Par Benoit Solbes
Le Centre Phi de Montréal proposait l’exposition Sensory Stories du 14 juin au 21 août 2016[i]. Cette initiative, composée de 13 œuvres d’artistes internationaux, « […] constitue un voyage initiatique à travers les émotions et les sensations encourageant, à travers chaque œuvre, l’expérimentation de réalités autrement inaccessibles[ii] ».
Une installation en particulier a attiré notre attention : Famous Deaths. L’idée de cette proposition, conçue par le collectif médiatique international Sense of Smell[iii] en 2014, est de nous faire revivre les quatre dernières minutes de la vie de deux célébrités qui n’ont en commun que leur destin tragique : John Fitzgerald Kennedy et Whitney Houston. Il est à noter que le collectif a aussi « réalisé » deux autres trépas, non exposés au Centre Phi : ceux de Lady Diana et de Mouammar Kadhafi. Famous Deaths permet au public de vivre intimement l’expérience de la mort en s’appuyant sur des décès ayant marqué l’inconscient collectif. Son originalité vient de son dispositif : le spectateur est littéralement mis à la place du cadavre, enfermé dans un frigo mortuaire dans lequel les deux seuls sens sollicités sont l’ouïe et l’odorat.
Vue de l’installation. Avec l’aimable permission du Centre Phi.
© Martine Lavoie.
Pour avoir expérimenté la « mort » de JFK, il nous apparaît nécessaire de souligner l’appréhension que suscite la participation à cette œuvre, particulièrement le fait d’être enfermés dans un espace confiné en connaissant la dimension morbide de l’expérience. Ceci est conforté par l’idée que chaque spectateur est invité à signer une décharge et qu’un bouton panique est laissé à portée de main tout au long de l’expérimentation.
Tout de suite, nous nous retrouvons immergés sur la banquette arrière de la limousine présidentielle en ce jour de novembre 1963. Allongés dans le noir total, nous entendons à 360 degrés le bruit de la foule, la fanfare, le vrombissement du moteur de la Lincoln 1961. Tout y est, même les trois coups de feu fatidiques. Olfactivement, des éléments indistincts se mêlent : ce qui serait le cuir de la voiture avec celui du parfum de Jackie Kennedy. Oscillant entre une expérimentation de l’art au-delà de la représentation visuelle et « […] le burlesque et la curiosité morbide[iv] », Famous Deaths marque indubitablement l’idée de la mort dans l’art. Même si la vue n’est pas sollicitée, cette œuvre fait étonnamment apparaître des images mentales : celles de Jackie Kennedy essayant de sortir de la voiture, portant son tailleur Chanel rose bonbon ou encore celle du président défunt sur son lit d’autopsie (ce qui est par ailleurs la place que nous occupons nous-mêmes dans l’installation).
Au sortir de cette expérience, une question apparaît lorsque nous ne pensons pas uniquement à l’œuvre mais au contexte qui en a permis la conception : à une époque de surmédiatisation de la mort, liée notamment aux actes terroristes, ne subissons-nous pas une forme de banalisation de sa représentation ? Cela ne pousserait-il pas la production artistique contemporaine à s’y adapter en dépassant la confrontation visuelle à l’image, en offrant une expérience intime de celle-ci ?
La représentation de la mort dans l’Histoire de l’art
Les représentations de la mort dans l’Histoire de l’art sont riches : il suffit de penser aux crucifixions ou autres images de martyrs. Cette figuration peut, entre autres, être réalisée sous le prisme de la violence (Le Massacre des Innocents par Guido Reni, Nicolas Poussin ou Pierre-Paul Rubens) ou être symbolique (Et in arcadia ego par Nicolas Poussin encore). Ainsi, la mort dans l’art peut être liée à une tradition chrétienne du memento mori : « Souviens-toi que tu vas mourir ».
Il est à noter que la représentation de la mort en peinture est l’un des enjeux essentiels à la Renaissance, accréditant la primauté de ce médium sur tous les autres arts, comme le souligne Pascal Dubus : « […] la représentation du trépas est considérée comme un tour de force. C’est le fait d’un grand artiste que de montrer la mort […][v] » ; encore plus, l’instant de la mort, « […] le fragment de seconde où une âme quitte un corps[vi] ».
Il paraît évident que la figuration de la mort a évolué au cours des siècles, s’associant au développement des médiums (photographie, vidéo, etc.) et de ses usages (judiciaire ou photojournalistique, entre autres), mais aussi aux contextes historiques généraux comme les guerres ou les génocides.
Dans une perspective artistique contemporaine, il semble nécessaire de souligner la série photographique Morgue d’Andres Serrano, en 1992. Les clichés de l’artiste présentent des défunts en exposant seulement des parties significatives de leur corps, l’anonymat du sujet étant préservé sous un drapé. Ces œuvres « nous sollicit[e]nt de regarder [sic] ce que nous préférerions ne pas voir[vii] » tout en faisant de ces décès des « microcosmes » où Serrano retrouve « tous les fragments d’une société[viii] ». Daniel Arasse souligne, dans l’analyse de ce corpus : « À travers ces détails anonymes et indifférents, cette mort est celle de “tout le monde”, de n’importe qui, dans son évidence impénétrable, la mienne donc, aussi.[ix] »
L’approche de Christian Boltanski, et son installation Personnes, proposée dans le cadre de Monumenta en 2010, est aussi à mentionner. Dans la nef du Grand Palais, l’artiste a empilé plusieurs tas de vêtements et les a liés à des sons de battements de cœur faisant penser à un bruit de train. Cette association renvoie aux images des camps de la mort partagées collectivement.
Ainsi, là où Serrano nous montrait le décès d’êtres anonymes permettant une connexion avec notre propre fin, et où Boltanski représentait l’irreprésentable en faisant appel à notre inconscient collectif, Sense of Smell nous fait vivre l’expérience de la mort en allant au-delà de l’image. Le spectateur prend littéralement la place du défunt. L’instant du trépas, qui dépasse la représentation, devient ici tangible par la sollicitation de l’ouïe et de l’odorat, pouvant même être vécu à loisir, si on a le courage de s’enfermer dans le frigo mortuaire encore et encore.
Tout en gardant à l’esprit que cette installation a été conçue en 2014, il semble pertinent de mettre en perspective le dépassement visuel de la représentation qui a cours dans Famous Deaths au regard de l’essor des attaques terroristes, de leur surmédiatisation et du trauma consécutif à celles-ci vécu par les populations.
De la banalisation de l’image morbide au traumatisme
Les traumas liés aux images sont l’un des vecteurs du concept de « panique morale[x] » théorisé par Stanley Cohen : un sentiment d’insécurité et de victimisation probable, partagé collectivement, et lié aux actes terroristes et à leur surmédiatisation[xi]. Avec le développement des chaînes d’actualités en continu et des réseaux sociaux, il nous est maintenant possible d’assister à la mort d’autrui sous couvert d’informations et sans réel filtre, d’une manière inégalée jusqu’ici. Le sentiment d’identification semble encore plus fort lorsque ces évènements se déroulent sur notre territoire ou sur un territoire proche[xii]. Comme le souligne Valéry Thibeault en citant Hugues Lagrange : « […] lorsque la violence criminelle ou politique atteint des hommes sans qualité, celui qui est tué, c’est vous et moi. […] Alors, il ne s’agit plus de sympathie mais d’empathie, nous nous identifions à eux, nous participons à leurs joies et à leurs peines, leur mort est virtuellement notre mort et fait dire “ça aurait pu m’arriver”.[xiii] »
Par voie de conséquence, l’installation Famous Deaths apparaît pertinente dans ce contexte. Elle peut se rapporter à la fois au trauma généré par la banalisation de l’image morbide et au climat de tension générale (ainsi qu’à l’idée que l’on pourrait être fait victime n’importe où et n’importe quand), mais aussi à des morts extrêmement célèbres ayant pris corps dans l’inconscient collectif. Ainsi, il est possible de constater que la production artistique peut s’adapter à ce contexte en le dépassant, en ne nous montrant pas la mort, mais en nous la faisant expérimenter.
Cependant, avec cette œuvre se pose la question de la limite entre l’art et l’entertainment : l’immersion dans l’œuvre et son efficacité doivent-elles nécessairement passer par une mise en scène morbide ? Cette installation semble osciller entre le train fantôme et notre imaginaire collectif à l’ère de la surmédiatisation globale de l’imagerie morbide. Cela questionne dès lors notre positionnement critique individuel et collectif face à ce type d’images et à leur impact.
En en-tête: Vue de l’installation. Avec l’aimable permission du Centre Phi.
© Martine Lavoie.
[i]Pour un compte-rendu plus détaillé des expositions présentées dans le cadre de Sensory Stories, voir PERRON, Laurence, « Obsessions borgésiennes et réalités virtuelles : Sensory stories », Ex_Situ, 28 juin 2016. En ligne.
<https://revueexsitu.com/2016/06/28/obsessions-borgesiennes-et-realites-virtuelles-sensory-stories/>. Consulté le 30 août 2016.
[ii]Centre Phi, « Sensory Stories : donner corps au récit à l’ère du numérique ». En ligne.
<https://phi-centre.com/evenement/sensory-stories-donner-corps-au-recit-a-lere-du-numerique/>. Consulté le 25 août 2016.
[iii]Comme le mentionne le site de Famous Deaths : « FAMOUS DEATHS is part of the SENSE OF SMELL project. SENSE OF SMELL is an international co-creation and research project designed by Communication and Multimedia Design (CMD) Breda at the AVANS University of Applied science, the Netherlands, and part of the European cross-border network VIVID (Value Increase by Visual Design). » Cf. Sense of Smell, Famous Deaths. En ligne.
<http://www.famousdeaths.nl>. Consulté le 25 août 2016.
[iv]Bertrand Guyard, « Simulacre sensoriel de mauvais goût avec JFK, Lady Di, Whitney Houston et Kadhafi », Le Figaro.fr Culture, 24 déc. 2014. En ligne.
<http://www.lefigaro.fr/culture/2014/12/24/03004-20141224ARTFIG00143-simulacre-sensoriel-de-mauvais-gout-avec-jfk-lady-di-whitney-houston-et-kadhafi.php>. Consulté le 27 août 2016.
[v]DUBUS, Pascal, L’art et la mort. Réflexions sur les pouvoirs de la peinture à la Renaissance, Paris, CNRS éditions, 2006, p. 20.
[vi]SAPIR, Itay, « La transformation sacrée : le nu caravagesque entre la vie et la mort », dans DE HALLEUX Elisa & Marianne LORA, La nudité sacrée : le nu dans l’art religieux de la Renaissance, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2011, p. 67-77.
[vii]ARASSE, Daniel, « Les transis – Andres Serrano », Anachroniques, Paris, Gallimard, 2006, p. 32.
[viii]Ibid.
[ix]Ibid., p. 38.
[x]Cité par THIBEAULT, Valéry, « La peur du terrorisme : les usagers des transports en commun », dans LEMAN-LANGLOIS, Stéphane et Jean-Paul BRODEUR (dir.), Terrorisme et antiterrorisme au Canada, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2009, p. 224.
[xi]Dans une étude menée en 2009 auprès des usagers du métro de Montréal, 37% des 402 répondants considéraient qu’une attaque terroriste visant le métro était probable au cours de la prochaine année, et 21% croyaient possible d’être personnellement touchés. Il est aussi précisé que les « répondants rapportant une consommation médiatique importante considéraient une attaque comme plus probable ». Ibid., p. 233.
[xii]« […] les répondants qui s’identifiaient davantage que les autres à des victimes lointaines considéraient que des attaques terroristes à Montréal étaient beaucoup plus probables. » Ibid., p. 233.
[xiii]Ibid. p. 229.
Pingback: Björk Digital — Une révolution virtuelle? | EX_SITU