Par Amy Éloïse Mailloux
Depuis le 18 février dernier est présenté, au Musée McCord, le résultat d’une résidence de l’artiste Nadia Myre. Decolonial Gestures or Doing it Wrong? Refaire le chemin est une installation[i] portant sur l’appropriation de symboles autochtones par la population occidentale au XIXe siècle et leur réappropriation contemporaine par l’artiste. J’ai eu l’occasion de visiter l’exposition avec Guislaine Lemay, conservatrice des volets ethnologie et archéologie du musée. Compte-rendu de cette visite enrichissante.
Vue de la salle d’exposition
© Marilyn Aitken, Musée McCord Museum
Le Musée McCord : coffre-fort historique et facilitateur de créations nouvelles
Le programme Artiste en résidence invite des artistes contemporains à s’inspirer des collections historiques du Musée pour créer de nouvelles œuvres. C’est à partir de la collection d’objets ethnologiques et archéologiques des peuples autochtones, forte de plus de 16 400 objets, que Nadia Myre a formulé sa réflexion, grâce à un riche travail de collaboration avec les conservateurs du Musée.
Le fait de confronter les collections du Musée à de nouvelles œuvres créées de A à Z porte à se questionner sur le rôle de l’institution à travers l’histoire. Dans ce cas-ci, où on s’intéresse à des artefacts de peuples autochtones et à la représentation de ceux-ci par les Blancs, une critique sur la décontextualisation causée par le musée survient : comme l’artiste le soulève dans un cartel, ces artefacts ont forcément été « retirés de leurs communautés [ii] » une fois collectionnés.
Le Conseiller des Dames et des Demoiselles. Journal d’économie domestique et de travaux à l’aiguille
Administration et Rédaction, Paris, 1852. Périodique mensuel (1847-1892), vol. 5. Musée McCord, RB-2203
Réappropriation
Pour réaliser ses quatre œuvres, l’artiste algonquine s’est basée sur des livres de demoiselles. Ces ouvrages, destinés aux bourgeoises blanches, regorgent de recettes, partitions musicales, images de mode, etc. On y retrouve aussi des patrons pour la fabrication d’objets décoratifs, dont beaucoup sont inspirés de la culture autochtone et des techniques d’artisanat lui étant propres. Déjà à l’époque, les auteurs de ces patrons n’hésitaient pas à s’approprier des objets d’une autre culture pour les adapter au goût occidental de l’exotisme, si populaire en cette fin du XIXe siècle.
Fait intéressant, Mme Lemay me disait soupçonner que les femmes autochtones avaient accès à ces livres via des missionnaires, entre autres. Il semble donc que ces femmes elles-mêmes fabriquaient ces objets modifiés aux goûts bourgeois, simplement pour les vendre.
Jules-Ernest Livernois, Innue fabriquant un panier, Pointe-au-Pic (La Malbaie), Québec, vers 1890, don de David Watson, Musée McCord, MP-1994.26.78
Cependant, plus d’un siècle après, Myre répète l’acte d’appropriation en réalisant sa propre interprétation de ces patrons colonialistes. Son processus est le suivant : quelqu’un lui lit les instructions de patrons sélectionnés, en omettant tout mot référant à l’objet en question [iii] . À partir de ces enregistrements, l’artiste réinvente les objets décrits, se fiant à sa connaissance des peuples autochtones, dont elle est elle-même issue.
Fabrication
Au centre de la pièce, sur une plateforme, 100 minutes de film sont projetées en continu. Il s’agit des mains de Nadia Myre en plein processus créatif. Dans l’extrait démontrant la confection du panier, on la voit se débattre avec un crochet et une bobine de fil très fin, puis s’arrêter et défaire une partie de l’ouvrage. Cet exemple est particulièrement évocateur des nombreuses heures passées à la création, car l’artiste ignorait comment travailler le crochet jusque-là : à l’écoute des instructions, elle a dû apprendre la technique pour mener à bien sa démarche artistique.
Acts that Fade Away, Nadia Myre, 2016. Vidéo, 100 min. Montage par Brian Gardiner
Privée de la moindre image pour l’aider à visualiser ce qu’elle fabriquait, il a fallu à Nadia Myre faire plusieurs essais et erreurs. Néanmoins, ses connaissances des pratiques autochtones lui ont facilité la vie dans d’autres exemples, comme celui des mocassins où du perlage était nécessaire.
Deux niveaux de réflexion
D’un côté, cette exposition porte à réfléchir à l’histoire du Québec et du Canada et aux relations entre les Blancs et les Autochtones. En se réappropriant aujourd’hui des motifs et des pratiques déjà réappropriés par les Blancs au XIXe siècle (et même depuis les débuts du colonialisme), l’artiste nous ouvre les yeux sur une histoire pas si joyeuse, particulièrement dans le contexte actuel [iv] .
William Notman, François Gros-Louis, Huron-Wendat, Montréal, Québec, 1866, Musée McCord, I-20033
D’un autre côté, on amorce ici une réflexion sur le rôle muséal. En effet, n’est-il pas déjà colonialiste de récolter des objets de cultures variées pour les exposer ensuite côte à côte dans un musée, comme pour les comparer? Nadia Myre propose ici de nous demander s’il est réellement possible de recréer « un héritage culturel en l’absence du paysage social, politique et culturel qui lui est propre.[v] »
Ces dualités sont clairement évoquées dans Decolonial Gestures or Doing it Wrong? Refaire le chemin, exposition dont le titre même évoque la volonté de l’artiste : « décoloniser » les musées et les arts visuels contemporains.
Nadia Myre, Mocassins, 2015
Mocassins, 1865-1900, Haudenosaunee, Peau tannée et fumée, étoffe de coton, velours, ruban de soie, perles de verre, papier, paillettes de métal, fil de coton. Don de la Succession de Mlle Anne Ross McCord. Musée McCord, M969.1-2
Alors qu’il s’agit d’une petite exposition, elle se révèle riche en codes et en éléments de réflexion. Bien qu’il soit très intéressant de réfléchir au processus créatif de l’artiste, le McCord nous permet aussi d’aborder les liens qui nous unissent aux peuples autochtones d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Cette visite remet aussi en question le rôle d’un artiste dans un musée d’histoire ainsi que le rôle de ce dernier dans la création artistique. Si cette visite du musée m’a ouvert les yeux sur une chose, c’est bien sur le travail de collégialité pouvant se produire au sein d’une institution, et ce, pour le bien de la création artistique.
Decolonial Gestures or Doing it Wrong? Refaire le chemin
Jusqu’au 29 mai
Musée McCord
690, rue Sherbrooke Ouest
Métro Peel
Mardi : 10 h à 18 h, mercredi : 10 h à 21 h,
jeudi – vendredi : 10 h à 18 h et samedi – dimanche : 10 h à 17 h
http://www.nadiamyre.net/
En-tête : Artiste inconnu, Femmes autochtones vendant des objets perlés, copie réalisée par William Notman en 1863, Musée McCord, I-8284.0.1
[i]On retrouve dans l’installation objets et photographies historiques, ainsi que vidéos, extraits sonores et quatre objets créés par l’artiste en 2015-2016.
[ii]Nadia Myre, cartel de présentation de l’exposition, Musée McCord-Stewart, 2016.
[iii]Des extraits des enregistrements audio en question sont disponibles pour écoute dans l’installation. On peur donc entendre, par exemple dans l’instruction pour la fabrication du mocassin, quelque chose comme « Sur le dessus du (son de cloche), cousez trois rangs de perle… »
[iv]La remise du rapport de la commission de vérité et réconciliation est très récente. Le thème de l’histoire des Autochtones et de leur état actuel est encore très frais dans les actualités. Au moment d’écrire ces lignes était présentée au théâtre Espace Libre la pièce Native Girl Syndrome, portant sur le phénomène de l’itinérance chez les femmes autochtones. Caroline Montpetit, « Sur les traces de l’itinérance autochtone », Le Devoir, 9 mars 2016, en ligne. <http://www.ledevoir.com/culture/danse/464930/danse-sur-les-traces-de-l-itinerance-autochtone>. Consulté le 9 mars 2016.
[v]Nadia Myre, cartel d’exposition, Musée McCord-Stewart, 2016.