Par Catherine Lafranchise
« Un artiste se doit par définition d’être non conventionnel, il doit déjouer l’autorité et pousser plus loin la réflexion[i] »- Clet Abraham
Fort connu en Italie et plus spécifiquement à Florence, l’artiste français Clet Abraham se démarque au sein de la sphère artistique grâce à sa pratique particulière, soit la transformation de panneaux de signalisation. En effet, ce dernier exerce un type d’art interventionniste qui prend en otage les panneaux routiers et les métamorphoses grâce à des autocollants pour redorer la signalisation urbaine. Dans des villes où chaque recoin jouit d’une histoire et fait partie du patrimoine visuel, Clet impose son art et métamorphose ces espaces, un panneau à la fois.
Crédits : Adrien Lecoursonnais
Détournement interventionniste
Les réalisations de Clet se déroulent généralement à la tombée de la nuit. Il installe des autocollants (qui s’enlèvent facilement) sur des panneaux de signalisation pour ajouter une touche colorée à ces indications qui n’attirent presque plus le regard des habitants du secteur. En créant des scènes rigolotes mettant en scène, entre autres, le fameux personnage noir et stoïque des panneaux, Clet déjoue les conventions urbaines liées à la signalisation routière et s’inscrit dans une démarche de street art de type populaire. Ses œuvres brisent la monotonie de la ville et offrent une image nouvelle qui sort des sentiers battus.
Crédits : Adrien Lecoursonnais
Loin d’associer sa pratique artistique à un acte de rébellion ou à du vandalisme, Abraham définit plutôt son travail comme étant une démarche artistique où il peut communiquer plus facilement avec son public[ii]. Même si sa pratique est aujourd’hui tolérée à Florence, au tout début de ses interventions, en 2010, Abraham a tout de même dû payer des contraventions pour actes de vandalisme et détérioration de la ville. D’ailleurs, il n’hésite pas à envahir par son art plusieurs villes d’Italie, mais aussi Paris, New York, Kyoto, Dublin et bien d’autres, pour diffuser son travail et interagir avec les communautés. Cependant, son travail n’est pas bien reçu dans toutes ces villes[iii] puisqu’il déjoue l’interdit avec sa pratique artistique.
Crédits : Adrien Lecoursonnais
Il y a là une contradiction, car les autorités locales de ces villes persécutent ce genre d’intervention alors qu’il n’est pas le premier et certainement pas le dernier à avoir une pratique artistique in situ, d’autant plus que ses autocollants s’enlèvent facilement sans altérer les panneaux, contrairement aux tags ou aux graffitis. Peut-être est-ce parce qu’il pratique sous son propre nom et revendique à chaque fois les panneaux ainsi modifiés ? Devrait-il agir sous le couvert de l’anonymat pour éviter de se faire pincer par les autorités ?
Crédits : Adrien Lecoursonnais
Interaction avec le public
Cet artiste breton, installé à Florence depuis plus de vingt ans, considère sa pratique artistique[iv] comme un moyen d’échanger avec son public. En pratiquant son art dans les quatre coins de la ville, Abraham s’est vite créé un nom et sa page Facebook a monté en popularité, faisant en sorte que ses interventions soient remarquées par les habitants du secteur. Désormais, il est même possible de visiter une boutique de l’artiste et ainsi repartir avec des panneaux ou des autocollants de celui-ci. Dans une entrevue[v], Clet a même avoué qu’une bonne partie de son public est constitué d’adolescents. Ces derniers le suivent constamment sur Facebook et n’hésitent pas à parcourir la ville pour voir ses œuvres en vrai, plutôt qu’à l’écran.
À mon avis, ce qui donne un sens à la démarche de Clet Abraham est qu’elle est rythmée par l’échange et l’ouverture à son public. Sans le soutien et la reconnaissance de ses admirateurs, il est fort à parier que sa pratique se serait rapidement essoufflée.
Crédits : Adrien Lecoursonnais
Poésie routière
Les œuvres de Clet nous amènent à voir la ville autrement. Lors d’un passage à Florence en 2012, ces panneaux ont rythmé ma visite dans les vieilles rues pavées de cette ville au passé historique. La signalisation trafiquée nous montre des scènes de la vie quotidienne, allant de l’oiseau perché sur une branche à l’homme assis dans sa voiture, jusqu’à la figure d’un ange tombant en chute libre : autant d’images qui font partie de notre imaginaire collectif et qui nous amènent à repenser la signalisation tout en se demandant quels signe ou indication ces autocollants peuvent bien dissimuler.
Crédits : Adrien Lecoursonnais
Le Christ en croix est une de ces œuvres qui a fait couler beaucoup d’encre. À ce propos, l’artiste s’est servi du panneau Impasse, qui a la forme d’un « T » en son centre, sur lequel il a apposé un autocollant représentant la figure du Sauveur, le représentant donc sur une croix. Plusieurs y ont vu une revendication à connotation religieuse énonçant le non-lieu des religions et le fait que celles-ci foncent tout droit vers une impasse à l’époque moderne[vi]. L’artiste a avoué l’avoir conçu pour donner lieu à des discussions, sans toutefois prendre parti dans le débat.
Crédits : Adrien Lecoursonnais
Pour conclure, la pratique artistique de Clet Abraham se joue des panneaux de signalisation envahissants et abondants tout en agrémentant, certes à petite échelle, l’esthétique urbaine de la ville. Sa popularité grandissante lui assurera certainement une reconnaissance à plus grande échelle dans les années à venir.
[i] Tanguy Malibert et Quentin Largouet, Streetosphère, épisode Rome (extrait), 2012, Produit par la Compagnie des Taxi-Brousse et diffusé sur la chaîne Voyage, en ligne. <https://vimeo.com/36985178>. Consulté le 2 octobre 2015.
[ii] Alexandra Korey, « The man behind the stick figure », The Florentine, février 2011, en ligne. <http://www.theflorentine.net/articles/article-view.asp?issuetocId=6577>. Consulté le 2 octobre 2015.
[iii] Clet Abraham a été arrêté à Brest en août dernier, alors qu’il était en train d’appliquer un autocollant sur un panneau routier. Il s’est fait confisquer son matériel par les autorités locales.
[iv] La pratique artistique de Clet Abraham ne se limite pas à ses interventions urbaines. En effet, diplômé de l’École des beaux-arts de Rennes, ce dernier exerce aussi dans le champ de l’art moderne et a déjà exposé ses installations dans plusieurs galeries en Europe.
[v] Tanguy Malibert et Quentin Largouet, loc. cit.
[vi] Alexandra Korey, « The man behind the stick figure », The Florentine, février 2011, en ligne. <http://www.theflorentine.net/articles/article-view.asp?issuetocId=6577>. Consulté le 2 octobre 2015.