Devenir comissaire d’expositions-curateur le plus jeune métier du monde par Emmanuelle Lequeux

19 juin 2013-Reportage-Collaboration France-Québec
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C’est sans doute l’un des plus jeunes métiers du monde. Il y a cinquante ans, commissaire d’exposition, cela n’existait quasiment pas. Rassembler des artistes selon le bon plaisir de sa pensée, organiser des expositions comme des points de vue sur le monde ? Très peu l’avaient envisagé, et nul n’en avait fait son métier. Il fallut attendre le Suisse Harald Szeemann et les années 1960 pour que s’invente ce rôle. Les Français lui donnèrent un nom triste d’autorité policière, les Anglo-Saxons le titre à peine plus doux de curator, qui gagne peu à peu les faveurs. Francisé en curateur, il signifie en latin « celui qui prend soin ».
 
 

Chouchouter les artistes, les inciter au meilleur, les fédérer en groupes inattendus, les bousculer : la vocation connaît toujours plus d’appelés. Pourtant, elle n’est pas de tout repos. L’indépendance s’impose souvent aux jeunes curateurs, par obligation et par choix ; le nomadisme leur est nécessité ; la précarité, un lieu commun. Mais ils forment désormais un maillon indispensable de la chaîne de l’art contemporain. En les mettant sur le devant de la scène, « Nouvelles vagues » rappelle la diversité de leurs parcours et discours, qui participe grandement de la vivacité du milieu.

Se tenir en éveil à l’égard de la jeune création, élaborer des projets d’expositions originales, les mettre en résonance avec un lieu… Curateur, c’est tout cela. « J’ai toujours aimé construire, que ce soit un texte critique ou une pensée dans l’espace : une exposition, c’est un prolongement physique du travail lié au langage », résume Gaël Charbau, sélectionné par le Palais de Tokyo.

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LA GÉNÉRATION MONTANTE SE DOIT D’AVOIR MILLE TALENTS

Une de ses voisines de Palais, Martha Kirszenbaum, reconnaît elle aussi l’absolue nécessité de « créer une narration spatiale, au-delà de l’approche conceptuelle similaire à l’écriture d’un essai. J’ai travaillé entre des murs en lambeaux en Pologne, dans un palais baroque de Vienne, et j’ai toujours été très influencée par l’architecture du lieu d’accueil ». Pour son projet, qui explore l’influence du cinéaste expérimental Kenneth Anger sur les jeunes artistes, elle a imaginé « une scénographie très obscure, occulte comme l’univers d’Anger, avec deux colonnes, comme des rites initiatiques, un tapis noir plein de symboles… ».

Imaginons dans le domaine du cinéma des créatures qui seraient à la fois réalisateur et producteur, mais aussi scripte, accessoiriste, voire acteur : le curateur est leur équivalent dans le champ des arts plastiques. Pourquoi multiplier les compétences ? Ils n’ont pas d’autre choix. Rares sont ceux qui décrocheront un CDI dans un centre d’art.

Professeurs, régisseurs, conseillers de collections et, bien sûr, critiques : la génération montante se doit d’avoir mille talents. Et s’interroge sur son statut, actuellement en débat. « On se gargarise de notre indépendance, on s’en dit fiers, mais finalement on est juste le pur produit du néolibéralisme, notre liberté n’est que la flexibilité dont nous sommes les prototypes », ironise Gallien Dejean, un des curateurs élus du Palais. Si les débats sont complexes, le début de solution paraît évident : « Nous devrions simplement avoir le même statut que les critiques et être payés en droits d’auteur, suggère Martha Kirszenbaum. Au lieu de quoi, la plupart d’entre nous sont dans des micmacs impossibles, des statuts très précaires. »

L’ÉCONOMIE AU CŒUR DE LA PRATIQUE

Souffrant des paradoxes du métier, le curateur est souvent payé au lance-pierres sans cotiser à aucune caisse, mais parfois traité royalement par quelques grandes marques qui travaillent leur image par le biais de l’art contemporain. Dans tous les cas, l’économie est au cœur de la pratique. Trop, le plus souvent.

« Le rôle du curateur se réduit de plus en plus à un rôle de super chargé de projet, regrette Dorothée Dupuis, qui organise une exposition à la galerie Alain Gutharc, à Paris. Il n’est pas rare qu’on lui demande de trouver des financements complémentaires, ce qui demande d’autres compétences et empiète sur le temps consacré à ces recherches « curatoriales ». » Couteau suisse, dit-elle.

Fort de ses nuits passées dans les Leroy-Merlin de la banlieue de Séoul, Gaël Charbau renchérit : « Notre dialogue avec l’artiste va de l’intellectuel aux questions les plus matérielles. Pour être curateur, mieux vaut savoir répondre à ses mails en pleine nuit et dresser un tableau Excel que d’arriver la bouche en cœur avec son savoir en histoire de l’art. »

« TROUVER LA MEILLEURE CONJONCTION »

Ce qui ne l’empêche pas de développer une vision romantique de l’exposition, qui, selon lui, « fonctionne comme un film, sans scénario, mais relève aussi de la psychanalyse et de l’alchimie ». Gaël Charbau l’éprouve au Palais de Tokyo, répondant à une proposition de la maison Hermès de mettre en valeur les réalisations des plasticiens qu’elle a invités en résidence dans ses ateliers. « On me livre le matériau brut, seize récits, à moi d’inventer une scénographie : c’est comme un jeu de go, il s’agit de trouver la conjonction la meilleure. Les fortes contraintes n’ont jamais empêché de se dire auteur. »

Le mot est lâché : depuis qu’Eric Troncy, un des directeurs du Consortium de Dijon, a bouleversé le paysage à la fin des années 1990 en se réclamant « auteur » de ses expositions, chaque commissaire doit se positionner dans le débat. Conviée par la galerie Isabelle Gounod, Léa Bismuth considère sa pratique « comme un geste : sans me dire artiste, j’essaie d’actualiser ma pensée dans une matière, qui est celle des autres. Comme beaucoup de jeunes critiques, je ne peux concevoir mon métier d’écriture sans une mise en scène dans le champ de l’exposition ».

« RELATION DE FASCINATION ET DE DÉSIR POUR LES ARTISTES »

Initiateur d’un lieu à Belleville qui regroupe différentes associations, Gallien Dejean considère, lui, que les temps sont à des réflexions nouvelles : « Après le commissaire-auteur, puis le commissaire-producteur, le commissaire voit aujourd’hui son autorité se dissoudre dans le collectif et le partage du pouvoir. »

Parfois jusqu’à son anéantissement, que regrette Dorothée Dupuis quand elle évoque l’impact croissant d’Internet : « Les gens ne se déplacent plus pour voir les projets, ils les découvrent sur le Net. Cela a généralisé des pratiques dites de drag & drop [glisser-déposer] : certains curateurs découvrent une œuvre sur le Web et la font venir sur une exposition. Au détriment du sens ou de la relation à l’artiste. »

Aux antipodes, Vanessa Desclaux, qui investit la galerie Jousse, préfère rappeler l’essentiel : « Dans ce métier, notre subjectivité est mise à mal pour mettre en avant celle des autres. Il s’agit néanmoins de se découvrir soi-même à travers une pratique, dans une constante relation de fascination et de désir pour les artistes. »

Emmanuelle Delpeux pour le journal le Monde Juin 1013:http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/06/19/curateur-le-plus-jeune-metier-du-monde_3432833_3246.html

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