Alexia Pinto-Ferretti
L’artiste franco-algérien Niane Naïane présentait du 1er au 25 septembre 2010 à la Galerie Luz à Montréal une exposition solo de photographies plasticiennes nommée Bethsabe Memories. Cette exposition qui s’est arrêtée depuis 2009 à Paris, Bruxelles et Barcelone était constituée de onze photographies montrant une femme à l’aspect flou et insaisissable. Naïane, dont la pratique artistique plasticienne est assez nouvelle, propose spécifiquement dans ce travail de multiples réflexions sur Bethsabée, un personnage biblique de l’Ancien Testament. La démarche artistique de l’artiste, qui s’inspire de diverses influences de l’art visuel, de la littérature et de l’architecture, se penche à travers des explorations esthétiques sur ce que l’homme produit et pense en tant que « faiseur de culturei ». Niane Naïane, qui a été formé à Paris et Bruxelles autant en art que dans les domaines de la communication visuelle et de la philosophie, s’intéresse dans Bethsabe Memories aux liens existant entre la création contemporaine et le patrimoine artistique, religieux et historique de l’humanité. L’artiste, dans cette exposition, questionne autant notre mémoire collective que la nature humaine à travers des créations photographiques interprétant un épisode de la tradition religieuse. Le fait religieux pour Naïane, qui qualifie sa démarche de laïque, doit donc être compris dans le cadre de l’exposition Bethsabe Memories comme une source de réflexion sur l’être humain pouvant sans cesse être actualisée.
Des photographies plasticiennes
Le but de Niane Naïane dans son exposition était, en plus de questionner la mémoire humaine, de renvoyer l’observateur à un univers graphique proche de la peinture. La technique de l’artiste se développe à travers un processus de plusieurs étapes où ses images sont modifiées à un point de vue plastique et optique. Ces transformations donnent ainsi de nouveaux mouvements aux images originelles qu’il capture par la suite photographiquement une seconde fois. On remarque dans ces photographies plasticiennes d’abord le corps ou le visage du modèle qui sont flous et semblent presque s’effacer en raison des rayures et des taches de couleurs que Naïane intègre au premier plan. Les photographies donnent aussi l’impression d’avoir emprisonné un mouvement empreint d’une certaine sensualité, qui semble présent, mais déjà presque insaisissable. Ces images métamorphosées aux caractéristiques visuelles des plus intrigantes créent donc un ensemble pictural énigmatique, voir « spectralii » où il est possible de reconnaitre un sujet féminin aux traits imprécis et semblant encastré dans un mouvement non-fini.
L’histoire de Bethsabée
Naïane précise en entrevue que c’est après avoir pris des photographies de son modèle que le souvenir de l’histoire de Bethsabée s’est imposé par lui-même à sa mémoireiii. Bethsabée est un personnage biblique mentionné dans le deuxième livre de Samuel au chapitre 11 de l’Ancien Testament. L’histoire raconte que David, le roi d’Israël, vers le 10e siècle av. J.-C., en apercevant un soir à la dérobée Bethsabée prendre son bain, en tombe amoureux, malgré le fait que cette dernière soit mariée à un de ses soldats nommé Urie de Heteen. David et Bethsabée ont ainsi une histoire passionnelle et adultère qui s’officialise dans le sang lorsque David organise la mort du mari de son amante. Le couple a un premier fils qui meurt après une semaine et dont le prophète Nathan interprète le décès comme résultant d’une punition divine contre l’adultère et le meurtre. Bethsabée donne par la suite naissance à un deuxième enfant, Salomon, futur roi d’Israël et qui continua la lignée messianique dans la tradition juive.
Naïane a été inspiré par cette histoire car elle symbolise selon lui les différentes contradictions des êtres humains; capables de vivre simultanément dans l’amour et la haine. L’histoire de Bethsabée dans l’exposition s’avère donc être la constatation d’une humanité faillible, mais s’insérant fondamentalement dans un processus évolutif.
Au nom de la mémoire
Niane Naïane déclarait en entretien que le but de sa réflexion artistique sur l’histoire de Bethsabée n’était pas d’illustrer, comme on pourrait le penser, un personnage biblique, mais plutôt de convoquer une figure mythique à la mémoire collective et personnelle de chacuniv. C’est d’ailleurs pour démontrer qu’il n’est pas dans un processus illustratif qu’il a modifié l’orthographe de Bethsabée dans le titre de son exposition en Bethsabe. Naïane, qui s’intéresse depuis 2003 aux rapports existant entre la culture moderne et classique, cherche par cette exposition à questionner notre mémoire commune à travers l’histoire religieuse, qu’il considère comme une production culturelle de l’humain et un signe de civilisationv. Cette lecture par la mémoire que l’artiste suggère au spectateur vise non pas à donner une leçon morale, mais propose plutôt un questionnement sur les différentes caractéristiques de la mémoire humaine, en perpétuel changement.
Une esthétique du mirage
La manière dont sont présentées les photographies de l’exposition Bethsabe Memories réfère aussi au fonctionnement de la mémoire; la figure principale, soit le visage et le corps du modèle, est indéfinie et fuyante tout comme l’est un souvenir qui apparait et repart abruptement dans notre esprit. Naïane propose à l’œil certes une lecture de mémoire, mais aussi une lecture dans le temps où ce « qui tend à apparaitre dans la lumière, plutôt qu’à être défini, se désintègre, tandis que ce qui est dans l’obscurité se précise en disparaissantvi ». Les photographies sont ainsi semblables à un souvenir qui, flou lorsqu’on l’aborde au premier regard, se précise lorsqu’on l’analyse de plus près grâce aux micros détails du premier plan. Les photographies plastiques de l’exposition donnent ainsi l’impression d’être toujours dans un mouvement de transition entre ce qu’on aurait pu s’attendre à voir et ce qu’on a l’impression de voir réellement.
Michel Doussevii, qui préface l’exposition dans un texte intitulé « Métaphore, métamorphose et mirageviii », aborde ce phénomène du mirage dans l’approche plastique de Naïane en le liant à la poésie arabe préislamique. Les photographies de l’exposition lui évoquent en effet cette figure féminine de la culture des Bédouins, inaccessible et insaisissable dont la trace s’évanouit peu à peu dans le sable. En ce sens, il précise que dans l’étymologie de la langue arabe, le féminin est assimilé à la notion de trace ou de creux qui symbolise autant une ancienne présence, mais surtout une absence. Le travail de Naïane dans cette optique rappelle ainsi le souvenir de cette femme, soit Bethsabée, qui s’entrevoit dans les photographies à travers les empreintes déformées de sa présence. Les images de Bethsabée, dans ce cas archétypes de l’insaisissable féminin, deviennent donc des mirages où on pressent par notre mémoire une figure de femme qui se désintègre et s’éloigne lentement en emportant ses secrets.
Pluridisciplinarité et francophonie
Lors du vernissage de l’exposition Bethsabe Memories à Montréal, Niane Naïane a invité onze écrivains et blogueurs québécois à lire un poème qu’ils avaient préalablement écrit sur l’une des photographies de Bethsabée. Fortement intéressé par le regard des autres, Naïane voulait créer un dialogue avec des artistes de pratiques différentes, mais aussi observer comment son sujet de recherche plastique, la mémoire, pouvait toucher les gens. Son double héritage culturel en tant qu’Algérien et Français l’influence particulièrement dans sa dialectique artistique en l’obligeant justement à ne pas se contenter d’un seul état des choses, ou d’une essence unique. En entrevue, l’artiste dit qu’il « se vit comme un métissage et qu’il continue à explorer les nuances, les différencesix ». Naïane s’inscrit donc par l’exposition dans un processus de recherche universelle qui se base entre autres sur la richesse des échanges entre des artistes de la Francophonie.
Donc, Naïane dans l’exposition Bethsabe Memories explore de façon inédite la thématique de la mémoire qu’il traite comme un véritable champ de recherche artistique ne fournissant pas des réponses, mais soulevant plutôt diverses interrogations sur le souvenir humain. Les photographies de l’exposition fonctionnent comme la mémoire, ou même comme un mirage, qui s’avère souvent grâce à notre propre imagination, inexact et magnifié. Ainsi, l’exposition propose un ensemble définitivement énigmatique qui capture des moments de Bethsabée se désintégrant et s’effaçant lentement au fil des clichés photographiques.
Dans le cadre du Mois de la Photo 2011, Niane Naïane viendra présenter à la Galerie Luz une deuxième exposition de photographies sur le thème de la lucidité.
Pour voir les photographies de Bethsabe Memories : http://www.niane-naiane.org/
i Information tirée d’une entrevue avec Niane Naïane dans le cadre de l’exposition Bethsabe Memories, fait par Alexia Pinto Ferretti, le 25 octobre 2010.
ii Ibid.
iii Ibid.
iv Ibid.
v Ibid.
vi Ibid.
vii Michel Dousse est docteur en histoire des religions à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV) et membre de l’Institut de Recherches pour l’Étude des Religions.
viii DOUSSE, Michel, Métaphore, métamorphose et mirage, Paris, aout 2010, 2p.
ix Op. cit., entrevue avec Niane Naïane.