Par Laurence Perron
Depuis le mois de mars se tient au Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) l’exposition Make every show like it’s your last de l’artiste britannique Ryan Gander. Souvent mentionné pour sa qualité humoristique et sa volonté farouche d’impliquer le spectateur dans une démarche interprétative, le travail de Gander cherche à mobiliser les visiteurs dans la compréhension de l’objet qu’ils regardent. Si Gander n’est pas le seul à exprimer l’importance d’engager un dialogue entre l’œuvre et celui qui l’observe, ses stratégies d’interpellation restent d’une singularité ingénieuse et stimulante pour celui qui s’y confronte.
The Klingon frowns and simply replies (2008), une plaisanterie affichée à l’entrée sur un cartel d’exposition, oriente déjà la compréhension du spectateur vers certains motifs récurrents chez Gander. D’abord, la mise en scène de l’opacité que l’on attribue au langage artistique, qui s’illustre dans la confrontation oratoire d’un Klingon[i] et d’un artiste qui n’arrivent pas à se comprendre – l’illisibilité marquée du langage Klingon faisant contrepoids à celle que l’on suppose au langage de l’artiste. Ensuite, la volonté de brouiller l’étanchéité des frontières entre culture de masse – par la récupération d’un archétype issu de Star Trek – et une culture érudite – en choisissant le médium classique du cartel. Ces métissages s’effectuent tous sous l’égide d’un humour qui m’apparaît relever essentiellement d’une intention de restaurer la part ludique parfois occultée de l’art conceptuel.
Ryan Gander, C++, 2013
Avec l’aimable permission de l’artiste et de la Lisson Gallery.
© Martin Argyroglo
Ainsi, la plupart des œuvres présentées jouent et rejouent ces motifs selon diverses configurations, toutes intrigantes. C++, par exemple, constituée d’une série de disques de verres qui ont servi de palettes pour la réalisation de cent portraits peints de mémoire, n’est rendue compréhensible qu’à la lecture des pamphlets explicatifs qui transforment l’expérience muséale en jeu d’association spéculatif entre descriptions scripturales et résidus picturaux d’une toile dont on parle finalement sans la voir, puisque les portraits sont ou bien détruits, ou bien conservés dans la collection personnelle de l’artiste. Le titre de l’œuvre, C++, pointe lui-même l’hermétisme du code de lecture, mais aussi au travail d’interprétation en cours puisqu’il renvoie à un langage de programmation informatique, soit un discours qui nécessite d’être déchiffré ou traduit pour être compris. Rappelons aussi que le C++ est un langage libre de droits et que, par conséquent, chacun est autorisé à en faire usage, à la manière des énigmes que nous livre Gander.
Ryan Gander, I Is… (IV), 2013
Avec l’aimable permission de l’artiste et la Lisson Gallery
© Patrick Quayle
I is…, une série de trois sculptures, a été réalisée à partir de cabanes improvisées, bâties par la fille de l’artiste. Les cabanes, faites de parapluies, de chaises et de couvertures, sont ensuite reproduites en résine de marbre. Une occasion supplémentaire de comprendre les travaux de Gander comme une combinaison entre le ludisme propre aux jeux créatifs et les codes de l’institution : ici, les constructions imaginaires de l’enfance sont littéralement drapées, voilées par la présence du marbre qui, quoiqu’elle les dérobe au regard, en laisse deviner les contours. Le drap de marbre fait écran mais, comme la double définition de ce mot le suggère, il permet à la fois de bloquer le regard et de lui offrir une surface de projection blanche où esquisser ses propres images. Encore une fois, le choix du titre semble significatif en ce qu’il pointe, par son chancèlement grammatical, la difficulté de produire des énoncés artistiques qui soient susceptibles de parvenir à ceux auxquels on les destine. I is.. incarne le passage du je de l’artiste au est du spectateur et de ses interprétations multiples, car après tout, entre le I et le is, il ne manque que le s marquant un pluriel.
Interprétation d’ailleurs toujours libre d’être renouvelée, reproduite ou recomposée à la manière de Mostly english… not forever more, une feuille volante arrachée à un livre fictif dont chaque page serait composée d’un recto et d’un verso qui forment une boucle lisible à l’infini, et que le visiteur doit défroisser avant de la remettre au sol telle qu’il l’a prise. Quant aux feuillets explicatifs volumineux, s’ils semblent d’abord constituer un obstacle à l’expérience du spectateur, ils deviennent bien vite partie intégrante de celle-ci en contribuant à l’obstacle qu’oppose le langage et à la mise en scène constante des rapports de médiation qui sont chers à Gander.
L’implication du spectateur est donc toujours teintée de ludisme, mais aussi d’une certaine forme de subversion qui l’invite à enfreindre les limites symboliques et aussi physiques qui le séparent de l’œuvre, tantôt parce qu’il doit en altérer les composantes et entrer lui-même dans l’espace de celle-ci, tantôt parce que l’œuvre elle-même sort de son cadre pour contaminer les murs environnant. C’est le cas dans la série Bad Language, qui poursuit ses motifs colorés en dehors de l’espace réservé. De ce point de vue, elles débordent littéralement de l’exposition, à la manière dont Gander nous encourage nous même à déborder de ce que nous voyons, à dépasser l’ossature proposée pour présupposer la silhouette des sens possibles. Il me plaît d’imaginer que Gander, dans la lignée de ses propositions ludiques, nous présente une exposition qui, à la manière des coloriages enfantins, est toujours plus riche et inventive lorsqu’elle fait irruption hors des contours tracés.
Makes every show like it’s your last – Ryan Gander
Jusqu’au 22 mai
Musée d’art contemporain de Montréal
185, rue Sainte-Catherine Ouest
Métro Place des Arts
Mardi – dimanche : 11 h à 18 h et mercredi : 11 h à 21 h
En en-tête : Ryan Gander, Magnus Opus, 2013. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la Ishikawa Collection, Okayama. © Martin Argyroglo
[i] Un Klingon est un personnage de la série culte Star Trek, une figure souvent réutilisée dans la culture populaire.