Par Patricia Bérubé
Fascinée par le parallèle reliant la vie et la peinture, l’artiste Christelle Labourgade pose un regard particulier sur son art, qu’elle considère être en avance sur sa vie. Ayant eu l’honneur de visiter son atelier à Paris, je vous présente cette artiste hors du commun.
« La peinture c’est comme la vie, il faut prendre des risques, il faut y aller. »
Christelle Labourgade
Portrait de l’artiste
Crédits : Laurent de Miollis
P : À quoi ressemble votre parcours académique?
C : J’ai complété une formation aux beaux-arts de Paris, en plus d’en entamer une aux beaux-arts de Florence lorsque j’ai déménagé en Italie. Vous savez, je ne pourrais pas dire que c’est moi qui ai décidé de faire tout cela. Ce sont des amis qui m’ont poussée à passer le concours pour les beaux-arts de Paris. J’ai toujours peint et dessiné, depuis que je suis toute petite, mais je doutais que mon talent suffise pour être acceptée dans ce genre d’école. Je me sentais comme un animal sauvage lors de ces études et je vivais beaucoup de solitude à ce moment de ma vie. Heureusement, j’ai eu un professeur qui a su non seulement saisir cette solitude chez moi, mais en plus, il semblait comprendre d’où cela venait. À cette époque, je peignais exclusivement en noir : des noirs d’ombres, des noirs de nuit, même de ténèbres je dirais. Puis, un jour, j’ai ajouté un millimètre de blanc sur un de mes tableaux et j’ai senti une main sur mon épaule. Mon professeur m’a dit : « Tu vois Christelle, maintenant ta lumière ne te quittera jamais plus. » Cet homme a eu une importance fondamentale pour moi, puisque sa présence et sa compréhension m’ont fait comprendre que je n’étais pas seule.
P : Qu’est-ce qui vous inspire en tant que peintre?
C : Au début, j’ai été fortement inspirée par la nuit, également à l’amour que je voue à Rembrandt, Piranese et De Staël. L’histoire de la peinture, c’est qu’on ne sait pas pourquoi on crée ces choses. Certains artistes affirmaient être guidés par la main de Dieu, alors que d’autres, comme Bacon, disaient qu’ils avançaient d’accident en accident. Ce que je sais et que j’ai mis très longtemps à comprendre, c’est que, contrairement à cette solitude dans laquelle on baigne dans toute création, en fait, on est sans arrêt reliés à l’autre. À travers notre peinture, on donne une image particulière de la souffrance et de la joie aux autres et, s’ils n’étaient pas là, rien n’aurait de sens. La peinture m’a aidée à comprendre que j’avais ma place parmi les autres, et que c’était même un devoir de me rattacher à eux.
Vue d’atelier, Paris
Crédits : Patricia Bérubé
P : Comment en êtes-vous venue à apprivoiser la peinture en couleurs?
C : Après mon séjour en Italie, je savais dessiner et je connaissais les noirs, mais j’avais tout le reste à apprendre. J’ai donc entamé une période d’errance dans ma vie en allant dans plusieurs pays. Pas du tout dans le but de trouver, bien qu’en regardant en arrière aujourd’hui, je réalise que tous ces lieux m’ont apporté quelque chose. J’avais besoin de cette errance, car j’avais le sentiment de n’avoir de place nulle part, parce que je n’étais pas capable de prendre ma place. À ce niveau, je dois admettre que la vie est plutôt jolie puisque ces pèlerinages m’ont ouvert les yeux sur d’autres couleurs. Par exemple, en Italie, j’ai commencé petit à petit à intégrer la couleur dans mes œuvres. Je peignais de nuit parce que j’avais des enfants, et j’ai appris toute la palette des teintes nocturnes. À ce moment-là, j’ai compris que la réalité ne se voyait pas forcément à l’œil nu et que les choses pouvaient émerger de l’obscurité. Il est préférable de ne pas trop dire, d’aller à l’essentiel. Or, cela n’est possible qu’avec des teintes très nocturnes telles que le bleu de Prusse ou le vert émeraude.
P : Quels autres pays avez-vous visités pour apprivoiser les couleurs plus vives que vous utilisez aujourd’hui?
C : Après l’Italie, je suis partie aux îles Comores, dans l’océan indien. J’avais le réflexe de saisir mes tubes de peinture noire ou grise, et ma main s’est arrêtée en vol. Dans un tel décor, il m’apparaissait impossible de repartir de ce que je connaissais déjà. Je me rappelle très bien, il y avait un vieux bateau échoué avec des patines extraordinaires. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à être fascinée par le temps des choses : le temps qui passe et la couleur se sont imposés à moi. Les lieux étaient si riches en couleurs, avec cet absolu de bleu sur cinq cents kilomètres devant soi, se dégradant en une palette de teintes sublimes. Et derrière tout cela, il y avait un immense volcan se dressant à deux mille cinq cent mètres et recouvert de verts, mais des verts profonds et, le soir venu, une lumière d’or venait effleurer tout ça. Donc, peindre en noir, ce n’était juste pas possible. Néanmoins, comme je résidais sur une île volcanique, le noir mettait en exergue la couleur. Ça a été la première chose que j’ai apprise : que le noir dit beaucoup plus fortement la couleur que s’il n’y est pas. C’est la base de mes pastels.
Huile en cours
Crédits : Patricia Bérubé
P : Êtes-vous rentrée directement à Paris par la suite?
C : Non, pas tout de suite. Je suis allée sur le continent africain, et là c’est encore autre chose. C’est-à-dire que là-bas, je suis allée au Mali, pays où l’on respire la couleur. On y respire des ocres, des rouges, on les respire tellement qu’on a du mal à respirer. Je pouvais essuyer mon nez et mes mains étaient teintées de pigments. Le pigment devient poussière et la poussière passe partout. En fait, au Mali, j’ai appris la matière, la vibration de celle-ci et surtout l’intemporalité à travers une palette chaude. Le continent africain a tellement de milliers d’années d’existence, mais les êtres qui défilent le long du fleuve Niger et qui s’enroulent dans un drap, dans si peu de choses, possèdent cette dignité et cette intemporalité de l’être humain quel qu’il soit. Ces silhouettes fugaces qui passent ont été à la fois un choc et une révélation pour moi puisque ce fut la première fois où j’ai eu envie de peindre les gens. Après, je suis partie en Guinée où j’ai appris sensiblement les mêmes choses, mais cette fois-ci, à travers une palette froide composée de verts et de bleus.
Pastel, atelier de l’artiste à Paris
Crédits : Patricia Bérubé
P : Lorsqu’on observe vos œuvres récentes, on ne peut s’empêcher de remarquer la place que la lumière y occupe. Comment avez-vous appris à apprivoiser cette lumière, vous qui étiez si familière avec l’obscurité?
C : C’est en allant en Tunisie que j’ai eu à composer avec la lumière dans mes œuvres. En ces lieux, la lumière est si forte qu’elle écrase tout, elle écrase les gens, les pierres et même la terre. C’est également à cet endroit, ainsi qu’à Venise subséquemment, que j’ai développé mon amour pour les bleus. Cependant, j’ai réalisé que pour que la lumière soit vraiment, il faut l’ombre, et l’ombre je ne l’avais apprise nulle part. J’avais appris les ténèbres, mais c’était les ténèbres sans lumière et ça n’avait donc rien à voir. Là, je devais apprendre l’ombre qui construit la lumière, et non pas celle qui l’absorbe. Je suis donc allée à Marseille, me retrouvant dans des conditions de vie très difficiles. À l’époque, le centre-ville appartenait aux gens pauvres, et on creusait pour remettre le tramway. La ville était complètement à ventre ouvert, rappelant fortement la guerre des tranchées. Donc l’ombre, je l’ai vue, je l’ai vraiment vue, mais à travers une humanité, à travers un désespoir et une détresse humaine. Après Marseille, ma fille et moi sommes allées nous installer à Venise où nous avons été accueillies de manière inoubliable. Nous y sommes restées pendant quatre ans, mais nous aurions pu y rester toute notre vie.
P : Pourquoi revenir à Paris alors?
C : Une fois rentrée à Paris, je me suis demandé ce que Venise m’avait apporté dans ce chemin pictural. J’avais l’ombre, la lumière, la matière, la connaissance des palettes chaudes et des palettes froides. Qu’est-ce qui me manquait? Il me manquait le souffle, la respiration, parce que quand j’ai quitté Paris je ne respirais pas. Vingt-cinq ans plus tard, je reviens, je respire, donc j’ai la force de me battre. À l’époque, un de mes garçons faisait ses études de médecine à Paris, alors que je vivais encore en Italie. J’allais donc le voir le dernier week-end du mois et pendant qu’il travaillait comme un fou. En fait, quand je rentrais à Venise, je dessinais les pauvres gens de Paris. Un jour, j’ai fait mon premier grand dessin et, en le terminant, j’ai cherché à comprendre pourquoi je faisais cela. Puis, j’ai compris que si je faisais cela, c’est que j’étais prête à rentrer à Paris. Ça voulait dire que mes crayons étaient devenus des armes, ça voulait dire que j’étais là pour pousser un cri. Tout a un sens, et comme j’illustrais la souffrance de Paris sur papier, j’ai décidé qu’il était temps de rentrer.
Vue d’atelier, Paris
Crédits : Patricia Bérubé
Dès son retour à Paris, les dessins de Christelle Labourgade ont été très bien reçus dans le milieu artistique et son talent fut reconnu à sa juste valeur. Ayant su développer son propre style en pastels, de même qu’au niveau de ses dessins, l’artiste est désormais en pleine recherche de sa propre écriture en huile. S’inspirant de Rembrandt, elle expérimente actuellement diverses techniques dans son atelier situé dans le Marais.
Artiste et femme accomplie, Christelle se distingue grâce à sa façon de voir l’art dans la vie de tous les jours, là où certains sont simplement aveuglés par le quotidien.
Pour suivre les projets de Labourgade, suivez-la sur son site web, au :
www.christellelabourgade.com
Pingback: Blog publications (2014-2016) – Patricia Bérubé