Érick Doucet
Si les textes à l’étude en histoire de l’art nous confrontent rapidement à la subjectivité comme instrument narratif, cette confrontation met de l’avant le contrat de lecture entre le lecteur et l’auteur. À l’aide de quelques exemples de textes fondateurs, nous examinerons de plus près ce contrat de lecture, tout en jaugeant le poids de la subjectivité à l’intérieur même de l’écriture de cette discipline historique, et ce, afin d’ouvrir la voie pour une étude de textes écrits plus récemmenti.
Lorsque Pausanias, dans sa Description de la Grèce, discourt sur le rocher de la Sybille, ainsi que sur la Sybille elle-même, son écriture est d’abord et avant tout motivée par un souci de préservationii. Il sent le patrimoine grec glisser aux mains des riches romains, nouveaux maîtres du monde. Si le patrimoine physique des œuvres d’art grec est appelé à disparaître, ou du moins à être disséminé par une poigné d’amateurs plus ou moins avertis, son projet est d’en permettre une survivance littéraire. Son écriture, telle une démarche muséale avant la lettre, souhaite conserver la mémoire des œuvres par l’écrit. Pour ce faire, il rédige ni plus ni moins qu’un guide touristique destiné à ces heureux pilleurs que sont les romains contemporains de Pausanias. Afin d’apprécier sans moue boudeuse les écrits de Pausanias, le lecteur doit accepter le contrat de fiction implicitement proposé par l’auteur. Ce même lecteur est invité à croire en la bonne foi de Pausanias. C’est dire qu’il doit considérer comme exacte la description physique et géographique des lieux, comme il doit se persuader de la qualité des descriptions des œuvres qui s’y trouvent. Le deuxième effort du lecteur est aussi exigé de façon implicite. Lorsqu’il lit qu’une Sybille y a rendu des oracles, et ce avant la guerre de Troie, le pacte fictionnel devient plus que nécessaire. Croire que Zeus en personne a visité l’endroit ou que la Sybille était promise à Apollon reste à la discrétion du lecteuriii. Cependant, les affirmations de Pausanias surpassent ici le pacte fictionnel entre le lecteur et l’auteur, puisque ce pacte assume entièrement la subjectivité de son propos en affirmant comme vraie la présence et l’intervention des dieux. Ce qui ne va pas sans modifier la perception ou l’appréciation des objets d’art qui s’y trouvent. Un lecteur contemporain à nous, loin de ces croyances et plutôt tiède aux charmes comme aux caprices des dieux, ne s’en trouve pas moins devant l’étalages de pièces sacrées. La subjectivité dans l’écriture de Pausanias est alors efficace à ce point qu’elle transforme une curiosité archéologique et artistique en pièce tout à fait unique. Une réplique, même aussi ancienne, de la tête en bronze de bison offerte par le roi des Péoniens, Dropios, ne pourrait jamais atteindre la valeur, symbolique comme monétaire, de la pièce originale. Pausanias nous a convaincu du caractère sacré de la pièce, et ce, indépendamment de nos convictions personnelles face aux dieux de l’Olympe. L’exemple de la pierre de Chronos comme les autres monuments décrits par Pausanias démontrent l’efficacité et le pouvoir lubrifiant de la subjectivité dans la pratique historique de l’art.
Nous avons choisi de nous pencher sur le cas de Pausanias, mais la même démonstration suivie de conclusions semblables est envisageable avec beaucoup d’autres auteurs. Imaginons un instant que nous examinions La galerie de tableaux de Philostrate : la place que la subjectivité occupe dans la pratique de son discours se définit essentiellement par ses limitesiv. C’est donc dire que sa stratégie rhétorique repose sur l’utilisation juste de cette dernière. Pour que le lecteur soit convaincu non seulement de l’existence des œuvres (probablement imaginées) mais de l’intérêt qu’elles peuvent susciter, l’auteur use d’une astuce pédagogique d’une efficacité monstre : les œuvres pour lesquelles l’auteur se livre à un ekphrasis sont expliquées aux enfantsv. Cela permet à Philostrate d’embrasser largement son sujet, de n’omettre aucun détail. Si cette stratégie (stratégie qui se transforme en devoir pour l’auteur et nous disons devoir puisqu’il s’adresse à des enfants) insinue au lecteur que les œuvres non seulement existent, mais sont dignes d’intérêt, cette stratégie est doublement efficace puisqu’elle lui permet de décrire les œuvres longuement lorsqu’il se livre à l’ekphrasis. De plus, cela l’autorise à interpréter les œuvres ! Les interpréter justement parce qu’il s’adresse à des enfants, des non-spécialistes oserons-nous dire. La subjectivité, chez Philostrate comme chez Pausanias, est telle une ossature souple et mouvante qui façonne le discours de l’intérieur, se durcissant au besoin afin de soutenir la véracité des textes tout en s’adaptant aux raccourcis intellectuels nécessaires pour l’appréciation de ces écrits. L’usage de la subjectivité ne nous semble nullement éprouver ces cas de figures, bien au contraire : elle les fortifie. Ceci nous incite à examiner un cas où la subjectivité perd sa crédibilité en péchant par l’excès.
Caligula et le mythe romantique de l’artiste fou
Jusqu’à présent, nous nous sommes concentrés sur deux cas dont la subjectivité participe positivement du contrat de lecture. Penchons-nous à présent sur les limites de son pendantvi. La subjectivité – bien dosée, pour dire les choses ainsi – permet au lecteur de souscrire au contrat de lecture, contrat qui assouplit la transmission du savoir et des idées dans un climat de crédulité. Non pas une crédulité abusive, mais une crédulité simulée qui ne soustrait pas le plaisir de lecture avec le couperet du doute systématique. Que le lecteur accepte le pacte de lecture ne le rend pas aveugle aux possibles abus des auteurs.
Le contre exemple le plus éloquent que nous avons déniché est celui de la biographie de Caligula par Suétone. La pratique de l’historien permet au lecteur de s’imaginer un portrait singulièrement étonnant de ce jeune empereur artiste (ou empereur fou, puisque dans la littérature antique les deux semblent synonymes)vii. Nous passons ensuite de l’étonnement à la surprise lorsque nous observons les trois grands « traits de caractère » attribués à Caligula : il est fou, insomniaque et obsédé par l’immortalité. Un artiste moderne quoi ! Ce qui ajoute au remarquable de la chose est que ces traits semblent réellement avoir été récupérés par le discours romantique. À l’époque de Caligula, ces « traits de personnalités » sont présentés, et c’est le moins qu’on puisse dire, comme étant contre-productifs à l’exercice de ses fonctions. Par contre, à l’époque de Blake et de Goya, et peut-être jusqu’à nos jours, ces « traits de personnalités » sont devenus les vertus nécessaires à un artiste qui projette l’élaboration d’une œuvre digne de ce nom. Quel bouleversement, quelle révolution ont permis un tel volte-face? L’empereur Caligula, par ses démonstrations audacieuses du génie militaire romain comme par son éloquente impudence, a choqué ses contemporainsviii. Pouvons-nous établir un parallèle avec la virtuosité de l’artiste romantique ? Nous le croyons. La fascination du troisième césar pour les principautés orientales et son mépris des sénateurs (des aristocrates), son arrogance devenue proverbiale et ses colères théâtrales ont définis les contours de sa légendeix. L’artiste romantique, par ses excentricités, suit le ce modèle en quelque sorte. Mais par un curieux phénomène, la folie est devenue chez lui vertu. Le mythe de l’artiste fou semble s’être ancré au dix-neuvième siècle, simultanément avec l’évolution du statut de l’artiste, et cela ne peut être un hasard. Si à la Renaissance l’artiste est passé d’artisan à intellectuel, il est devenu indépendant et seul maître de sa création au dix-neuvième siècle. Séquelle directe de la révolution industrielle, période où les marchands ont remplacé les mécènes, période où les commandes princières ont été remplacées par les achats d’une bourgeoisie montantex. L’artiste romantique s’est-il caché sous le masque de l’artiste-empereur-fou afin de conserver sa nouvelle, et relative disons-le, autonomie. C’est ce lien que nous voulions tisser avec la pratique de l’histoire discutable d’un Suétone et notre propos, celui de la stratégie narrative. Stratégie dont la réussite dépend entièrement de l’usage et du respect des limites de la subjectivité.
L’insomnie, comme le désir d’immortalité, font désormais parties de l’étiquette de l’artiste romantique. Il semble que l’extrême acuité, l’éveil perpétuel qu’est l’insomnie, ait été perçue comme un symptôme parmi d’autres de l’esprit malade de l’empereur artiste. Cependant, chez le romantique, les longues nuits de tourments semblent s’intégrer, voire être au centre de la recette créatrice. Il en va de même pour le désir d’immortalité : un empereur qui se couvre d’apparats théâtraux afin de personnifier un dieu est perçu comme fou. L’artiste qui travaille sans relâche à son autopromotion, qui confond son geste créateur avec la genèse cosmique répond positivement aux exigences de son statut. Il fait ou il est ce qu’il semble convenu qu’il fasse ou qu’il soit !
Nous arrêterons de décliner des exemples puisque l’objet de notre réflexion n’est pas le statut de l’artiste, mais bien la subjectivité dans la pratique de l’histoire de l’art. Cette subjectivité donc, a-t-elle épuisé ses limites en servant autant à gauche qu’à droite, en servant tous les maîtres qui ont su la manier ? Ou au contraire, a-t-elle démontré que son emprise est autre que viscérale, qu’elle participe pleinement de la logique narrative même ? À la lumière des exemples déclinés, nous croyons, qu’en tant qu’outil (comme soutient narratif), la subjectivité sert à la transmission du savoir. Cependant, lorsqu’elle quitte la fonction narrative et devient politique, elle perd tout son intérêt (entendre son efficacité). Nous croyons que la meilleure façon d’aborder la subjectivité est de détailler les exemples qui l’incarnentxi. Nous espérons, avec l’aide des exemples déclinées, avoir stimulé l’envie d’approfondir cette question. En abordant Pausanias et Philostrate, puis en comparant le Caligula de Suétone à une définition générale du statut de l’artiste au dix-neuvième siècle, il est possible d’espérer que si ce que nous nommons la «crédibilité» de la subjectivité n’a pas été remise en doute ni bousculée comme conception, mais qu’au moins elle ait été pointée suffisamment comme sujet pertinent d’étude.
i Nous nous pencherons sur trois textes écrits bien avant ceux de Vasari et de Winckelmann. Le but de l’exercice n’étant pas de trancher sur une date fondatrice de la discipline de l’histoire de l’art, mais bien d’offrir un point de départ à une réflexion beaucoup plus vaste.
ii Pausanias, Description de la Grèce (IIe siècle), in LACARRIÈRE, Jacques, Promenades dans la Grèce Antique, Paris, Hachette, 1978, pp. 270-285.
Pausanias (115-180) fut un penseur, un écrivain et un voyageur antique. Inquiété par le pillage de la Grèce par les Romains, il entreprit de consigner par écrit ses observations, observations qui ont tout du guide touristique.
iii Non pas croire qu’elle soit promise à Apollon, cela est facile. Croire que l’union avait quelques chances de se concrétiser, et ce, idéalement devant témoin.
iv Philostrate, La galerie des Tableaux (1ère moitié du IIIe siècle), trad.A. Bougot et F. Lisserague, Paris, Les Belles Lettres, 1991, («Prologue» et «Narcisse»), pp. 9-10 et pp. 45-48.
v Il s’agit d’une description fort détaillée, souhaitant englober au maximum le sujet décrit.
vi Girard, René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, 312 pages. Les questions abordées par Girard seront souvent invoquées même si nous n’adoptons pas son angle de réflexion.
viiSuétone, Vies des douzes Césars, trad. T. Baudement, Paris, Flammarion, 1990, 391 pages.
viii De toutes les anecdotes colportées par Suétone, la plus spectaculaire est celle du pont de navires construit sur le fleuve de Baïes. Suétone raconte qu’il s’agissait d’un caprice inconsidéré. Certains historiens modernes proposent plutôt qu’il s’agissait d’une démonstration de force devant une cohorte d’ambassadeurs étrangers. L’anecdote de la légion levée afin d’amassé des coquillages comme celle de l’expédition «théâtrale» en Germanie révèleraient davantage un génie militaire et diplomatique qu’un fou à lier.
ix Renucci, Pierre, Caligula l’impudent, Paris, Infolio, Collection Memoria, 2007, 222 p. Ce texte est l’étude la plus raisonnée à ce jour concernant Caligula. Il est à noter que des auteurs et chercheurs comme Maria Grazia Siliato et Pierre Renucci permettent une compréhension rationnelle qui s’éloigne considérablement du mythe proposé et colporté depuis des siècles.
x Vaughan, William, L’art du XIXe siècle, 1780-1850, Paris, Citadelles, 1989, « L’âge des Révolutions » p. 25-34. Ce texte de Vaughan ne peut que contribuer à une meilleure compréhension de l’évolution du statut de l’artiste au cours de ce XIXe siècle.
xiVasari, Giorgio, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550 et 1568), trad. et éd. Sous la direction de A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, (« Introduction générale », Vol. 1, pp. 53-66 ; « Préface au XVe siècle », Vol. 3, pp. 17-27; « Préface au XVIe siècle », Vol. 5 pp.17-23)
et
Nietzsche, Friedrich [1990], «De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie» (1874), in Considérations inactuelles 1 et 2, trad. P. Rusch, (préface et trois premiers paragraphes, pp. 91-114.)
Dans le cadre d’une réflexion plus longue, donc plus étoffée, nous aimerions aborder l’histoire monumentale de Nietzsche tout comme les «fictions» de Vasari. L’histoire monumentale nous semble avoir le pouvoir de participer de manière stimulante à notre questionnement, et les exemples de Vasari serviraient probablement aussi bien d’illustration que les nôtres. Nous avons choisis Philostrate et Pausanias davantage par penchant de notre part que par un calcul d’efficacité.