Par Juliette Marzano-Poitras
Pionnière de l’art de la performance et de la vidéo, l’artiste américaine Joan Jonas présente à DHC/ART une rétrospective de sa pratique des cinquante dernières années. Commissariée par Barbara Clausen, professeure d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal, cette première au Canada parcourt la production de l’artiste multidisciplinaire jusqu’à sa plus récente installation, intitulée They Come to Us without a Word. Conçue pour représenter le Pavillon des États-Unis lors de la 56e Biennale de Venise, cette dernière est une exclusivité sur le territoire nord-américain.
Un parcours multidisciplinaire
À travers un éventail de médias, la production de Jonas explore des questions entourant l’identité, la matérialité, la narrativité et sa déconstruction, les particularités culturelles et les politiques environnementales. Sa formation en histoire de l’art et en sculpture s’observe à travers son approche gestuelle, spatiale, matérielle, de même que ses références anthropologiques et littéraires. Ses performances interpellent le corps, mais également les technologies. Âgée de trente-deux ans lorsqu’elle expose pour la première fois, dans les années 1960, l’artiste inscrit pourtant toujours son travail dans l’air du temps, ce que nous prouve avec brio l’exposition From Away.
Joan Jonas, They Come to Us without a Word, 2015. Image tirée de la bande vidéo.
Avec l’aimable permission de l’artiste.
L’archive performée
L’exposition découle d’une collaboration de longue date entre la commissaire et l’artiste. En effet, From Away succède implicitement à After the Act : The (Re) Presentation of Performance Art, une exposition de 2005 présentée par Barbara Clausen au MUMOK, en Autriche, et qui reprenait à l’aide d’archives certaines oeuvres de Joan Jonas. L’ambition du projet était d’interroger la valeur du document matériel et d’y produire un dialogue entre le passé et le présent.[i]
Pour la professeure d’histoire de l’art, l’archive est performative. Unique trace accessible de l’évènement passé, elle réactive l’oeuvre dans la mémoire collective et participe à son historicisation[ii], faisant paradoxalement de l’art de la performance un art de l’image et du document[iii]. Son pouvoir est tel qu’il alimente toute une mythologie autour de ses manifestations, canonisant du même coup ce qui appartient irrévocablement au passé.
Joan Jonas, They Come to Us without a Word, 2015. Image tirée de la bande vidéo.
Avec l’aimable permission de l’artiste.
Moteur de l’exposition From Away, cette thèse dialogue véritablement avec la démarche artistique de Jonas. En effet, dès ses débuts, l’artiste de performance s’entoure de Babette Mangold, documentariste alors connue du milieu new-yorkais[iv]. Ses actions étant ainsi enregistrées, Jonas accumule objets, formes et images pour les réutiliser et reconstruire ses prestations. L’archive participe ainsi à conserver le fragment du geste éphémère, actualisant sans cesse l’intention artistique.
À chaque niveau de DHC/ART sont installées des traces matérielles d’œuvres performées à divers moments, se reflétant simultanément les unes aux autres. L’étage dédié à Organic Honey, une série de performances composée de six versions effectuées entre 1972 et 1980, est probablement le plus significatif. Images, articles de presse, sons, bandes vidéo expérimentales et dessins emplissent l’espace, faisant état des multiples variantes du projet. Son aspect éclaté et fragmentaire déstabilise le spectateur dans son envie de reconstruire la linéarité des performances.
Politique et poésie
À partir des années 1980, la pratique de Jonas se tourne vers une approche narrative. La trace et le fragment sont alors utilisés pour créer des collages, qui convoquent la nature, dans sa puissance et sa fragilité, le récit et la poésie. Inspiré des extraits du roman de Halldór Laxness, Reanimation est une installation qui réfère métaphoriquement au destin sombre des glaciers. La superposition d’un film, représentant la main de Jonas dessinant à l’encre sur glace ; de traces de gouttelettes noires, créées par l’ombre projetée d’une sculpture ; et d’images de paysages nordiques renvoie aux effets pervers du pétrole sur l’environnement.
Reanimation est la source d’inspiration de la dernière installation multimédia They Come to Us without a Word, clou de l’exposition. Utilisant un langage poétique personnel, l’artiste a conçu cinq pièces qui évoquent toutes un thème associé à l’impact irréversible des hommes sur la nature. La naïveté enfantine, le monde animal, la matérialité et le conte lyrique s’entremêlent et forment un récit poétique continu, liant les salles l’une à l’autre.
Joan Jonas, They Come to Us without a Word, 2015. Image tirée de la bande vidéo.
Avec l’aimable permission de l’artiste.
L’exposition From Away est vraisemblablement le fruit d’une collaboration étroite entre l’artiste et la commissaire où chacune, à sa manière, s’approprie le travail de l’autre. Clausen et Jonas nous offrent à voir un collage aux multiples couches interprétatives et lyriques. Présentée jusqu’au 18 septembre, l’exposition s’accompagne d’une série d’évènements, dont une conférence-performance avec Joan Jonas et le compositeur jazz de certaines des pièces exposées, Jason Moran (27 mai) et des performances avec Tanya Lukin Linklater (21 juin) et Simone Forti (22 juin).
From Away
Jusqu’au 18 septembre 2016
DHC/ART
451 et 465, rue Saint-Jean
Métro Square-Victoria
Mercredi — vendredi : 12 h à 19 h et samedi — dimanche : 11 h à 18 h
En en-tête : Joan Jonas, They Come to Us without a Word II, 2015. Extrait de performance, Teatro Piccolo Arsenale. Musique par Jason Moran et Joan Jonas.
© Moira Ricci, avec l’aimable permission de l’artiste.
[i] Barbara Clausen, After the act : the (re)presentation of performance art, Wien, MUMOK Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, 2007, p. 8.
[ii]Ibid., p. 7.
[iii]Ibid., p. 7.
[iv]Ibid., p. 11.