Galerie Antoine Ertaskiran : Derek Sullivan et Dominique Pétrin dans un parallélisme du papier

Par Jean-Michel Quirion

Du 5 avril au 6 mai, la Galerie Antoine Ertaskiran présente le Torontois Derek Sullivan et la Montréalaise Dominique Pétrin dans un déploiement expographique binaire, parallèlement centralisé sur deux approches dissemblables du papier. La matière, entre dessin et sérigraphie, est le substrat de ces deux pratiques en dichotomie.

Les dessins sériels de Derek Sullivan
La galerie offre Several Things Happening at the Same Time, la première exposition solo de Derek Sullivan en ses murs. Dans l’espace, « plusieurs choses se produisent en même temps », trois corpus d’œuvres — trois séries auscultant le rôle du dessin dans la pratique de l’artiste — y sont présentés : Poster Drawing, National Gallery Catalogue et Mirrors. Ils se défilent, l’un après l’autre.

L’utilisation du crayon de couleur et son application, au moyen de marques successives et brutes, confère à Sullivan une signature singulière — esquissée — qui ne cadre pas avec l’esthétique généralement associée à la production d’affiche. Chaque dessin sur papier atteste des gestes itératifs de l’artiste, ce trait de crayon à la fois naïf et incitatif qui homogénéise ses inspirations variées.

Poster Drawing
La notable série Poster Drawing, initiée en 2005, est centralisée dans l’exposition. Les compositions qui empruntent le format des grandes affiches promotionnelles que l’on retrouve dans les endroits publics, tel que les transports en commun, rappellent systématiquement le graphisme et les composantes formelles propres au modernisme. Dans celles-ci, Sullivan s’inspire de la façon dont les artistes modernes se sont approprié certains motifs courants, ainsi que certaines finitions de surfaces communes et formes graphiques dans un emploi répétitif[i] . Ce formalisme de l’image contraste avec les diverses déclinaisons transposées par Sullivan allant des formes abstraites aux motifs géométriques en récurrence, en passant par des allusions figuratives de livres à dessiner, pliés ou décortiqués. En ce sens, une coexistence temporelle s’instaure entre les œuvres de distincts artistes et celles de Derek Sullivan. Inextricablement lié à des références prolifiques — entre passé et présent —, il développe son travail à la façon de Kippenberger. En s’inspirant d’une multitude de repères, il schématise la transgression des codes de figuration des volumes et des couleurs par les abstractions formelles du suprématisme de Malevitch ; utilise les compositions équilibrées aux rectangles réduits et allongés de Mondrian, les tissages géométriques redoublés de Albers, ou encore les arrangements illusoires de l’Op Art de Riley. Parmi les reprises ça et là, et les emprunts par bribes, l’œuvre l’Homme (1967) de Calder au parc Jean-Drapeau à Montréal, est prédominante. Parallèlement, des éléments évoquent le quotidien de l’artiste, comme des billets du métro parisien ou des découpures publicitaires de magazines. De la sorte, les affiches diffusent des représentations et des inspirations variées, non pas d’informations. Alliant des créations récentes à d’autres réalisées antérieurement au cours des six dernières années, treize dessins constituent cette chronologie du rythme changeant de la publicité.

Vue d’ensemble de la série Poster Drawing. Crédit : Paul Litherland

National Gallery Catalogue
Dans cette série, Sullivan s’approprie comme source de production la couverture de l’illustre catalogue d’exposition de l’artiste Donald Judd — artiste plasticien et théoricien américain du mouvement minimaliste —, publié en 1975 par le Musée des beaux-arts du Canada (National Gallery of Canada). Le projet est entamé en 2002, alors que l’artiste commence à faire des copies de la publication initiale, qu’il vend ensuite en librairie. Les dessins sont le prolongement de ce détournement du catalogue par la proposition de couvertures hypothétiques. Au moyen de minimes altérations dans le titre, Sullivan suggère des intervalles — des jeux de mots —, passant de Donald Judd à « Dnaold Jdud », ou encore de « Donald Duck » à un fragment de lettre tel que « DODDD ». La teinte orangée est également différée du catalogue d’exposition original, par maints motifs.

Vue d’ensemble de la série National Gallery Catalogue. Crédit : Paul Litherland

Mirrors
La série Mirrors renvoie au banal miroir de salle de bain standard. En superpositions, les dessins sont à l’intersection de différents niveaux de réverbérations ; des reflets à l’intérieur desquels Sullivan cherche à capturer la surface réfléchissante de ces objets de tous les jours. Par le biais de rendus spéculaires, de jeux d’ombres et lumières et de perspectives complexes, les dessins offrent une variété d’effets d’optique.

Vue d’ensemble de la série Mirrors. Crédit : Paul Litherland

Le « living room » sérigraphié de Dominique Pétrin
De retour d’un séjour créatif à Bethléem, en Palestine, pour l’énigmatique projet Walled Off Hotel (2017) dans lequel elle a personnalisé l’une des chambres de l’hôtel que l’artiste britannique Banksy vient d’ouvrir près du mur qui sépare le pays des territoires palestiniens, Dominique Pétrin nous propose l’installation I just wished Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down, à la Galerie Antoine Ertaskiran à Montréal. Le projet spécial s’initie tel que la prémisse de l’éventuelle exposition individuelle de l’artiste à la galerie, en septembre prochain.

Dans la seconde salle, l’installation immersive est inspirée de l’espace du « living room », ce salon de réception convivial, traditionnellement orné d’une cheminée. L’artiste y accroit la sérigraphie à la main, par distinctes impressions générées sur papier, découpées et collées sur l’entièreté des quatre murs, comme une tapisserie. Par un algorithme complexe, Pétrin reste fidèle à son esthétique iconographique altérée dans une concentration de motifs géométriques aux formes plurielles et aux couleurs saturées. Dès l’entrée, la multiplicité des effets de perspectives factices et hermétiques persécute le visiteur par l’amas d’ornements qui se juxtaposent et se superposent dans l’étroit espace. Le processus cognitif de la vision y est déjoué[ii] .

Sur le premier mur en quadrillé noir et blanc, suggérant un damier, une cheminée d’inspiration coloniale est surmontée d’un étincelant cadre doré duquel un trompe-l’œil émane. Dans une reprise du motif, le tableau renvoie à un infini ; à une autre dimension. Le même encadré surplombe le lit de la chambre signée Pétrin à l’hôtel Walled Off. Ouverture entre Montréal et Bethléem ? Sur l’âtre de la cheminée, des objets hétéroclites — un brin lyriques — y sont disposés : une télécommande, une tasse à la mention « shit happens », un vase oriental rempli de pivoines et un manuel de yoga.

Vue d’ensemble de l’installation I just wished Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down. Crédit: Paul Litherland

Sur les deux murs subséquents se retrouve une combinaison de motifs ornementaux aux couleurs pastel, générés par un algorithme tiré des médias sociaux. La phrase « it’s so cool! lol I guess.. whatever :) », s’y dissimule. Des pictogrammes de pilules, des comprimés de Prozac, Viagra et Xanas s’amalgament dans une séquence répétitive au travers des fioritures géométriques. Un collage de papier encadré, Just Chill (2016), s’imbrique à l’accumulation sens dessus dessous. Sur le mur adjacent, la distorsion de la même forme recouvre la surface parée par l’œuvre sérigraphiée What would be our future together if there is any ? (2016), et un faux-semblant de plante.

Par ailleurs, les variations d’effets visuels de Dominique Pétrin au moyen de fresques de papier se sont déployées entretemps dans l’installation immersive, Make it great, provisoirement présentée par la galerie à la dixième édition de Foire Papier, du 20 au 23 avril dernier, à Arsenal art contemporain. Des reprises tant par les ornements que les éléments factices évoquaient I just wished Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down.

Vue d’ensemble de l’installation I just wished Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down avec les deux collages sérigraphiés Just Chill (2016) et What would be our future together if there is any? (2016). Crédit: Paul Litherland

Enfin, bien que différentes, les approches de Sullivan et Pétrin nous invitent à aller au-delà de la matérialité du papier. Des associations en parallèle se trament par le langage formel en multiplication et les divers niveaux de transcriptions de cultures partagées.

Several Things Happening at the Same Time — Derek Sullivan
I just wished Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down — Dominique Pétrin
Du 5 avril au 6 mai
Galerie Antoine Ertaskiran
1892 rue Payette, Montréal, Québec
Mardi au samedi : 10h à 17h

En bannière : Vue d’ensemble de la série Poster Drawing. Crédit : Paul Litherland


JEAN-MICHEL QUIRION | RÉDACTEUR WEB

Jean-Michel Quirion est candidat à la maîtrise en muséologie à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Son projet de recherche porte sur l’élaboration d’une typologie de procédés de diffusion d’œuvres performatives muséalisées. Une résidence de recherche à même les archives du MoMA émane de cette analyse. Il travaille actuellement à la Galerie UQO à titre d’assistant à la direction et au Centre d’artistes AXENÉO7 en tant que coordonnateur des communications. Il s’implique également au Centre de production DAÏMÔN. Du côté de Montréal, il écrit pour la revue Ex_situ, puis il s’investit au sein du groupe de recherche et réflexion : Collections et Impératif événementiel The Convulsive collections (CIÉCO).

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