Par Catherine Dupuis
Vanessa Beecroft est connue depuis les années 1990 pour ses performances des plus subversives. Par le biais de modèles vivants, l’artiste explore la question du contrôle des corps, et plus particulièrement de celui exercé sur le corps des femmes. Elle organise des scènes où sont regroupées des femmes toutes affublées d’accessoires identiques. En 2005, Beecroft a rassemblé une centaine de femmes dans un prestigieux espace de la Neue Nationalgalerie de Berlin[i]. Aucun accessoire, autre que des collants transparents, n’a été utilisé. Lors de cette performance, l’artiste souhaitait montrer des corps naturels, sans ajouts ni modification de leur apparence. Elle a donné comme directive à ses modèles de demeurer silencieux, de ne pas bouger trop rapidement, de ne pas avoir un air « sexy » et de s’asseoir si elles étaient fatiguées. Dans le documentaire Art in Progress : Vanessa Beecroft[ii], l’artiste explicite davantage cette obsession qu’elle a pour le contrôle qu’on impose au corps des femmes, mais également son obsession pour la perte de contrôle totale de ces corps.
À travers ces points de tension, Beecroft explore la façon dont les femmes sont regardées. Ce sont ces réflexions qui l’ont amenée à occuper massivement l’espace offert par la Neue Nationalgalerie. Vanessa Beecroft ne laisse rien au hasard dans l’élaboration de ses performances : le nombre de modèles, l’expression de leur visage, l’emplacement de chacune d’entre elles, ce qu’elles portent – ou ne portent pas – est calculé. Les lieux dans lesquels se tiennent les performances de Beecroft influencent également l’organisation de l’espace. C’est donc en regard de l’étendue de la galerie que Beecroft a rassemblé un si grand nombre de femmes. La monstration de la nudité dans ces performances se présente comme un non-événement où l’occupation de l’espace par une masse de corps presque totalement nus devient le lieu d’une résistance politique. Vanessa Beecroft semble désirer rendre visible la précarité d’une communauté d’individus – celle des femmes – par l’exposition de ces corps formatés.
La nudité comme non-événement
Dans Nudités, Giorgio Agamben aborde le dévoilement du corps comme le constat de la perte de vêtement. Ce dernier conçoit l’acte de dénudement comme un événement, et non comme un état. Selon lui, pour qu’il y ait nudité, celle-ci doit être agie. Autrement dit, il doit y avoir un geste qui mène à la nudité. Dans un chapitre de cet essai, Agamben s’intéresse également au statut de la nudité au sein des performances de Vanessa Beecroft et affirme que la nudité n’y a pas lieu puisque le corps des modèles n’a pas été découvert, mais qu’il s’est présenté nu, dès le départ. Le fait d’être confronté à la « corporéité nue » sans que le regard extérieur soit exposé à la chute du vêtement est ce qui provoque un malaise chez les spectateurs de VB55 et des autres performances de Beecroft :
La nudité du corps humain est son image, c’est-à-dire le tremblement qui le rend connaissable, mais qui reste, en soi, insaisissable. D’où la fascination tout à fait spéciale que les images ne manquent pas d’exercer sur l’esprit humain. C’est justement parce que l’image n’est pas la chose, mais sa connaissabilité (sa nudité) qu’elle n’exprime ni ne signifie la chose ; et pourtant, dans la mesure où elle n’est que le moyen par lequel la chose se donne à la connaissance, l’acte par lequel elle se dépouille des vêtements qui la recouvraient, la nudité n’est autre que la chose. Elle est la chose même.[iii]
Ainsi, la nudité des modèles de Beecroft demeure insaisissable puisqu’elle n’advient pas. Le corps de ces femmes n’est jamais entièrement dénudé. Un morceau de vêtement tient lieu de rempart au dévoilement complet des corps.
Dans un article portant sur la nudité dans les performances de Vanessa Beecroft et dans les œuvres de Nelly Arcan, Martine Delvaux affirme que le morceau de vêtement que portent les modèles de Beecroft – dans le cas de VB55, il s’agit d’un collant de couleur peau qui laisse entrevoir les parties génitales des mannequins – sert à rappeler le geste du striptease. Les modèles que présente l’artiste sont déjà pratiquement nus. Il n’y a qu’un collant transparent qui cache (faussement) les parties génitales de ces femmes. Ainsi, ce dernier morceau de vêtement à enlever annonce un striptease déjà entamé. On laisse entendre que le geste a déjà eu lieu. Toutefois, on garde le spectateur dans l’attente du moment où le dernier bout de tissu tombera au sol. Delvaux ajoute que ce morceau de vêtement sert également à affirmer ce non-événement de la nudité : « Les femmes sont sans vêtements, mais elles ne sont pas nues. En fait, elles portent la nudité comme un vêtement. […] Dans ce contexte, on peut penser que ce que Beecroft pointe, alors, c’est que l’essence de la femme est d’être nue. Que la nudité est bien l’identité qu’on lui donne.[iv] »
C’est parce que la nudité est le statut octroyé à cette masse de femmes qu’il devient impossible de désigner la singularité de chacune des participantes de VB55. Les spectateurs font face à une nudité trop imposante pour que les caractéristiques distinctes de chacun des modèles surgissent. En effet, bien que l’artiste n’ait pas choisi ses modèles en fonction de caractéristiques physiques précises (les femmes répondaient à une annonce vue dans le journal) et que leur apparence corporelle diffère, la masse de corps que produit cette performance réduit les participantes à un tout pratiquement uniforme, une nudité qui donne à voir une masse d’individus quelconques. Dans le même essai, Agamben aborde le désir de reconnaissance de l’être humain en tant que « perte du masque », comme dévoilement de « la personnalité que la société reconnaît à chaque individu[v] ». Or, face à ce non-événement de la nudité, la reconnaissance – ou la connaissance du corps – n’est possible que lorsque les modèles s’assoient ou tombent de fatigue. Les masques – dans ce cas-ci, les corps – s’effondrent, dévoilant des visages fatigués, des corps endoloris. Cette forme de mise à plat qu’engendre la masse de corps nus est renversée lorsque les corps échappent au contrôle qu’on leur impose : demeurer silencieux, ne pas bouger trop rapidement, ne pas avoir un air « sexy ».
Agamben nous dit par ailleurs qu’au sein de la réflexion entourant la nudité, c’est le primat du visage qui surgit. Il aborde ce que serait une « nudité sans voiles », c’est-à-dire une nudité où le visage n’éclipse pas le corps nu. Ce dernier traduit cette « perte du visage » par l’expression du désenchantement, de la tristesse, voire de l’ennui. Agamben soulève que « [c]e désenchantement de la beauté, ce nihilisme spécial atteint son stade le plus avancé chez les mannequins et les tops modèles, qui apprennent avant toute chose à annuler toute trace d’expression sur leur visage, de manière que ce dernier devienne une pure valeur d’exposition[vi] ». Ainsi, lorsque Vanessa Beecroft impose une éthique à ses modèles, elle remet en question le primat du visage dont fait mention Agamben. Le visage, au même titre que le corps des modèles, adopte une pure valeur d’exposition.
En effet, Agamben écrit que la nudité n’est possible que lorsqu’elle est reconnue par le regard de l’autre. Dans La communauté qui vient, le penseur affirme également que la singularité de l’être est niée lorsque celui-ci est privé de telle ou telle caractéristique qui l’identifierait comme membre d’un groupe. Il ajoute également que l’être quelconque n’est pas à proprement parler impuissant, mais que son potentiel de puissance réside dans le fait de pouvoir ne pas être, de pouvoir agir sa propre impuissance. Agamben prend en exemple les ballerines, les mannequins ainsi que l’imagerie publicitaire qui forment le « ballet des girls[vii] » afin de montrer que la réduction du corps – la plupart du temps, du corps féminin – au statut d’objet de marchandise a été, au début des années 1970, une force d’émancipation, mais qu’elle retranche désormais le corps derrière son statut d’image. En représentant le corps comme étant quelconque, Giorgio Agamben nous dit que « le procès de technicisation, au lieu d’investir matériellement le corps, visait la construction d’une sphère séparée qui n’avait pratiquement aucun point de contact avec lui : ce n’est pas le corps qui a été technicisé, mais son image. Ainsi, le corps glorieux de la publicité est devenu le masque derrière lequel le corps humain fragile, menu, continue son existence précaire[viii] ».
C’est donc l’image du corps, plutôt que son organicité, qui prime, à une époque où la marchandisation du corps domine dans tous les aspects de la vie sociale. Par conséquent, devant l’étendue de l’espace offert par la Neue Nationalgalerie, ces corps de femmes – issues de tranches d’âges différentes, de nationalités diverses et dont la corporéité diffère – se confondent en une masse de chair anonyme. À ce propos, Martine Delvaux ajoute aux réflexions d’Agamben que « la peau, la surface du corps nu est ce qui reste. C’est le dernier retranchement, le degré zéro de l’apparition et dès lors de la reconnaissance. D’où le malaise, la souffrance. Que reste-t-il quand le corps est nu ? Qu’est-ce qu’il reste à voir ? [Beecroft] nous forc[e] à affronter ce moment où on comprend que le corps et l’image sont insécables [ix]».
En représentant des corps nus, quasi statiques dans un espace prestigieux, et ce, devant une foule proprement habillée, Beecroft dévoile des corps qui se présentent comme un miroir. En effet, les corps chez Beecroft deviennent une surface qui a pour fonction le dévoilement des schémas répressifs que délimitent les forces politiques qui établissement les « fondements » du genre masculin/féminin. Le corps de la femme est présenté comme un objet d’art, mettant en lumière la réduction du corps au rang de marchandise, d’image qu’on peut s’approprier.
L’anonymat comme lieu de résistance
Vanessa Beecroft, lors de la performance VB55, a demandé aux spectateurs de se vêtir proprement. L’artiste tient à ce que les spectateurs comprennent qu’il s’agit d’un événement important et qu’ils doivent donc être vêtus en conséquence. Évidemment, les photographies de cette performance ne montrent pas les spectateurs. Toutefois, nous pouvons imaginer – comme en témoigne le documentaire précédemment abordé – qu’un clivage s’établit entre le corps nu des modèles et les robes de soirée, les vestons que porte l’assistance. En effet, le spectateur occupe un statut important. Vanessa Beecroft impose un code de conduite à suivre à ses modèles, mais elle soumet également les spectateurs à un code vestimentaire. On demande d’un côté d’être élégamment vêtu, et de l’autre de ne porter qu’un collant transparent. Ainsi, la performance franchit le mur du spectacle en établissant une sorte de jeu de voyeurisme entre les spectateurs et les modèles de Beecroft. Qui sera le premier à quitter son « rôle » ? Le spectateur restera-t-il jusqu’à ce que toutes les femmes soient étalées sur le sol ou quittera-t-il l’exposition, étant lui-même épuisé ?
En exposant les corps nus d’une centaine de femmes dans un espace public tel que la Neue Nationalgalerie, Beecroft contrevient au contrôle disciplinaire des corps. La peau devient la dernière « barrière » entre les modèles et les spectateurs, barrière – ou plutôt reflet – d’une rencontre impossible. Cette rencontre demeure impossible puisque ceux de Beecroft sont des corps-objets qui ont pour fonction de refléter les schèmes répressifs qu’on impose aux corps vivants. En effet, le sujet, afin de s’affirmer, doit s’opposer à l’autre et donc se poser comme essentiel, reléguant celui-ci à ce qui est de l’ordre de l’inessentiel. En offrant la nudité de cette façon, Beecroft pose clairement le corps des femmes comme objet et celui du spectateur comme sujet. Le clivage qui résulte de cette confrontation entre nudité et habillement pose le corps de la femme comme inessentiel face au sujet auquel il s’oppose. Ainsi, devant l’absence de singularité de cette masse de corps, les femmes de Beecroft témoignent de l’impossibilité de s’affranchir du statut d’objet et, ainsi, d’advenir en tant que sujet.
Vanessa Beecroft, consciente du statut objectifiant qu’elle confère au corps de ses modèles, pose un acte de subversion. En effet, l’artiste a souvent été taxée de « sadisme » puisqu’elle commande à ses modèles de tenir « leur rôle » jusqu’à l’épuisement, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils tombent. Toutefois, le geste que pose Beecroft est double : tout en imposant un contrôle sur le corps de ces femmes, elle dénonce le contrôle que leur impose la société. Faire de la femme une femme-image jusqu’à ce que – réintégrant son corps dans toute sa précarité – elle tombe, provoque d’un même geste la chute de l’image, la chute du spectacle. Ce n’est pas la chute du vêtement qui est provoquée : cette chute demeure absente, suspendue dans le temps, rappelant de façon oblique que le corps de la femme demeure un objet, une image qu’on tente de contrôler. De même, Delvaux ajoute qu’« en les faisant images, Beecroft rend l’image aux femmes. Elle leur fait porter l’image comme un vêtement, une peau. Ce qu’on voit c’est le nu mis à nu, dénudé, dans un striptease du nu lui-même[x] ».
La femme-image que donne à voir Vanessa Beecroft pose la responsabilité du regard de l’autre comme fondamentale. Cette responsabilité s’agence avec l’éthique que se donne Georges Didi-Huberman dans Partages des communautés. L’auteur y soulève l’importance de représenter les peuples, afin de reconnaître la manière dont les images constituent des champs de conflits, des représentations conflictuelles de ces communautés. Ainsi, ce que Beecroft donne à voir avec VB55, c’est précisément la représentation d’une communauté qui n’a pas eu droit à la parole, qui n’a pas pu déroger au contrôle exercé sur le corps de ses membres. Les femmes-images de Beecroft résistent par le non-événement de leur nudité. Malgré leur quasi-immobilité, elles sont ingouvernables en ce qu’elles « échapp[ent] – fût-ce un moment – à la tendresse que l’État voue à “sa” culture, tendresse paternaliste où les images, en état de liberté conditionnelle ou surveillée, sont justement requises d’être “sages comme des images”, selon l’expression consacrée de nos vieux maîtres d’école[xi] ». En dénonçant ce contrôle imposé aux corps par sa mise en acte, Vanessa Beecroft dénonce l’« équivoque de la culture qui tient justement son implication dans les pouvoirs étatiques ou capitalistiques[xii] ».
La responsabilité du regard qu’impose la performance VB55 fait également en sorte de redonner une parole à des individus que Beecroft considère comme laissés-pour-compte : ceux composant la communauté des femmes : « Le partage des regards, comme celui des voix, nous ferait ainsi comprendre le sens même de la communauté, bien que cette compréhension passe, justement, par l’épreuve obligée d’une altération – du sens, de l’aspect –, donc d’une désidentification. Mais cette épreuve, le partage, est aussi un don inestimable : le don de l’autre à ce par quoi la communauté ne s’instaure pas d’une sommation des je, mais bien d’une mise en partage du nous.[xiii] » La désidentification dont parle Didi-Huberman s’agence à la communauté d’êtres quelconques telle que réfléchie par Agamben. Puisqu’il n’y a pas reconnaissance de l’autre par le regard du spectateur, l’identification à un je devient impossible pour les modèles de Vanessa Beecroft. Il s’agit toutefois d’une arme de résistance. La masse quelconque que présente Beecroft résiste en ce qu’elle produit du commun.
Dans sa réflexion sur le pouvoir, Michel Foucault affirme que celui-ci n’a pas d’ailleurs. Tous les individus sont inclus dans un système et entretiennent des relations de pouvoir produisant un ordre des choses qui régit des normes. Dans la pensée foucaldienne, les dispositifs du pouvoir créent des relations qui, lorsqu’imposées à la collectivité, ont pour effet de normaliser les masses. Foucault élabore une esthétique de l’existence[xiv] dans laquelle l’anonymat se présente comme une pratique de résistance et donc de liberté. Erik Bordeleau, dans Foucault anonymat, retrace la pensée de ce théoricien et affirme que les liens qui se tissent entre résistance et anonymat, chez cet auteur, « f[ont] ressortir l’importance des corps dans toute leur matérialité résistante, présences physiques en acte qui se constituent comme intériorité commune, êtres en résistance qui se singularisent dans un style à la fois unique et apte à se propager[xv] ».
La communauté d’êtres quelconques que forment les modèles de Beecroft s’inscrit dans ce mouvement de déprise et de résistance. Par l’acte d’anonymat que produit la masse des corps nus s’ouvre la possibilité de déprise, de désubjectivation de cette communauté de femmes présentée par Vanessa Beecroft dans VB55.
En en-tête: Vanessa Beercroft, VB55, Neue Nationalgalerie, Berlin (2005), copyright Vanessa Beercroft
[i]Pour des images de la performance, voir le site de l’artiste : <http://www.vanessabeecroft.com/frameset.html>.
[ii]Reserve Channel, « The Female Body as Art : Vanessa Beecroft / Art in progress », YouTube, 2014, 30min.23. En ligne. <https://www.youtube.com/watch?v=T-VOCXimwaQ>. Consulté le 3 décembre 2015.
[iii]Giorgio Agamben, Nudités, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 119.
[iv]Idem.
[v]Ibid., p. 135.
[vi]Ibid., p. 124.
[vii]Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990, p. 52.
[viii]Ibid, p. 54.
[ix]Martine Delvaux, op. cit., p. 86.
[x]Idem.
[xi]Georges Didi-Huberman, « Partages des communautés », Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Gallimard, coll. « Paradoxes », 2012, p. 97.
[xii]Ibid, p. 94-95.
[xiii]Ibid, p. 102.
[xiv]Erik Bordeleau, Foucault anonymat, Montréal, Le Quartanier, 2012, p. 21.
[xv]Ibid, p. 72.