Par Valérie Savard
Damir Očko, artiste de Zagreb ayant représenté la Croatie lors de la dernière Biennale de Venise, propose, pour son exposition à Dazibao, un parcours à travers quatre installations vidéo : The Moon shall never take my Voice (2010), TK (2014), We saw nothing but the uniform blue of the Sky (2012) et SPRING (2012). Ces pièces polyphoniques, composites d’image, de musique et de poésie, inscrivent le corps et le son au centre du film et forment une œuvre puissante dont j’ai peiné à demeurer détachée. La tension que les corps des performeurs (vus ou entendus) subissent se répercutait sur le mien, brouillant les frontières entre les deux séries d’expériences, la mienne en tant que spectatrice et celle mise en scène.
L’exposition s’ouvre sur The Moon shall never take my voice, vidéo dans laquelle une jeune femme sourde interprète expressivement, dans la langue des signes, trois textes au sujet de l’expérience du silence. Une impression d’étrangeté se dégage de la rencontre entre l’interprétation de la jeune de la femme, dont souvent seuls les mains et le visage sont éclairés, et la composition musicale qui y est superposée, dont l’interprète n’a pas connaissance. Cette impression provient sans doute de l’utilisation de ces disjonctions performées entre le texte et le son ainsi que dans l’image même, qui nous forcent à nous interroger sur les limites de notre corps et de nos perceptions.
© Damir Očko, The Moon shall never take my Voice, 2010, vidéo (couleur, sonore), 19min16.
Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie Tiziana Di Caro Gallery, Naples.
Crédits : Galerie Dazibao
Sur fond sonore de la récitation d’un poème évoluant autour du mot « intranquillité », TK présente alternativement les images de quatre jeunes hommes aux corps athlétiques debout, en sous-vêtements, sur une berge gelée, et des mains d’un vieil homme souffrant de la maladie de Parkinson, qui écrit avec effort certains vers du poème récité. Ces deux scènes, contrastant fortement au début de la vidéo, évoluent pour se rejoindre dans un même tremblement, soit celui parcourant les membres des jeunes hommes subissant l’épreuve du froid et ceux du malade.
We saw nothing but the uniform blue of the Sky propose une combinaison de vues d’une plage presque déserte, en noir et blanc, et de lampes à vapeur de sodium à basse pression, qui créent une image aux couleurs chaudes où s’élèvent des halos de fumée. En bande sonore, un poème est récité par un homme affecté de troubles du langage qui le font bégayer. Pendant ses silences, la trame musicale semble prolonger l’effort fourni par le lecteur : « Sa difficulté à prononcer les mots et les phrases exhaustivement répétés pendant des semaines [en préparation du film] fournissent non seulement le principal cadre conceptuel et esthétique de l’œuvre, mais insistent sur l’acoustique des mots vocalisés et leur signification : leur poids poétique et politique. »[i]
© Damir Očko, We saw nothing but the uniform blue of the Sky, 2012, vidéo (n&b et couleur, sonore), 12 min.
Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie Tiziana Di Caro Gallery, Naples.
Crédits : Galerie Dazibao
La dernière installation vidéo, SPRING, expose trois performances physiques intercalées de courtes scènes dans lesquelles un volcan entre lentement en éruption. Traversant la vidéo, quatre poèmes s’entremêlent et rejoignent les séquences cinématographiques, surajoutant aux thèmes de l’oppression et de la résistance qui se dégagent de celles-ci. Dans la première, une contorsionniste effectue ses mouvements avec lenteur. Le focus de la caméra se porte sur ses côtes, son sternum et son ventre. Dans la lenteur des mouvements, on voit la force de contrôle qu’elle impose à son corps et l’effort que celui-ci doit produire pour respirer. La deuxième scène montre, en plan rapproché, le bas du visage et le cou d’un avaleur de sabre en plein exercice. En même temps que l’on voit sa main pousser l’épée au fond de sa gorge, on est témoin des réflexes de rejet induits par son œsophage. Le troisième tableau exhibe un équilibriste et sa lutte pour demeurer sur ce qui est, littéralement, une corde raide.
© Damir Očko, SPRING, 2012, vidéo (couleur, sonore), 19 min 58 s.
Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie Tiziana Di Caro Gallery, Naples.
Crédits : Galerie Dazibao
Pendant le visionnement de ces trois dernières productions, je me suis rendue compte que je fournissais un effort physique avec les performeurs qu’on me présentait, effort que je pouvais projeter sur l’image. Or, force m’était d’admettre qu’il n’existait pas d’équivalent, dans mon expérience de spectatrice, de cette confrontation aux limites corporelles véhiculée par les performeurs des films d’Očko. Cette expérience physique a fait surgir en moi une réflexion à propos du corps étant inscrit dans chacune de ses œuvres : à propos de l’effet de l’environnement (ici naturel, mais il est aisé d’extrapoler à l’environnement social) sur celui-ci – et réciproquement –, mais aussi sur le contrôle qu’on lui impose de nous-mêmes, volontairement ou non, de l’extérieur. Selon moi, cette pensée profondément politique qui, traversant le corps du spectateur, produit un effet durable, participe de la force de cette œuvre aux strates significatives multiples et complexes.
Damir Očko
Jusqu’au 9 avril 2016
Dazibao
5455, avenue de Gaspé
Métro Laurier
Mardi — samedi : 12 h à 17 h
Crédits pour l’en-tête :
© Damir Očko, TK, 2014, vidéo (couleur, sonore). Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie Tiziana Di Caro Gallery, Naples.
Crédits : Galerie Dazibao
[i] Pamphlet d’accompagnement de l’exposition.