Aurélie Parent
Disciplines pratiquées dans un présent spécifique, néanmoins en perpétuel questionnement d’un passé rendu caduc par le passage du temps, l’histoire et par extension l’histoire de l’art sont des disciplines paradoxales. Les évènements du passé ressurgissent dans le présent, réactualisés, donc réinterprétés en fonction des préoccupations contemporaines. Dans le discours actuel sur l’art, il est manifeste que l’histoire de l’art formaliste, surtout axée sur la visibilité matérielle des œuvres et leur périodisation, se trouve de plus en plus désertée. Un retour aux œuvres, à leurs fonctions et à leurs contextes de production s’opère tandis qu’une projection évolutionniste dogmatisant les œuvres se trouve mise de côté. La rhétorique téléologique de l’histoire de l’art ayant bien servi la quête vers la pureté et l’autoréférentialité moderniste, dont Greenberg constitue la figure de proue, laisse place à un discours ouvrant ses portes aux autres disciplines, modifiant du même coup le temps jusqu’alors linéaire de l’histoire de l’art. Au-delà d’une lecture purement formelle, le corpus suprématiste de l’avant-garde russe s’enrichit : une homologie peut être dressée entre la recherche picturale de l’invisible moderne et celle relevant du mythe, par l’intermédiaire de la fabrication d’icônes orthodoxes.
Dans cet esprit multidisciplinaire, l’historien français François Hartog présente la notion de « régime d’historicité » qu’il définit comme le rapport qu’une société entretient avec le passé, le présent et le futur1. Dans l’ère actuelle du relativisme absolu, les régimes d’historicité sont multiples, tel que le nombre de civilisations en témoigne2. Digne d’un idéaltype wébérien, ce concept n’existe pas dans la nature, mais relève plutôt d’une construction théorique. Utilisé comme outil d’analyse pour l’historien, le régime d’historicité permet au chercheur de questionner le rapport qu’une société nourrit avec le temps. Aussi, la multiplicité des régimes d’historicité donne la chance à Hartog de revisiter le concept de « diversité des cultures » de Lévi-Strauss3. L’idée de progrès émanant d’une compréhension de l’histoire générée comme un principe de causalité est écartée, tandis que « les formes de civilisation que nous étions portées à imaginer « comme échelonnées dans le temps » doivent bien plutôt être vues comme « étalées dans l’espace »4 ». L’histoire répudie la continuité et le progrès pour s’ouvrir aux concepts de discontinuités et de ruptures.
Cet outil d’analyse est intéressant à prendre en considération lors des moments de crise, nommés « failles » ou « brèches » par Hartog5. La Révolution d’Octobre, en 1917, fournit un exemple de premier ordre par sa désorientation des acteurs sociaux. Le régime tsariste est renversé, tandis que l’ère de la machine vient mettre en déroute l’existence rurale jusqu’alors la plus répandue dans le vaste état eurasien. Le poète révolutionnaire Maïakovski affirmait, dès 1914: « Dans la rue, nous voyons plus souvent l’éclairage électrique que la vieille lune romantique!6 ». Tel l’ensemble des pays occidentaux, la Russie entre dans une période où l’héritage confronte quotidiennement les saveurs audacieuses de la nouveauté, où le grille-pain électrique contraste avec le samovar7 antique. Le contexte moderne, utopique, fait rêver sur les possibilités futures du progrès. Pour reprendre les notions de Koselleck, les temps modernes sont caractérisés par de grandes espérances face au futur; le « champ d’expérience » du passé s’ouvre sur un large « horizon d’attentes8 ».
Cette période trouble de l’histoire devient le berceau de l’art abstrait. Pour la première fois, les artistes de l’avant-garde russe renient radicalement le passé illusionniste de l’art, rejetant la représentation de l’objet, clef de voûte de l’espace euclidien. Le corpus pictural de Kasimir Malévitch, fondateur du mouvement suprématiste en 1913, en atteste. La non-objectivité s’instaure comme nouveau réalisme pictural, porte-étendard d’un art non plus générateur de copies au service de l’imitation : les formes géométriques sont pures, peintes pour leurs valeurs formelles. Mais le premier monochrome de l’histoire de l’art, réalisé en 1918, Carré blanc sur fond blanc, doit-il nécessairement signifier la mort de l’art? Car en effet, suivant une analyse axée sur le visible de l’œuvre, il serait possible d’appréhender le tableau telle la réduction ultime moderniste, le pigment blanc comme résidu terminal d’une déconstruction formelle de la peinture ne clamant que sa plus pure autoréflexivité. En regard de la littérature récente sur le corpus malévitchien, il s’avère pourtant incontournable de tisser un chassé-croisé entre la recherche de pureté picturale et le contexte spirituel spécifique de revival de la culture orthodoxe dans la Russie du début du XXe siècle. Andrew Spira abonde dans ce sens, présentant une homologie entre la scène artistique de l’avant-garde russe et celle de la fabrication d’icônes religieuses9.
Dans cette perspective, des correspondances typologiques se trament entre un art ritualisé ancestral et une création d’avant-garde. La géométrisation des formes, les libertés prisent en deçà de l’illusionnisme, et surtout, une recherche artistique de représentation de l’invisible en témoignent. Il appert qu’une survivance de formes anciennes, immémoriales, s’intrique dans l’art suprématiste, pourtant réalisé dans un contexte laïc. La modernité n’éradique donc pas le primitif, mais s’ancre dans une relation à l’ancien dans lequel elle puise pour accomplir la revitalisation des mythes lointains. L’examen de la notion de « modernité », réalisé par Catherine Grenier, témoigne de ce refleurissement de l’origine dans la création moderne10. En premier lieu, le terme apparaît chez les Chrétiens du Moyen Âge et signifie « actualité ». Il est utilisé dans le contexte du passage de l’Ancien au Nouveau Testament et témoigne d’une concordance entre les deux. Il implique la présence d’une relation consubstantielle entre deux sociétés, l’une moyenâgeuse et l’autre antique. Des formes et croyances archaïques créent un imbroglio latent, revisité par les préoccupations nouvelles. L’ancien est donc renié en termes d’académisme mortifère, cette « fossilisation de la lettre »11, mais non en ce qui a trait à l’actualisation de l’origine.
Finalement, le désir des artistes modernes à se projeter dans le futur n’est pas synonyme d’éradication du passé au nom du progrès. À ce titre, Grenier précise que« l’injonction fondamentale de l’artiste moderne est bien plutôt le rappel de l’origine, qui traverse les pratiques nouvelles dans toutes les formes qu’elles puissent adopter.12» Cette notion de « modernité », amenée par l’auteur, également directrice adjointe du centre George Pompidou, permet de porter un discours historique sur l’art; à la fois basé sur une étude des rapports que cultive une société avec le temps, ainsi que sur la matérialité des œuvres à travers les typologies formelles entretenues avec des formes issues du passé. L’histoire est donc générée par une série de coupures et de permutations surgissant non linéairement. L’image tisse des liens entre le présent et le futur. Réceptaclede croyances archaïques, elle est également actrice des évènements à venir. Issue du passé et visible dans le présent, elle est le palimpseste de latences et de croyances qui ressurgiront dans les images futures.
1 François Hartog, « Ordres du temps, régimes d’historicité », Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 11-30.
2 L’auteur en dénombre vingt-deux.Vox Poetica, Régimes d’historicité : Entretiens avec François Hartog, http://www.vox-poetica.org/entretiens/hartog.html, consulté le 6 octobre 2010.
3 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoel, 1987, 127 p.
4 François Hartog, op cit., p. 24.
5Ibid., p. 15.
6 Paroles attribuées à Vladimir Maäkovski par V. Nejdanov dans Troudovaia gazeta. Nikolaev, 1914, 26 janvier, cité dans Johns E. Bowlt, Moscou et Saint-Pétersbourg 1900-1920, Art, vie et culture. Paris, Hazan, 2008, p. 115.
7 Le samovar est un article de cuisine traditionnel dont l’usage est très répandu et qui est utilisé pour faire du thé.
8 Hartog, op cit., p. 19.
9 L’auteur souligne l’utilisation de plusieurs procédés formels similaires, dont l’utilisation de formes géométriques, l’aplatissement des figures, des écarts pris envers l’art illusionnisme, etc. Andrew Spira, The Avant-garde Icon. Aldershot. Lund Humphries, 2008, 224 p.
10 Catherine Grenier, « Modernité : révolution ou révélation? », La Parenthèse du moderne, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2005, p. 71-82.
11Ibid., p. 77.
12Ibid. p. 76.