Vue du Silo no. 5 et de sa jetée
Crédits : Hélène Brouillet
Par Hélène Brouillet
L’élévateur à grains no. 5, communément appelé « Silo no. 5 », est situé sur la jetée de la Pointe-du-Moulin-à-Vent, dans l’ouest du Vieux-Port de Montréal. Cet immense entrepôt à céréales abandonné est un bel exemple d’un patrimoine industriel à la fois méconnu, incompris et mal-aimé. En effet, les projets de reconversion du Silo no. 5 sont au cœur d’une vive polémique dans le débat citoyen, allant jusqu’à remettre en cause sa préservation.
Historique et patrimonialisation
À la fin du XIXème siècle, le port de Montréal connaît un véritable essor dans le contexte de la révolution industrielle. Les premiers élévateurs à grains voient alors le jour et la compagnie ferroviaire du Grand Tronc fait ériger le Silo no. 5, dès 1903, sur le site de la Pointe-du-Moulin. Ces silos ont pour fonction le tri et le stockage de grains en transit vers l’Europe et hissent le port de Montréal à la première place dans l’industrie et le commerce de céréales.
Conçu par l’ingénieur John S. Metcalf, le Silo no. 5 est doté des dernières innovations technologiques dans sa construction, de sorte que le matériau adopté est l’acier, alors que les premiers silos et hangars de Montréal étaient couramment construits en bois. L’essor des activités commerciales du port de Montréal entraîne par la suite la nécessité d’agrandir l’édifice en trois étapes : en 1914, 1924 et 1959. Le béton armé succède alors à l’acier et la forme même des silos évolue vers une forme cylindrique. Dès les années 1980, les activités ralentissent et le site fermera définitivement en 1994.
Aujourd’hui, il est le dernier silo subsistant dans le Vieux-Port de Montréal, car les autres du site furent détruits dans le but de faciliter aux Montréalais l’accès aux abords du Saint-Laurent. C’est à ce titre que le statut patrimonial de l’édifice est reconnu en 1996 : sa valeur d’unicité fait de lui un des derniers témoins des activités industrielles et commerciales en vigueur au cours du XXème siècle, ainsi que de l’hégémonie du port de Montréal dans le secteur céréalier. De plus, l’ensemble architectural associé aux machines et aux outils ouvriers constitue une documentation exemplaire en terme de patrimoine industriel québécois et canadien, nous livrant des informations sur l’histoire de l’architecture industrielle et sur l’évolution des technologies des XIXème et XXème siècles. Le Silo no. 5 est en effet un très bel exemple du mouvement moderne en architecture, devant lequel l’architecte Le Corbusier s’enthousiasma, tel qu’il le décrit dans son ouvrage Vers une architecture moderne de 1923, même s’il n’aurait en réalité fréquenté les silos que par le biais de clichés photographiques.
En 2010, le site est acquis par la Société Immobilière du Canada (SIC), et fait partie intégrante du projet d’aménagement urbain du « Nouveau Havre de Montréal », visant à accorder une seconde vie au Silo no. 5 et à sa jetée. Cependant, depuis l’acquisition du site par la SIC, la situation semble stagner quant au sort de l’édifice patrimonial : outre les annonces régulières révélant l’annonce d’un projet d’aménagement et le commencement des travaux, aucune action n’a encore été menée sur le Silo no. 5, de sorte que le bâtiment est laissé dans un état de décrépitude alarmant. En effet, la SIC affirme que plusieurs scénarios de reconversion de l’édifice sont à l’étude, mais elle reste silencieuse quant au lancement d’un projet quelconque. D’après le périodique Le Devoir, la société attendrait « des instructions du gouvernement fédéral, qui n’a toujours pas fait son nid quant aux investissements qui seront annoncés dans le cadre du 375ème anniversaire de Montréal, en 2017[i] ». Le Silo no. 5 demeure à l’abandon depuis 20 ans et la SIC semble se contenter de protéger l’édifice du vandalisme et des graffitis. Le statut du bâtiment patrimonial est donc en suspens : il s’agit en effet d’un dossier complexe où la politique semble directement impliquée dans les enjeux patrimoniaux de préservation et de reconversion.
Le Silo no. 5 aujourd’hui
Crédits : Hélène Brouillet
Dans l’opinion publique : Des valeurs patrimoniales discutées
Dès l’abandon des activités industrielles, au tournant des années 2000, le sort du Silo no. 5 commence à susciter un débat houleux dans l’opinion publique, mais aussi entre les architectes, les professionnels du milieu du patrimoine, les organismes gestionnaires, les médias, etc. Le débat est alimenté par bon nombre de Montréalais qui, sans forcément être résidents du quartier du Vieux-Port, se sentent concernés par l’avenir de l’édifice et de son éventuelle reconversion. Pour certains, les tours de béton du silo sont laides et gâchent le paysage ; d’autres vantent la dimension esthétique du géant de béton.
Il est donc intéressant de constater que l’édifice se voit attribuer a posteriori une valeur artistique par une partie de la population, ou du moins que sa valeur artistique soit au centre du débat, question pourtant bien éloignée de sa conception initiale, pensée uniquement selon une optique fonctionnelle et pragmatique. Les partisans de sa démolition le taxent en effet de « cauchemardesque », ou encore de « furoncle dans le paysage urbain ».
Selon Joanne Burgess, professeure au Département d’histoire de l’UQAM et spécialiste de l’industrialisation et du travail en milieu urbain aux XIXème et XXème siècles, le patrimoine industriel est en effet un type de patrimoine mal-aimé : « on associe généralement le patrimoine à la beauté, alors que le patrimoine industriel est souvent synonyme de laideur, de saleté, voire de pollution. Pour d’autres personnes, l’industrialisation au Québec évoque la domination étrangère et les conflits ouvriers[ii] ».
D’autres détracteurs de sa conservation dénoncent les perspectives bouchées du Vieux-Montréal, occasionnées par l’imposant édifice. C’est notamment l’argument d’Yves Deschamps, professeur au département d’histoire de l’art à l’Université de Montréal et contributeur à Docomomo Québec, (une association vouée à la connaissance et à la sauvegarde de l’architecture novatrice du XXème siècle au Québec). Dans Le Devoir, Yves Deschamps répond aux projets de reconversion du Silo no. 5 en logements de prestige en développant l’argumentaire suivant : de par sa conception pragmatique, le bâtiment représenterait dès le départ un écran visuel à l’horizon fluvial. En effet, sa construction aurait été « peu soucieuse de la figure de la ville, moins encore de la qualité de vie qu’on y menait[iii] », et le projet de reconversion alors à l’étude irait dans ce même sens, en favorisant une minorité de privilégiés plutôt qu’en étant pensée pour l’ensemble des Montréalais.
Le conflit d’intérêt est également souligné par l’auteur : « on aura donné à une entreprise privée un droit exorbitant sur l’espace et le paysage commun des Montréalais ». Ainsi, loin d’en rejeter les valeurs historique et artistique, l’opinion de l’historien de l’art va dans le sens de la conservation du terrain uniquement, afin de permettre la création d’un projet communautaire ou d’un programme social (l’aménagement d’un parc, par exemple).
Une décomposition alarmante
Crédits : Hélène Brouillet
Au fil des ans, plusieurs projets de reconversion ont été proposés pour donner au lieu une seconde vie. Il a notamment été suggéré d’aménager des logements de prestige dans le Silo no. 5, ou de le convertir en centre de données informatiques. Le Musée d’Art Contemporain de Montréal a également proposé sa candidature pour s’y installer, il était alors question de préserver l’intégrité du bâti pour y exposer les collections du musée ainsi que des documents et du mobilier industriel pour témoigner du passé glorieux de la ville dans ce secteur. Aucun de ces projets ne s’est pourtant concrétisé.
En parallèle, des artistes investissent les lieux de performances expérimentales : en 2001, le projet Silophone voit le jour. Il vise à « tirer partie des capacités acoustiques hors-normes du Silo no. 5 ». En diffusant des enregistrements sonores dans l’édifice, « [le] Silophone crée un instrument qui estompe les limites entre musique, architecture et art-web[iv] ». De plus, le projet se donne pour mission de provoquer une prise de conscience dans l’opinion publique en promouvant une renaissance du bâtiment abandonné. Le projet est produit par Quartier Éphémère à ses débuts, et Héritage Montréal participe à la programmation en organisant des visites guidées des environs immédiats du Silo no. 5. Cependant, le projet s’essouffle en 2003, de sorte que l’édifice est de nouveau laissé à l’abandon de nos jours.
Ainsi, le Silo no. 5 possède un immense potentiel de reconversion toujours en suspens, en plus d’être au cœur de bien des problématiques liées à des enjeux urbanistiques, environnementaux, sociaux, et même politiques et économiques. Bien que le bâtiment soit un élément patrimonial reconnu, le débat entourant sa préservation ne cesse de s’attiser. Également, la polémique liée aux projets de reconversion est significative de l’impact que le géant endormi produit sur l’inconscient collectif des Montréalais : personne ne semble insensible à son avenir, de sorte qu’il alimente le débat citoyen depuis maintenant 20 ans.
i Isabelle Paré, « Des silos à réinventer », Le Devoir, 19 mars 2014, En ligne. < http://www.ledevoir.com/opinion/blogues/le-blogue-urbain/403081/des-silos-a-reinventer>. Consulté le 27 février 2015.
ii Claude Gauvreau, L’UQAM, vol. 38, n°9, 23 janvier 2012, En ligne. < http://www.uqam.ca/entrevues/entrevue.php?id=1015>. Consulté le 27 février 2015.
iii Yves Deschamps, « Pourquoi sauver le Silo no. 5 ? – La ville n’est pas un musée », Le Devoir, 14 décembre 2005, En ligne. <http://www.ledevoir.com/non-classe/97613/pourquoi-sauver-le-silo-no5-la-ville-n-est-pas-un-musee>. Consulté le 27 février 2015.
iv Silophone, En ligne. < http://www.silophone.net/>. Consulté le 27 février 2015.