Isabelle Hayeur, les (dé)rives du rêve américain

Par Laurence Perron

L’exposition Desert Shores de la photographe montréalaise Isabelle Hayeur est la résultante d’une année consacrée à la représentation photographique de Salton Sea, un lac endoréique[i] accidentellement créé suite à une importante crue du Colorado en 1891. Après être devenu un site touristique de la région, Salton Sea est progressivement abandonné par les vacanciers au fur et à mesure que le niveau de l’eau s’abaisse et qu’en augmente la pollution. L’oasis déserte que représente la région devient alors oasis désertée; de sa source d’eau, du rêve qu’elle incarne. C’est du moins l’impression que cherche à susciter l’œuvre d’Hayeur dans laquelle se succèdent les images de lieux sans occupants, d’habitations en débris et de divers détritus.

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Isabelle Hayeur, Desert Shores, 2016
© Galerie Hugues Charbonneau

La vidéo de l’exposition oriente par ailleurs notre expérience dans cette direction : s’ouvrant sur une aube désertique, le court film met en scène l’immensité aqueuse du lac (ce qui est assez inhabituel en ce qui concerne les représentations iconiques du désert) lors de la descente progressive de sa marée. À la fin de la séquence ne subsiste que la grève asséchée, comme les berges d’un rêve qui lentement se retire et laisse apparaître le contenu qu’il charrie; bouteilles brisées, sacs de plastique, tessons en tous genres. On y voit aussi défiler de nombreuses pancartes : l’une représentant la statue de la Liberté accompagnée de la promesse « Americain Dream’s Real Estate », d’autres affichant des lots résidentiels à vendre ou encore une murale où s’envole le bald eagle emblématique. Un drapeau américain succède au panneau d’accueil de la ville dont le texte est rendu presque illisible par l’usure, comme les informations contenues dans un bottin que l’on voit plus tôt et dans lequel les noms ont été effacés par l’air salin et les intempéries. Ces nombreuses apparitions chimériques deviennent la signalétique du rêve américain, mais aussi, en raison de leur état de détérioration, l’indice de son aporie. En témoignent les nouveaux signes qui s’ajoutent aux murs des maisons désolées : les graffitis de Salton Sea, dont la teneur est souvent sociale, agissent comme un commentaire critique qui s’offre en réponse aux symboles disparus. Ainsi, les signifiants de l’homme qui s’accumulent et se sédimentent, vidés de leur signifié d’origine, disent désormais la désolation. À Salton Sea, on trouve plus qu’un vide, davantage la trace d’une béance, l’inscription d’une absence dans les objets qu’elle abandonne derrière elle. « L’Amérique perdue », murmurée dans le sous-titre de l’exposition, évoque pour le spectateur ce fameux rêve américain, ici mis entre parenthèses.

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Isabelle Hayeur, Exposure (série Desert Shores), 2015-2016
© Isabelle Hayeur

S’opposent deux grandes solitudes, celle du désert et celle d’une civilisation qui entraînerait avec elle le rêve déchu qu’elle voulait représenter. À l’instar de Jean Baudrillard, la réflexion d’Hayeur va dans le sens d’une confrontation qui opère entre technique humaine et immensité géologique, une confrontation qui incite celui-ci à désigner les déserts comme des opérateurs mythiques[ii], c’est-à-dire des lieux qui pointent « la nudité radicale qui est à l’arrière-plan de tout établissement humain[iii] », qui « affranchissent sur les déserts du signe[iv] », page blanche que la civilisation s’empresse de remplir pour faire contrepoids au silence qui appelle une parole humaine. Mais, reprenant la dichotomie de Baudrillard, Hayeur la déporte ailleurs : si pour l’auteur d’Amérique, le désert est un espace amoral, surdimensionné et délivré du social[v] et de l’insignifiance du temps humain, il devient, dans Desert Shores, le lieu du décentrement et de la marginalité sociale. Conçu comme un au-dehors de la société américaine, il n’est cependant pas dépourvu d’un discours à son égard.

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Marea Roja (série Desert Shores), 2015-2016
© Isabelle Hayeur

Au contraire, plutôt que d’en incarner la radicale différence, il s’en fait le miroir, comme en témoignent les photographies qui composent l’exposition. Sur cinq au total, deux d’entre elles représentent des ruines abandonnées qui font face au lac pollué dans lequel on peut apercevoir leur reflet trouble. Salton Sea devient alors le fantôme d’un mirage parasité par l’impureté de l’eau. Car cette terre jadis à coloniser n’est évidemment pas seulement celle de l’étendue sablonneuse, mais aussi une terre de l’imaginaire, dans laquelle les significations restent à inscrire. Après le départ, nous dit alors Hayeur, après la désertion du rêve, il reste à dire la désillusion, qui s’énonce à partir des mêmes signes, mais comme pris à revers, à partir du sillon de décombres que le mirage laisse sur son passage.

Desert Shores (L’Amérique perdue) – Isabelle Hayeur
Jusqu’au 22 octobre
Galerie Hugues Charbonneau
Le Belgo, 372, rue St-Catherine Ouest, espace 308
Métro Place-des-Arts
Mercredi – samedi : 12 h à 17 h

En-tête : Isabelle Hayeur, Looking-back (série Desert Shores), 2015-2016
© Isabelle Hayeur


[i] Le terme endoréique réfère à une région ou un endroit où les cours d’eau n’arrivent pas à rejoindre la mer de par leur distance par rapport à celle-ci.
[ii]Baudrillard, Jean. Amérique. Paris : Livre de Poche, « Biblio essais », 1988, p. 63.
[iii]Ibid.
[iv]Ibid.
[v]Ibid. p. 14.

 

LAURENCE PERRON | RÉDACTRICE WEB

Laurence Perron est étudiante à la maîtrise en études littéraires. Sous la direction de Jean-François Chassay, elle s’interroge sur le rôle de la représentation romanesque des figures auctoriales dans l’élaboration d’une poétique d’écriture et elle est présentement assistante de recherche dans le cadre du projet Anticipation de l’ANR. Étant passionnée par la manière dont les récits transfigurent le monde par la mise en forme de l’expérience, Laurence voit dans l’art contemporain une occasion de se confronter à d’autres pratiques narratives et de comprendre les histoires que nous racontent les images. Elle s’est jointe à l’équipe de rédaction web d’Ex situ au cours du printemps 2016.

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