Par Jean-Michel Quirion
Depuis quelques décennies, l’inflation évènementielle des collections muséales s’initie dans d’innombrables institutions afin d’éviter l’inaltérabilité et ainsi susciter l’engouement par le biais de logistiques cycliques et momentanées. Parmi les investigations notables — le Museum of Modern Art (MoMA) avec Artist’s Choice, programme sur invitation, dans lequel un artiste s’improvise conservateur en sélectionnant des œuvres de sa vaste collection dans le but de créer une exposition, ou encore le Pérez Art Museum Miami (PAMM) avec Overview Galleries qui annuellement, par ses acquisitions, établit une exposition monumentale parsemée de différentes présentations thématiques ponctuelles et aléatoires qui investissent l’ensemble du musée. Plus près, ici à Montréal, les institutions n’échappent en rien à l’usage des collections en inférence à la logique de l’évènement.
L’exposition Car le temps est la plus longue distance entre deux endroits, présentée au Musée d’art contemporain de Montréal (MACM), jusqu’au 12 mars prochain, s’inscrit dans le cycle Tableau(x) d’une exposition — une récente série de projets initiés et développés par la commissaire Marie-Ève Beaupré afin de montrer quelques-unes des 8000 œuvres de la collection permanente. La Collection du Musée comprend des réalisations de plus de 1500 artistes parmi lesquelles 1200 sont vivantes. Elle permet d’illustrer substantiellement les développements de l’art contemporain ici, au Québec, et de représenter l’apport incontournable de figures majeures au Canada comme à l’international. Par diverses séquences évolutives, l’insertion de ce programme se caractérise par la création de l’évènement par des œuvres muséalisées[i], qui ne sont en aucune façon montrées en permanence.
L’exposition puise sa thématique dans le théâtre et plus particulièrement dans l’œuvre oppressante La Ménagerie de verre (1944) de l’auteur Tennessee Williams. Dans celle-ci, les caractères isolés se retrouvent victimes du temps, de son irréversibilité, des tensions entre passé et présent. Par des souvenirs idylliques, ils tentent perpétuellement d’exprimer leur besoin de définir constamment leur rapport au temps — « car le temps est la plus longue distance entre deux endroits ». La commissaire, conservatrice de la collection du MACM, use cette citation comme prémisse pour la sélection d’œuvres qui expriment l’arrimage de repères temporels — de les transposer en images et les conjuguer entre passé, présent et futur. Corollairement, le temps est linéaire et la vie chronologique. L’avenir permet de repenser, réinventer, réinterpréter et ainsi renouveler une mesure appartenant au temps cyclique. Cette exposition est un nuancier qui juxtapose dissemblables conceptions du temps : uniformisé, divisé, numéroté, cadencé, ponctué, déterminé, tel que représenté de manière variable ou invariable par les différents artistes[ii]. Alors que certaines mesures temporelles coïncident avec des évènements astronomiques ou naturels, reculés et à l’infini, d’autres permettent de situer, de plus près, à l’échelle humaine, le lieu des origines et la distance qui nous en sépare[iii]. Ceux qui constituent cette perspective sont : Nicolas Baier, Patrick Bernatchez, Eric Cameron, Paterson Ewen, Charles Gagnon, Betty Goodwin, Eadweard Muybridge, Roman Opalka, Alain Paiement, Guy Pellerin, Jana Sterbak, Françoise Sullivan, Sarah Sze, Serge Tousignant, Bill Vazan et Lawrence Weiner.
Vues de l’exposition. Crédit : Jean-Michel Quirion
À l’extérieur de la salle, Nicolas Baier amorce le contenu thématique avec Trou noir (2005) — l’image d’un tableau noir, sur lequel une formule mathématique expliquant un trou noir dans l’espace fut effacée, ne laissant que poussières et saletés, à titre d’indication du temps distendu. Dans la salle sont présentées entre autres deux créations de Françoise Sullivan, Marche circulaire (1979), œuvre photographique qui émane de mouvements chorégraphiques réitérés et à proximité, Avec entre (1968), une spirale de verre, qui réfère à la structure de l’ADN et représente le moment à partir duquel le temps se répète indéfiniment. La dialectique du retour incessant se traduit par la forme somatique et l’acte performatif immortalisé réalisé en boucle. Subséquemment, Alarm Clock (1974-1994), de la série Think Painting de l’artiste Eric Cameron, démontre l’altération d’un procédé alloué au temps — systématiquement et patiemment créée de 1979 à 1994, en ajoutant 3295 demi-couches d’enduit acrylique sur ce qui était initialement un réveille-matin. Dans l’œuvre figée, le temps y est statisme. Le composite de Sarah Sze intitulé Measuring Stick (2015), dans lequel la mesure du temps et de l’espace se retrouve à travers différentes projections vidéo à même des photographies déchirées, propose un va-et-vient entre le macro et le micro — de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Une table chargée d’objets hétéroclites et d’aliments périssables, encapsule réel et irréel, précarité et éternité. Le long voyage (1986), de Serge Tousignant est une image aux effets perceptuels extraite de mises en scène séquentielles qui désigne métaphoriquement par son atmosphère et les boites couvertes de draps au sol de son atelier, l’intervalle de la production d’une œuvre, le voyage réversible de l’artiste à travers la création de celle-ci. Réflexion intérieure, 16 variations (1982), également de Tousignant, offre la documentation d’un phénomène du temps, sa narration, par le biais de seize photographies d’un cube de bois déposé sur une modeste table recouverte d’un miroir et sur laquelle le soleil réfléchit. Les effets de lumière, entre autres indices chronologiques, traduisent une période sectionnée de deux heures. Il est possible d’en découvrir davantage dans l’intime court-métrage Serge Tousignant : les lieux habités, constituant le premier épisode de MAC Collection — série proposant des rencontres avec des artistes dont les œuvres sont collectionnées par le musée[iv] . Dès lors, parmi les créations contemporaines produites entre 1968 et 2015, se retrouve en contraste la phototypie Animal Locomotion d’Eadweard Muybridge, datant de 1887. Les instantanés qui ont influencé l’époque montrent des vues d’un même sujet, saisies lors de transitions successives de mouvement.
Détail de Measuring Stick (2015), de Sarah Sze. Crédit : Jean-Michel Quirion
Le déploiement expographique habile permet une cohabitation et une proximité justes entre chacune des 19 œuvres de l’espace relativement étriqué. Une trame narrative s’instaure par la portée significative des objets, appuyant ainsi par occurrence les distinctes interprétations du temps et réflexions sur sa stabilité. De part et d’autre, les analogies formelles conceptualisées par Marie-Ève Beaupré sont cohérentes et singularisent « l’espace-temps ». Tableau(x) d’une exposition et l’exposition elle-même permettent d’apporter bilatéralement un changement au régime temporel du MACM — les œuvres de la Collection du Musée permanente s’encrent dans un cadre provisoire à déploiement rotatif. Somme toute, la présentation déclinée en trois autres expositions diffusées à même le musée du 28 mars au 10 septembre, du 11 avril au 13 août, puis du 22 août au 14 janvier 2018, s’inscrit dans un procédé irréfutablement évènementiel.
Car le temps est la plus longue distance entre deux endroits
Jusqu’au 12 mars
Musée d’art contemporain de Montréal
185, rue Sainte-Catherine Ouest
Métro Place-des-arts
Mardi : 11 h à 18 h, mercredi au vendredi: 11 h à 21 h, samedi au dimanche 10 h à 17 h
En bannière : Vue de l’exposition. Crédit : Jean-Michel Quirion
[i]La muséalisation selon le sens commun désigne la mise au musée d’un objet, le processus qui consiste à le faire entrer dans la collection et dans le bâtiment qui l’abrite et le met en valeur. Selon André Desvallées (2011), la muséalisation est l’« opération tendant à extraire une (ou des) vraie(s) chose(s) de son (leur) milieu naturel ou culturel d’origine et à lui (leur) donner un statut muséal ». Cette concise définition de Desvallées est directement inspirée des écrits du célèbre muséologue tchèque Zbynek Stransky. Pour Stransky, la muséalisation « repensée » de l’objet comporte trois étapes successives: la « sélection », la « thésaurisation » et la « présentation ».
Desvallées, A., Mairesse, F. (2011). Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, France : Armand Colin.
[ii]Musée d’art contemporain de Montréal, Expositions, Car le temps est la plus longue distance entre deux endroits, 2016, En ligne. http://www.macm.org/expositions/tableaux-dune-exposition-car-le-temps-est-la-plus-longue-distance-entre-deux-endroits/ (Consulté le 14 février 2017).
[iii]Ibid.
[iv]Musée d’art contemporain de Montréal, Serge Tousignant : Les lieux habités, 2016, En ligne. https://vimeo.com/194556494 (Consulté le 7 février 2017).
JEAN-MICHEL QUIRION | RÉDACTEUR WEB
Jean-Michel Quirion est candidat à la maîtrise en muséologie à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Son projet de recherche porte sur l’élaboration d’une typologie de procédés de diffusion d’œuvres performatives muséalisées. Une résidence de recherche à même les archives du MoMA émane de cette analyse. Il travaille actuellement à la Galerie UQO à titre d’assistant à la direction et au Centre d’artistes AXENÉO7 en tant que coordonnateur des communications. Il s’implique également au Centre de production DAÏMÔN. Du côté de Montréal, il écrit pour la revue Ex_situ, puis il s’investit au sein du groupe de recherche et réflexion : Collections et Impératif événementiel The Convulsive collections (CIÉCO).
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