Être la porte qui s’ouvre de Marie-Claire Blais : perception, mémoire et ouverture sémantique

Par Geneviève Gendron

Questionner notre appréhension de l’espace et notre rapport au monde par l’entremise de contenus universels est central dans la démarche de création de l’artiste montréalaise et architecte de formation Marie-Claire Blais. Par exemple, les séries d’œuvres Entrevoir le jour (2014) et Tracé d’un clair-obscur (2015) dévoilaient un travail de l’abstraction qui, par la forme et la lumière, articulait des espaces présentant divers problèmes spatiaux et perceptuels. Dans le corpus de peintures Être la porte qui s’ouvre (2016-2017), l’artiste poursuit son exploration des schèmes culturels d’appropriation de l’espace par la forme et la lumière. Ce travail récent est présenté à la Galerie René Blouin jusqu’au 18 mars 2017.

Les tableaux de grands formats exhibés à la galerie donnent à voir de vastes formes rectangulaires sous diverses orientations et perspectives, rappelant par moments le motif de la porte ouverte. Ces formes géométriques de couleurs variées, travaillées en transparence, se superposent tels des voilages légers, fins et translucides. Les pigments colorés sont vaporisés sur la toile par fines couches diaphanes, proposant une variété de teintes. La couleur se décline alors en différents tons de bleus, de violets, de roses et d’orangés, doux ou assez soutenus. Ce travail de la forme et de la couleur, dans lequel la luminosité est traitée avec douceur et finesse, propose des espaces picturaux complexes à déchiffrer qui laissent voir ou deviner des ouvertures, des embrasures, des passages.

Dans ce court article, nous verrons comment les tableaux de cette série de Blais éprouvent la perception et la mémoire de l’observateur de manière à le plonger dans un état d’incertitude perceptuelle tout en s’ouvrant à la pluralité sémantique.

Marie-Claire Blais, Être la porte qui s’ouvre 10 (2016), acrylique sur toile, 203 x 330 cm
Avec l’aimable permission de la Galerie René Blouin
Crédits photo : Marie-Claire Blais

Mise à l’épreuve de la perception et de la mémoire
Les spatialités engendrées par ces ordonnancements géométriques mettent à l’épreuve la perception de celui qui les regarde. L’obliquité des lignes de même que la superposition et juxtaposition des formes traitées en transparence engendrent un effet de profondeur qui est difficile à évaluer. La suite des strates de couleur pulvérisées par l’artiste, c’est-à-dire l’organisation des formes sur la surface picturale, leur répartition et axialité respective et leurs interrelations, est difficilement lisible. La multiplication des lignes verticales et obliques anime l’espace et produit un effet chaotique qui favorise une observation considérablement dynamique et requiert une attention soutenue de la part du spectateur. Les procédés de stratification, de diaphanéité et de répétition utilisés par l’artiste sont d’une rare efficacité pour complexifier l’espace pictural et rendre le temps de lecture plutôt lent et ardu. Blais nous fait ainsi véritablement prendre conscience de l’acte de voir; elle nous rend davantage conscient du processus d’exploration du tableau.

Selon le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux[i], devant une peinture, le cerveau effectue une analyse neuronale à la fois de l’ensemble et des détails de l’œuvre avant de procéder à une synthèse mentale de celle-ci. Ce traitement des données implique différentes voies et aires corticales qui sont interconnectées. Des neurones de plus en plus spécialisés interviennent progressivement au cours de l’analyse, c’est-à-dire que celles-ci répondent exclusivement à une donnée, par exemple une couleur ou une forme précise. Suite à l’analyse neuronale du tableau pendant laquelle il y a aussi analyse de ses divers niveaux de sens et évocation d’émotions, le cerveau génère une représentation consciente du tableau, une synthèse mentale qui se produit au niveau du cortex frontal. Les neuroscientifiques Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux précisent que, pendant l’acte perceptif, l’accès conscient à une information spécifique ou le traitement conscient d’une information spécifique est limité, car une grande partie du traitement des données se réalise de manière non consciente[ii]. L’analyse neuronale et la synthèse mentale ne sont ici que très brièvement esquissées pour servir le propos, mais sont en fait largement plus complexes.

Ainsi, à la lumière de ce qui précède, devant les tableaux de Blais, le cerveau analysera séparément la couleur, la disposition et l’orientation des formes dans l’espace, la profondeur simulée, la luminosité, etc. Mais les difficultés perceptuelles présentes dans ces représentations picturales risquent d’accroître la part du traitement conscient de l’information et de retarder la synthèse mentale. Ces œuvres tendent à tester la capacité du spectateur à discriminer et catégoriser avec certitude ce qu’il perçoit.

Marie-Claire Blais, Être la porte qui s’ouvre 8 (2016), acrylique sur toile, 203 x 330 cm
Avec l’aimable permission de la Galerie René Blouin
Crédits photo : Marie-Claire Blais

La mémoire de l’observateur est également éprouvée dans la série Être la porte qui s’ouvre. C’est en fait la mémoire de travail[iii] (aussi appelée mémoire à court terme) qui est particulièrement mise à l’épreuve, mais aussi la mémoire à long terme.

L’analyse et la synthèse des données perceptuelles d’un tableau nécessitent l’implication de la mémoire sensorielle, de la mémoire de travail et de la mémoire à long terme, les trois systèmes mnésiques qui constituent aussi les phases de la mise en mémoire permanente d’une information[iv]. En résumé, la mémoire sensorielle visuelle assure une très brève persistance (300 à 500 millisecondes[v]) des informations captées et transmises vers différentes aires corticales afin de permettre leur reconnaissance. Les informations sensorielles pertinentes sont transférées vers la mémoire de travail qui les maintient temporairement actives (20 à 90 secondes[vi]) afin de les manipulées et de les analysées. La mémoire à long terme peut conserver jusqu’au terme de la vie l’information consolidée résultant généralement d’une attention soutenue, de répétitions successives ou d’une association d’idées. Autrement, la trace mnésique de l’information s’efface. Ce système de mémoire, qui accumule expériences personnelles et savoirs, offre une sorte de cadrage à l’activité perceptive et influence et nourrit l’interprétation de l’objet d’art.

Contrairement aux mémoires sensorielle et permanente, la mémoire de travail a une capacité de rétention limitée (5 à 9 éléments[vii]) et est très sensible aux interférences. Elle ne transfert donc qu’une partie de l’information disponible en mémoire permanente. Selon la théorie qui prédomine actuellement, ce serait l’arrivée d’une nouvelle information qui effacerait les précédentes[viii].

Malgré une attention soutenue, le décryptage de la suite des formes rectangulaires superposées/juxtaposées sur la surface picturale des tableaux de Blais reste une opération ardue. Les nombreuses strates de couleurs diaphanes se fondent les unes dans les autres tout en s’orientant diversement dans l’espace. La mémoire de travail de l’observateur qui tente d’appréhender l’organisation formelle et temporelle de ces peintures est donc particulièrement engagée puisque plusieurs données plastiques doivent être manipulées et analysées pour déchiffrer ces spatialités inédites complexes. L’abondance des sollicitations visuelles et le chaos de l’espace pictural peuvent fragiliser ou effacer les traces mnésiques de certaines des informations perçues. Les effets de strates hétéroclites produisent des interférences visuelles qui troublent bruyamment le rapport des formes et des plans, attirant le regard ici et là, le rendant très mobile. Il est alors probable que le spectateur prolonge le temps de la perception afin de mieux saisir l’œuvre et ainsi confirmer-consolider certaines données pour approfondir son analyse.

L’attention, la mémoire de travail et la mémoire à long terme sont les principales fonctions cognitives qui assurent la continuité de l’expérience de toutes œuvres d’art et permettent leur compréhension et leur interprétation symbolique et sémantique. Ce récent travail de Blais éprouve particulièrement l’attention et la mémoire de travail, car il place l’observateur devant une sorte de labyrinthe perceptuel et lui fait expérimenter une incertitude puissante à l’égard de la structure de l’œuvre.

Devant de nouveaux stimuli, le cerveau cherche à tisser des liens neuronaux entre la perception immédiate et ses connaissances acquises et des expériences perceptives antérieures stockées dans la mémoire à long terme[ix]. Devant ces structures qui ne sont jamais complètement déchiffrables, l’observateur est, à plus forte raison, amené à confronter les tableaux à ses expériences et connaissances pour les décoder et nourrir son interprétation. Il tente ainsi d’établir, comme l’énonce le théoricien de l’art Rudolf Arnheim, une correspondance entre les peintures et des « concepts visuels » ou « catégories visuelles » mémorisés[x].

Marie-Claire Blais, Être la porte qui s’ouvre 9 (2016), acrylique sur toile, 203 x 330 cm
Avec l’aimable permission de la Galerie René Blouin
Crédits photo : Marie-Claire Blais

Énigmes spatiales et ouverture sémantique
Jusqu’à maintenant, nous avons considéré les dimensions perceptuelles et mnésiques de la série Être la porte qui s’ouvre sans toutefois nous attarder au titre de celle-ci, qui est aussi celui de chacun des tableaux. Le titre est important, car il dirige la lecture de l’œuvre. L’artiste nous indique la porte qui s’ouvre, elle nous oriente vers cette idée d’ouverture dans notre interprétation. Par contre, les tableaux de la série se présentent comme des énigmes spatiales à résoudre, mais qui, finalement, nous maintiennent dans un état d’incertitude et d’indécidabilité perceptuelle, car ils ne fournissent aucune confirmation quant à la nature du perçu. Le spectateur est ainsi convié à scruter encore et encore l’image pour énoncer et tenter de valider ses propres hypothèses. Cette exploration de l’espace pictural joue non seulement avec la notion de perception, mais permet aussi une pluralité d’interprétations et laisse donc ouverte la représentation.

Marie-Claire Blais, Être la porte qui s’ouvre 5 (2016), acrylique sur toile, 203 x 330 cm
Avec l’aimable permission de la Galerie René Blouin
Crédits photo : Marie-Claire Blais

Comme nous l’avons mentionné antérieurement, les formes rectangulaires rappellent par moments le motif de la porte ouverte, notamment par leur format géométrique, leur dimension et leur orientation dans l’espace. Elles peuvent apparaître comme des représentations simplifiées, mais avec un traitement pictural arbitraire et singulier, d’une porte qui s’ouvre sur un espace difficilement appréhendable. En fait, les tableaux semblent parfois présenter une séquence un peu chaotique d’images d’une porte ou d’une double porte en train de s’ouvrir, qui s’entremêlent à un jeu d’ombres (projetées par la porte) et de lumières (qui jaillissent de l’ouverture de la porte). Les différentes spatialités engendrées par les rectangles et les jeux de lumière donnent aussi à voir ou laissent deviner des ouvertures, des trouées, des passages, des entrebâillements, en enfilades ou qui semblent se démultiplier. Avec cette série, l’observateur est appelé à expérimenter cognitivement la spatialité des tableaux. Il est invité à se déplacer mentalement dans leur espace complexe. Les tableaux peuvent ainsi évoquer l’idée de parcours, de cheminements, de transitions, de distances, de déplacements, de mouvements dans le temps… et suggérer l’évolution de l’existence, de la pensée, d’une idée…

Par ailleurs, le champ sémantique et métaphorique de certaines expressions formées avec le mot « porte » en lien avec le titre de la série fournit d’autres pistes interprétatives et ajoute de nouveaux faisceaux de sens. La porte est une ouverture sur un autre espace, une ouverture qui permet le passage, qui relie deux espaces distincts. Au sens figuré, ouvrir ou fermer sa porte à quelqu’un c’est accepter ou refuser de l’admettre chez soi[xi] ; ouvrir ou fermer la porte à… c’est « donner passage à…, permettre, autoriser… [xii]» ou « exclure, refuser d’envisager [xiii]». Le titre Être la porte qui s’ouvre nous apparaît alors comme une idée d’ouverture et un désir d’inclusion. Une ouverture d’esprit vers l’autre, vers l’inconnu, sur le monde qui change et évolue… Une invitation à franchir toutes barrières sociales ou culturelles pour accepter l’autre et chercher à le comprendre dans toute sa complexité. C’est comme si, par le titre et par la complexification de la spatialité des tableaux qui éprouve et interroge notre perception, la série exprimait d’une manière esthétique la complexité de l’humanité et l’espoir d’une ouverture tout en nous incitant à réfléchir sur cette question fondamentale.

En terminant, l’objet d’art possède une pluralité de sens parfois contradictoires dont l’évocation chez l’observateur dépend notamment de ses savoirs conceptuels et culturels et de ses expériences perceptuelles inscrits dans sa mémoire à long terme.

Formes, images et indices recrutent des objets de sens qui peuvent éventuellement sortir du cadre intentionnel de l’artiste et se trouver dans la mémoire à long terme du spectateur à la suite d’expériences individuelles. Le tableau touche ce stock inconscient et le fait surgir par la focalisation de son attention dans le compartiment conscient de la mémoire à court terme. Un dialogue imaginaire se développe avec le tableau. Il devient « rêve partagé » et ce pouvoir sur l’imaginaire est particulièrement vif lorsque la représentation se détache de la simple mimesis, qu’une distanciation a lieu. À la différence du concept scientifique, qui se referme sur un sens précis et vise d’emblée à l’universalité, l’œuvre d’art, au contraire, par sa faculté d’éveil, s’ouvre à une multiplicité d’expériences de pensée qui laissent une part majeure au subjectif, à l’expérience individuelle[xiv].

Ainsi, la série Être la porte qui s’ouvre, en s’éloignant fortement de toutes représentations mimétiques du réel, s’ouvre à la pluralité sémantique et permet d’enrichir et de renouveler l’imaginaire individuel et collectif.

Être la porte qui s’ouvre – Marie-Claire Blais
Jusqu’au 18 mars
Galerie René Blouin
Métro Square-Victoria
10, rue King
Mercredi – samedi : 11h à 17h

En en-tête: Marie-Claire Blais, Être la porte qui s’ouvre 12 (2016), acrylique sur toile, 203 x 330 cm
Avec l’aimable permission de la Galerie René Blouin
Crédits photo : Marie-Claire Blais


[i]Les deux ouvrages suivants : Jean-Pierre Changeux, Le cerveau et l’art [enregistrement sonore], Paris, De vive voix, 2010, piste 6 (« La contemplation, de la rétine au cortex frontal » : 11 minutes 5 secondes) ; Jean-Pierre Changeux, Raison et plaisir, Paris, Odile Jacob, 2002 [1994], p. 33-46.
[ii]Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux, « Experimental and Theoretical Approaches to Conscious Processing », Neuron, vol. 70, n° 2, 28 avril 2011, p. 200.
[iii]Nouvelle appellation suite aux travaux de A. Baddeley et G. Hitch, appellation qui définit mieux la complexité de ce système de mémoire : Alan Baddeley et Graham Hitch « Working Memory », dans G. A. Bower (éd.), Recent Advances in Learning and Motivation, New York, Academic Press, 1974, vol. 8, p. 47-90.
[iv]Il s’agit ici de la classification séquentielle de la mémoire qui se base sur la durée de rétention de l’information, de sa perception à sa conservation à long terme. Ce modèle est présentement admis et apparait à la fin des années 1960. Cependant, il existe différents types de classification de la mémoire.
[v]Bernard Croisile, Tout sur la mémoire, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 88.
[vi]En l’absence de répétitions successives, la durée de la rétention en mémoire de travail n’est que de 20 à 30 secondes : Ibid., p. 89.
[vii]Couramment formulé 7±2. Mais, il est possible d’augmenter la capacité de rétention de la mémoire de travail en utilisant une stratégie de regroupement des éléments à mémoriser appelée chunking (les chunks étant les éléments de regroupement).
[viii]Bernard Croisile, op. cit., p. 89.
[ix]La mémoire permanente est constituée de plusieurs systèmes de mémoire dont la mémoire sémantique (aussi appelée mémoire collective) qui est formée de connaissances langagières et encyclopédiques, la mémoire épisodique qui conserve les souvenirs personnels singuliers et les mémoires perceptives qui stockent les images et les sons indépendamment de leur signification.
[x]Rudolf Arnheim, La pensée visuelle, Paris, Flammarion, 1997 [1976], p. 35-37.
[xi]Paul Robert, Josette Rey-Debove et Alain Rey, « Porte », Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 2016 [1967], p. 1968.
[xii]Alain Rey et Sophie Chantreau, « Porte », Dictionnaire des expressions et locutions, Paris/Montréal, Le Robert, 2007 [1989], p. 753.
[xiii]Ibid.
[xiv]Jean-Pierre Changeux, Raison et plaisir, op. cit., p. 40.

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