Let’s be Open About… : l’art conceptuel, aujourd’hui

Par Valérie Savard

En 2012, une constellation de galeries à travers le Canada mettait sur pied l’exposition itinérante d’envergure Trafic. L’art conceptuel au Canada[i] (1965-1980). Cette exposition proposait une traversée exhaustive des manifestations de l’art conceptuel dans leur développement au Canada, et assertait donc nécessairement le trouble politique des années 1960, de l’expérience de l’après-guerre au boom du développement des technologies de l’information. Si cet événement intégrait le tournant linguistique de l’art conceptuel, la dernière exposition de Dazibao en fait, pour sa part, son pivot. Let’s be Open About… L’art conceptuel, qui s’attache à l’exploration de la multiplicité des manifestations actuelles de cette forme, s’ouvre en effet sur Sentences on Conceptual Art (1969) de Sol LeWitt, manifeste d’un art où l’idée prime sur l’objet créé et où le visuel est indissociable de son énoncé. C’est ainsi en conservant en tête des phrases telles que : « 10 – Les idées à elles seules peuvent être des œuvres d’art; elles font partie d’une chaîne de développement susceptible de trouver une forme. Toutes les idées n’ont pas besoin d’être matérialisées[ii] », que le regardeur devrait débuter son parcours à travers neuf œuvres[iii] qui, chacune à sa façon, ouvrent une fenêtre sur la complexité des rapports entre l’art, l’artiste et le langage.

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Vue de l’exposition LET’S BE OPEN ABOUT…L’ART CONCEPTUEL (2016)
© Marilou Crispin

« 20 – L’art réussi transforme notre compréhension des conventions à travers la modification de nos perceptions. »
Ceci est (This is a film), œuvre teintée d’humour de l’artiste montréalaise Émilie Serri, a été judicieusement choisie pour accueillir le spectateur à son entrée dans la galerie. Ce film qui, techniquement, n’en est pas un, n’ayant pas recours au support filmique, présente en boucle une série d’énoncés écrits en caractères blancs sur fond noir à propos du film en question, sans pour autant en offrir même une image au regard. À ces phrases, qui se superposent et deviennent ainsi illisibles, est surimposée une voix dont le décalage du propos laisse voir l’écart entre les définitions populaire et institutionnelle d’un même film. Ainsi, au même moment où le regardeur lit : « Ceci est un film sérieux. », la voix déclare : « Il s’agit d’un film par un universitaire pour des universitaires. » Dans le brouillage des phrases, de même que dans l’effort qu’il doit fournir pour occulter la voix et parvenir à lire la phrase projetée, le spectateur se voit imposer malgré lui un certain point de vue.

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Rosika Destroyers, The Creative Industry of Mary Linwood (2016)
Vue de l’exposition LET’S BE OPEN ABOUT…L’ART CONCEPTUEL (2016)
© Marilou Crispin

« 18 – On comprend l’art du passé en lui appliquant les conventions du présent, mécomprenant ainsi l’art du passé. »
Dans The Creative Industry of Mary Linwood, Rosika Desnoyers recrée une sorte de ligne du temps de la réception critique des travaux d’aiguille effectués par Mary Linwood à l’époque de la Régence. Comparée à Praxitèle par le Monthly Mirror en 1800, Linwood est maintenant qualifiée par le Tate Britain (2014) d’inclassifiable et manquant à la fois d’originalité et d’authenticité. L’œuvre de Desnoyers s’articule davantage autour de l’idée artistique que des créations de Linwood elle-même, toutefois elle questionne ainsi non seulement la contingence du regard critique institutionnalisé, mais aussi la reconnaissance de la femme dans le milieu artistique.

« 24 – La perception est subjective. »
Allegory, or, The Perils of the Present Tense, installation vidéo d’Alejandro Cesarco, constitue (subjectivement) le point d’orgue de cette exposition. Peut-être la plus narrative, l’œuvre, qui alterne entre images et fragments de texte, ouvre l’espace d’une subjectivité mémorielle qui invite le spectateur à l’investir. Images et texte sont ici indissociables. S’« il y a une limite à ce qui peut être dit », et « si le texte nécessite son ombre[iv] », sans celui-ci les images – une poignée de celles-ci, qui reviennent en boucle dans différents contextes – seraient disjointes, asignifiantes.

Le mandat que se sont donné les commissaires de cette exposition d’offrir un panorama de l’art conceptuel actuel à travers ses différents objets de réflexion est réussi. Or, l’omniprésence d’une métaréflexion sur l’art, qui est médiée en grande partie par le langage, rend difficile la cohabitation, dans un espace restreint comme celui de Dazibao, de ces œuvres dont les voix s’entremêlent parfois au point de se parasiter mutuellement. C’est le cas, par exemple, de la complexe installation vidéo de Cesarco, qui requiert une attention dans la lecture malheureusement submergée par la voix du « film » d’Émilie Serri, à sa droite, et à sa gauche, par la bande audio pulsatile qui accompagne l’installation vidéo Interrogation, d’Ignas Krunglevicius.

Let’s be Open About… L’art conceptuel
Jusqu’au 18 juin 2016
Dazibao
5455, avenue de Gaspé
Métro Laurier
Mardi — samedi : 12 h à 17 h

En en-tête: Vue de l’exposition LET’S BE OPEN ABOUT…L’ART CONCEPTUEL (2016)
© Marilou Crispin


[i]L’exposition était organisée par l’Art Gallery of Alberta, la Justina M. Barnicke Gallery (University of Toronto) et la Vancouver Art Gallery, en partenariat avec la Leonard & Bina Ellen Art Gallery (Université Concordia) et Halifax, INK.
[ii]Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art (1969).
[iii]Mount Rundle de Jo-Anne Balcaen, Allegory, or, The Perils of the Present Tense d’Alejandro Cesarco, Notes on Blue de Moyra Davey, The Creative Industry of Mary Linwood de Rosika Desnoyers, Un exemplaires de Supersititions à donner par jour d’Alexandre Jimenez, Interrogation d’Ignas Krunglevicius, 33 Minute Stare et Trying to Remember, Sometimes Wishing I Could Forget de Kelly Mark, Variations d’Elise Rasmussen, et Ceci est (This is a film) d’Émilie Serri.
[i]Je traduis certains des fragments textuels apparaissant dans l’installation vidéo de Cesarco.

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