Par Laurence Perron
Les locaux d’Arsenal art contemporain, ceinturés de leurs murs bétonnés, sont un lieu tout indiqué pour s’adonner à la célébration de l’art numérique et de l’intrusion des technologies dans le milieu artistique. En cet endroit, qui fut autrefois un chantier naval, l’atmosphère industrielle laissée intacte rend tout à fait propice une réflexion portant sur les places qu’occupent l’art et la machine dans nos vies modernes, mais aussi sur la manière dont elles sont désormais pétries de leur influence respective. L’art investit ici les espaces propres à l’usine pour se les réapproprier dans une scénographie autoréflexive. C’est sans doute pour cette raison que, malgré la multitude d’œuvres présentées, l’exposition évite l’écueil de la discontinuité en donnant à son public l’impression d’un parcours homogène dans lequel les œuvres se suivent, sans toutefois se ressembler. Car c’est une autre force d’AUTOMATA que de donner à voir ces œuvres, qui s’articulent toutes autour d’une même thématique sans pour autant produire l’impression de tomber dans la redondance des propositions. Dans le cadre d’AUTOMATA, la réitération favorise moins une redite qu’un dialogue où les variations sur un même thème permettent d’aborder de manière nuancée et polysémique la problématique que suscitent nos interactions avec la machine.
Par ailleurs, la devise de la Biennale internationale d’art numérique (BIAN) promet à son spectateur un « art fait par les machines pour les machines [i]». Un mandat prometteur, mais qui me semble mal cerner ce qui est véritablement à l’œuvre dans les salles d’Arsenal. En effet, s’il est vrai que l’exposition prend pour objet la machine, il me semble néanmoins que les réflexions et les réactions qu’elle suscite relèvent bien davantage du rapport qu’elle entretient avec l’homme – qu’il s’agisse de son créateur ou de son spectateur. En ce sens, tout AUTOMATA pointe vers un sujet non nommé, mais qui agit comme référent ultime de la plupart des propositions : l’organique. Déjà, le choix d’intituler l’exposition AUTOMATA semble désigner ce dernier comme point nodal de l’exposition. L’automate n’est-il pas, après tout, une machine façonnée par l’homme et imitant l’apparence et les comportements du corps organique de son créateur ?
Ujoo + Limheeyoung, Machine with Hair Caught in It, 2015
© Ujoo + Limheeyoung
C’est, en tous cas, ce que beaucoup d’œuvres semblent mettre en jeu. Le collectif coréen Ujoo + Limheeyoung, avec Machine with Hair Caught in It, où des cheveux – qui sont d’ailleurs l’une des dernières traces du corps à disparaître après la mort – sont filés par les rouages d’un engrenage, rend compte de cette intrication entre mécanique et organique. Silence of The Wolf_Secret Keeping Machine produit un effet similaire par le mouvement lent et pulsatile de son dispositif, qui rappelle celui de la respiration. La Mega Hysterical Machine de Bill Vorn est quant à elle produite dans le but avoué de susciter, selon son cartel, « l’empathie du spectateur envers un personnage qui n’est rien d’autre qu’une structure métallique articulée. » Elle fonctionne à la manière du système nerveux autonome – celui dont relèvent la digestion ou la respiration —, ce qui renvoie à une organicité inconsciente, incontrôlée.
Nelmarie Du Preez, Loops of relation, 2013
© Nelmarie Du Preez
Nelmarie Du Preez, dans Loops of Relation, construit avec son ordinateur une relation qui se présente comme une citation du duo Abramovic/Ulay. Du Preez et Gui – son ordinateur – miment donc, chacun avec son corps, l’un organique, l’autre numérique, une collaboration qui engage le sujet dans une violence de la chair performée. Un autre type de relation s’élabore dans Them Fucking Robots, une vidéo dans laquelle Norman White et Laura Kikauka construisent deux robots pourvus d’organes sexuels dans le but de les faire copuler à l’occasion d’une performance. Ce qui se déploie dans chacune de ces œuvres semble être, au fond, le témoignage d’une obsession pour l’organicité dont celles-ci sont dépourvues, mais qu’elles cherchent cependant à rejouer sur le mode mécanique. Que peut la machine et que peut l’homme ? Il semble qu’en se demandant comment respirent, digèrent, s’accouplent, pleurent, chantent ou frappent les machines, on cherche avant tout à comprendre la spécificité humaine de ces comportements et ce que nous en disent les corps artificiels ou virtuels.
Robotlab, BIOS [BIBLE], 2007
© Robotlab
Plutôt que des machines s’adressant à des machines, nous avons donc droit à des individus qui échangent avec des individus par le biais d’automates de toutes sortes. Ce qui apparaît clair, c’est que les artistes qui présentent à AUTOMATA tentent de saisir à quel point et selon quels paramètres le destin de l’homme et de la machine sont liés.
BIOS [BIBLE] de Robotlab, une machine retranscrivant les Écritures saintes, porte dans son appellation même l’intrication existant entre le mécanique et le biologique qui l’engendre et par lequel il est à son tour engendré. Il nous permet également de mettre en perspective le rapport de filiation entre l’ordre du périssable et celui de l’éternel, où l’homme et la machine occupent chacun la position de démiurge, l’un par son rôle génésique, l’autre parce son caractère d’immortalité. L’irruption de la question divine n’est finalement pas anodine, mais plutôt cruciale à la compréhension d’une exposition qui traite de questions post-humaines. Le Narcisse de Pascal Haudressy, une toile numérique que les glitches font passer de statique à organique, le signifie lui aussi à sa manière : la machine opère comme un miroir de l’homme dans lequel il trouve une possibilité de refléter son devenir. Miroir, et alors créature à l’image de son créateur : en ce sens, la machine s’inscrit dans un rapport sacré à l’homme à partir du moment où elle en est l’image spéculaire, l’altérité à partir de laquelle se définit celui qui la nomme.
La machine porterait en elle ce futur parce qu’elle est signe de progrès technologique, mais aussi, et surtout, parce qu’elle recentre l’homme au cœur de la paternité de sa propre identité. C’est donc en jouant et rejouant les modalités de l’existence machinique que les artistes présentés à AUTOMATA s’interrogent sur les paramètres d’un futur où les machines sont indissociables de ceux qui les ont imaginées aussi brillamment.
AUTOMATA (Biennale internationale d’art numérique)
Jusqu’au 3 juillet
Arsenal art contemporain
2020, rue William
Métro Georges-Vanier
Mardi – mercredi : 11 h à 18 h, jeudi – vendredi : 11 h à 20 h et samedi – dimanche : 10 h à 17 h
En en-tête: Pascal Haudressy, Narcisse, 2015
© Pascal Haudressy
[i]Biennale internationale d’art numérique (BIAN), en ligne. <http://elektrafestival.ca/bian>. Consulté le 6 juin 2016.
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