galets ensoleillée, puis vient un paysage industriel qui forme une perspective au point de fuite bien centré. Si l’on peut retrouver le rapport de la mer entre les deux premières images, ce sont deux mers aux ambiances opposées. De plus, si la figure humaine est absente de la première, elle est le sujet de la deuxième. La troisième photographie s’inscrit alors en rupture brutale avec les deux précédentes, dans un paysage peuplé de briques et de béton. Ces rapports constants de continuité et de rupture entre les photos que l’on retrouve dans les Équivalences produisent un parcours visuel accidenté dans la perception qu’a le spectateur des différentes séries.
Avec l’exposition Équivalences, Raymonde April explore un univers qui va au-delà de l’intime, sujet qu’elle a approfondi dans ses œuvres antérieures. Cette fois, son appareil photo se dirige un peu plus vers l’inconnu, mais c’est dans la vidéo que la famille, les amis et les paysages du Bas-Saint-Laurent reviennent en force, tout en y côtoyant ces explorations lointaines que sont la Chine, l’Espagne ou New York. Équivalences 4 est une vidéo de 18 minutes dans laquelle on revoit des images aperçues sur les murs des galeries, mais en mouvement dans ce cas-ci. Cette vidéo agit à la manière d’un émulsifiant qui apporte une cohésion, mais aussi des mouvements et du son, à l’ensemble des Équivalences. Et dans cette projection, le son qui colmate et chevauche les images : du bruit hypnotique du vent dans le micro jusqu’à la musique du piano, en passant par un gramophone qui fait tourner les images.
Dans cet imposant projet d’expositions, la mémoire du spectateur est interpellée par des images qui se répondent d’une galerie à l’autre en faisant ressurgir les mêmes lieux, les mêmes personnages, créant ainsi un espace dans l’imaginaire où les souvenirs se rencontrent sans cohérence linéaire. Les contenus des photographies évoquent des scènes qui semblent familières, mais aussi des lieux qui paraissent étrangers, et c’est dans cette imbrication du même et du différent que l’on retrouve la poésie visuelle propre à l’artiste. Par ailleurs, avec la mise en série, c’est dans les interstices entre les images que des jeux de contrastes et d’harmonies peuvent être perçus par le spectateur tout au long de son parcours. C’est donc une réflexion portant sur toute la complexité qu’implique le travail de la série photographique qu’ont offert April et Ralickas avec les expositions Équivalences.