Dissiper la magie, I, II et III, 2014
Crédits : Christian Baron
Par Hélène Brouillet
Dans le cadre de l’exposition Grenade, ballon et artifices, la Maison de la culture Frontenac accueille le duo Pierre&Marie, respectivement Pierre Brassard et Marie-Pier Lebeau, artistes autodidactes et ébénistes de formation, basés à Québec.
Le corpus de l’exposition se déploie sous plusieurs médiums : sculpture, installation, photographie. Chaque œuvre plonge le spectateur dans un rapport dialectique entre contemplation, plaisir esthétique et prise de conscience brutale sur la société actuelle, rapport propre à l’univers artistique de Pierre&Marie.
Ballon, 2013
Crédits : Christian Baron
La salle d’exposition plante un décor désenchanté, la scène prend des airs de fête d’anniversaire désabusée, où chaos et merveilleux s’entremêlent. Une atmosphère pesante, accentuée par des effets de lumière rasante, provoque un trouble sans équivoque chez le spectateur.
Des représentations de guimauves en flammes côtoient des cotillons d’anniversaire au milieu desquels surgit une souris empaillée. Des grenades en plastique sont présentées dans des écrins de charbon, où l’œil s’égare entre la contemplation de l’objet au charme scintillant et la noirceur grinçante d’une allusion violente. Des monticules de mousse semblent se répandre au sol telles d’épaisses coulées de lave, délicatement agrémentées de vains artifices étincelants, tandis qu’un ballon de fête paraît éclater en plein vol, éventré par les hélices d’un ventilateur de plafond. Enfin, un extincteur en lévitation éteint un feu imaginaire et dégage un magma pétrifié en pleine ébullition, explosion silencieuse et figée.
Grenade, 2013
Crédits : Christian Baron
La déambulation entre les installations opère comme un double impact chez le spectateur : devant des objets au potentiel esthétique évident, on est tout d’abord frappé par une certaine attraction envers le merveilleux. Ces objets, plaisants à voir et parés d’agréments superflus, sont pourtant des objets de production industrielle relevant de la culture populaire. Leur identification est immédiate et entraîne alors un second niveau de lecture : ils agissent en tant que « sémiophores », c’est-à-dire en étant investis de significations données par une société. Par leur travestissement absurde, ou encore par le décalage créé par l’interaction d’objets porteurs de symboles contrastés, ils engendrent chez le spectateur la prise de conscience violente d’une réalité tourmentée. La confrontation aux œuvres de Pierre&Marie place ainsi le spectateur dans une relation active avec un objet porteur de sens et livre une vision crue de la société.
Nid, détail, 2013
Crédits : Christian Baron
Du ludique au critique
Le duo est en effet roi du détournement : ballon, cotillons, armes en plastique et bonbons sont érigés en icônes du ludique et du divertissement. Leur interaction avec d’autres objets porteurs de symboles tout aussi forts dans l’imaginaire collectif crée un effet de contraste d’autant plus frappant, accentuant ainsi la dichotomie présente dans l’œuvre de Pierre&Marie : entre jeu et violence, rêves d’enfance et mort.
Le concept de jeu dans l’art actuel est bien investi d’un pouvoir critique et politique selon Jacques Rancière. Dans Malaise dans l’esthétique[i], l’auteur définit le procédé du « double jeu brechtien », où le dialogue entre sens et non sens, lisibilité et « illisibilité » provoquerait un effet de distanciation critique. Le jeu aurait la capacité d’infiltrer des dispositifs pour mieux les déjouer, c’est donc par le registre ludique que ce renversement critique est possible.
L’œuvre Artifices (2013), est bien un exemple de détournement cynique : deux écureuils empaillés côtoient caisse de transport et munitions en bonbon. Le décalage absurde entre les différents registres abordés montre crûment la réalité dans laquelle nous vivons au spectateur, dénonçant à la fois industrie de consommation, violence et désenchantement.
Artifices, détail, 2013
Crédits : Christian Baron
Ainsi, le regard du spectateur est bien consciemment perturbé dans l’œuvre de Pierre&Marie, afin de l’emmener vers une réflexion critique sur un monde violent et outrancièrement consumériste. L’illusion de l’artifice et du jouet faussement inoffensif laisse place à la désillusion et à une prise de conscience amère.
Grenade, ballon et artifices – Pierre&Marie
Jusqu’au 6 juin 2015
Maison de la culture Frontenac 2550, rue Ontario Est
Métro Frontenac
Mardi – jeudi : 13 h à 19 h, vendredi – dimanche : 13 h à 17 h
http://collectifpierreetmarie.blogspot.ca/
http://www.rcaaq.org/html/en/actualites/expositions_details.php?id=22698
[i] Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, 172 p.