Moutons électriques et vecteurs de mouvements. Running Women à la Cinémathèque québécoise

Par Eli Larin

Le début du mois de juillet marquera la fin de la troisième Biennale d’art numérique de Montréal. Avec une programmation large et diverse, que la revue Ex_situ a d’ailleurs bien couvert (articles de Patricia Bérubé et de Laurence Perron), il est peut-être difficile de manquer les plus petites expositions et projections étalées à travers la ville. Parmi celles-ci, la projection Running Women de Minha Ying, se déroulant à la Cinémathèque québécoise jusqu’au 26 juin, vaut certainement le détour, d’autant plus qu’elle permet d’intéressantes réflexions sur la nature de l’intelligence artificielle.

Running Women, ou 129 600 vecteurs de mouvements
Sur trois écrans, des jambes de femmes traversent un espace blanc au ralenti, de droite à gauche. Les larges projections offrent une vue surdimensionnée des jambes et une musique ambiante, aux sonorités inquiétantes, introduit de la tension dans l’expérience de l’oeuvre. En s’approchant des écrans, il est possible de voir que les jambes sont constituées de lignes. Il s’agit en fait de près de 129 600 vecteurs de mouvements générés par des algorithmes physiques et mathématiques, avec l’aide du programme de codage C++, Open Frame Works[i]. À travers l’analyse d’images tournées en haute définition, des vecteurs bidimensionnels sont générés et combinés pour créer un effet miroitant. Il ne s’agit pas de la première oeuvre créée avec des vecteurs de mouvement pour l’artiste coréen Minha Yang, dont le travail tend à révéler la nature contemplative d’oeuvres générées par des algorithmes[ii]. Dans une entrevue réalisée par The Creators Project de Vice Magazine, il explique qu’il tente dans sa pratique de créer des oeuvres numériques qui ont le pouvoir de changer la société.

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Minha Yang, Running Women
© Minha Yang

Le mouvement tel que documenté par Eadweard Muybridge
S’il est évidemment difficile de créer des oeuvres avec autant d’impact, il reste que Running Women évoque les possibilités de notre nouvelle réalité digitale. En se servant de technologies récentes pour explorer le mouvement humain, l’artiste travaille de façon très similaire aux explorations photographiques d’Eadweard Muybridge (1830–1904). Le photographe britannique réussit en 1878 à découper les mouvements du galop de cheval, prouvant que les quatre pattes de l’animal sont simultanément dans les airs, révolutionnant ainsi la perception et la représentation du mouvement[iii]. Il publie par la suite une série d’études chronophotographiques sur les mouvements du corps humain avec The Human Figure in Motion (1901) et est aussi considéré comme un des précurseurs du cinéma[iv]. Le parallèle n’est ainsi pas difficile à faire entre deux hommes se servant des outils de leur temps pour documenter les mouvements du corps humain. Toutefois, chez Muybridge, la capture photographique est une reproduction de la réalité, alors que Minha Yang nous offre l’interprétation d’un ordinateur d’une reproduction filmique.

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Eadweard Muybridge, Boys Playing Leapfrog, 1883-86, collotype
© The Metropolitan Museum of Art

Ce dont les ordinateurs rêvent
Nous pouvons certainement débattre à savoir à quel point la photographie est une reproduction fidèle de la réalité, mais c’est du moins l’usage que Muybridge tentait d’en faire. Toutefois, dans Running Women, nous voyons non pas les images de femmes courant, mais bien des lignes générées par l’interprétation de ces mouvements par un programme. L’oeuvre est ainsi composé à partir de ce qui a été jugé pertinent par un programme. Comprendre comment un ordinateur interprète notre réalité rejoint des questions plus larges que plusieurs scientifiques tentent de résoudre, notamment l’équipe de recherche en intelligence artificielle de Google. Une de leurs initiatives, Deep Dream, fut fort populaire sur les médias sociaux l’été passé. Elle permet aux internautes de télécharger une image sur le site deepdreamgenerator.com et de voir l’image transformée et agrémentée de nouveaux motifs. Le but de cette recherche est de comprendre comment le réseau de neurones artificiels créé par Google reconnaît les formes dans les images.

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 Image générée par Eli Larin à partir de Deep Dream, de Google

Sans toutefois nous permettre de savoir si les androïdes rêvent de moutons électriques, des oeuvres comme celles de Minha Yang et les images générées par Deep Dream nous permettent de visualiser une partie de ce qui se passe à l’intérieur des machines qui occupent un si grand rôle dans nos vies. Running Women dépasse ainsi le cadre de l’art médiatique et numérique, malgré des références évidentes à son histoire, et nous pousse à nous questionner sur notre avenir en tant qu’être humain dans un monde technologique où l’intelligence artificielle se développe rapidement.

Running Women – Minha Yang
Jusqu’au 26 juin
Vernissage : jeudi 2 juin, 17 h
Cinémathèque québécoise
335, boul. de Maisonneuve Est
Métro Berri-UQAM
Mardi : 12 h à 18 h, mercredi – vendredi : 12 h à 21 h, samedi : 13 h à 21 h et dimanche : 12 h à 21 h

En bannière : Minha Yang, Running Women © Minha Yang


[i]Abdullah Al-wali, « Running Women by South Korean artist Minha Yang », Dina Magazine, 27 février 2015. En ligne. <http://www.dinamagazine.com/art/running-women-south-korean-artist-minha-yang/164> Consulté le 21 juin 2016.
[ii]Kevin Holmes, « Running Becomes Soothing Meditation In This Super-Slow Spectral Animation », The Creators Project Vice Magazine, 8 janvier 2015. En ligne. <http://thecreatorsproject.vice.com/blog/running-becomes-soothing-meditation-in-this-super-slow-spectral-animation>. Consulté le 21 juin 2016.
[iii]Andrew Ayers, « Muybridge, Eadweard », The Oxford Companion to Western Art, Oxford University Press, 2001. En ligne. <http://www.oxfordreference.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/view/10.1093/acref/9780198662037.001.0001/acref-9780198662037-e-1835>. Consulté le 17 juin 2016.
[iv]Michel Frizot, « MUYBRIDGE EADWEARD – (1830-1904) », Universalis éducation, Encyclopædia Universalis. En ligne. <http://www.universalis-edu.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/encyclopedie/eadweard-muybridge/>. Consulté le 15 juin 2016.

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