Entre courtepointes et wood carving ; Critique de l’exposition Tehatikonhsatatie : Pour celles et ceux qui nous suivront

Par Maude Darsigny-Trépanier

C’est dans le hall ensoleillé de la maison de la culture Frontenac de l’arrondissement Centre-Sud que le lancement officiel du troisième Printemps autochtone d’Art (PAA3) a eu lieu le mercredi 26 avril dernier. Après un mois chargé de plusieurs avant-premières à travers onze maisons de la culture de Montréal, en territoire mohawk (Kanien’kehá:ka) non cédé, le directeur artistique Yves Sioui-Durand a donné le coup d’envoi officiel du programme pluridisciplinaire de cette année. Sur place, le groupe de jazz autochtone Kawandak accompagnait avec des slams les discours tenus en français, en anglais, en mohawk et en malécite. L’évènement de cette année tient à mettre en valeur les langues autochtones et désire les faire entendre au public. Ondinnok désire également mettre l’accent sur l’aspect politique qui entoure les célébrations coloniales du 375e de la Ville de Montréal ainsi que du 150e anniversaire de la Confédération canadienne. Il faut rappeler que le territoire canadien n’a pas été cédé et qu’il faudra « réparation pour qu’il y ait réconciliation », a martelé Yves Sioui Durand.

C’est donc au son de la musique jazz que le public a été invité à descendre la passerelle qui mène à la salle d’exposition. La commissaire Hannah Claus insiste sur l’importance de montrer le travail du couple d’artistes de Kahnawake, Babe et Carla Hemlock. Leur travail a parcouru les foires d’arts autochtones réputées aux États-Unis et a également été acquis par le National Museum of the American Indian (Washington D.C.); n’en reste que le duo ne l’avait jamais présenté à Montréal. L’atmosphère feutrée permet de s’attarder aux deux projections vidéo situées aux extrémités de la salle. Ces projections sont réalisées par Raohserahawi Hemlock, le fils du duo d’artistes. D’un côté jumelées au travail de peintre de son père avec le diptyque Still Thankful et de l’autre au travail textile de sa mère dans l’installation Still Hope For, les installations du trio familial abordent l’importance d’opérer le combat ultime pour stopper le réchauffement climatique. Tehatikonhsatatie : Pour celles et ceux qui nous suivront se base sur la conception autochtone que chaque geste posé maintenant aura une répercussion sur les sept prochaines générations. Cette conception propose donc que chaque action soit réfléchie en fonction de ne pas nuire aux générations futures, ce qui va à l’encontre d’une vision néolibérale basée uniquement sur le profit.

Babe Hemlock, Still Thankful, 2017
Raohserahawi Hemlock, Nia:wen, 2017, 17 minutes 5 sec.
Crédits photo Maude Darsigny-Trépanier

Le diptyque Still Thankful n’est pas sans rappeler l’œuvre photographique de Will Wilson. On y voit d’abord un personnage mohawk s’adonner à la pêche dans un décor naturel. La seconde toile montre le même personnage près d’un ruisseau qui scinde l’espace en deux. D’un côté, il y a des panneaux solaires modernes et des éoliennes au loin, de l’autre, d’immenses chevalets de pompage ainsi que des usines d’extraction et de transformation de pétrole produisent d’épais nuages à travers desquels la lumière ne peut pénétrer. Babe Hemlock propose un regard actuel sur l’autochtonie : il ne s’agit pas de reproduire d’éternels clichés, mais bien de propager un message social actuel. Au centre des tableaux, un écran projette des scènes montées d’animaux, de nature, de jeu de crosse : de plusieurs choses qui se rattachent à l’identité mohawk d’aujourd’hui. L’installation Still Hope For traite elle aussi d’écologie et de résilience. Un mannequin sans visage se tient au centre d’un écran. Habillé de ses régalia traditionnels brodés avec minutie, on remarque à ses pieds un masque à gaz de plastique noir. La vidéo projetée derrière montre en boucle des images de la Stamp Dance (danse de la maison longue) performée par de jeunes enfants dans une école et aussi par des personnes qui manifestaient en soutien à Standing Rock. Il s’agit de montrer la passation des traditions ainsi que leurs effets de rassemblement.

Carla Hemlock, Face That Are Yet to Come, 2011
Carla Hemlock, Turtle, 2010
Carla Hemlock, Skywoman’s Descent, 2009
Carla Hemlock, Survivors, 2013
@Crédit photo Maude Darsigny-Trépanier

Le traditionnel résolument contemporain
Le travail textile de Carla est également à l’honneur. Deux murs sont dédiés à la démonstration de ses courtepointes. Les quatre qui sont de plus grands formats, plus traditionnelles aussi, sont accrochées côte à côte. Le motif de la tortue y est largement exploité. La forme caractéristique de l’amphibien est illustrée vue du dessus. Le mythe fondateur haudenosaunee (iroquois) raconte qu’une femme tombée du ciel aurait trouvé refuge sur le dos d’une grande tortue qui deviendra la Terre. D’autres courtepointes de format moins imposant leur font face. Résolument contemporaine, l’œuvre Passeport Haudenosaunee fait référence à l’identité autochtone altérée par la pensée colonialiste allochtone. Cette œuvre politique critique le fait que le passeport haudenosaunee ne soit pas reconnu par les autorités frontalières à travers le monde[i]. Ceci impose aux Mohawks de devoir se procurer un passeport canadien ou américain pour se déplacer à l’international alors que ceux-ci ne s’identifient pas à ces pays.

Carla Hemlock, Uncle Babe I Need a New Purse (détail), 2009
© Crédits Photo Maude Darsigny-Trépanier

L’œuvre textile Uncle Babe I Need a New Purse, basée sur une histoire personnelle des artistes, démontre le savoir-faire de Carla à manipuler différents médiums. La broderie, le perlage ainsi que le quillwork[ii] sont amalgamés dans cette œuvre aux couleurs vives.

Finalement, les objets sculptés du duo prennent place au centre de l’espace d’exposition. Blottis sous un couvert de vitre, éclairés par une lumière tamisée, ces objets réalisés avec minutie selon les méthodes artisanales traditionnelles pourraient rappeler le musée ethnographique. Cependant, la commissaire Hannah Claus a habilement déjoué cette impression en positionnant ceux-ci sur des socles blancs utilisés habituellement pour des sculptures. De plus, cette muséologie permet au regardeur d’observer les objets sous tous les angles, ce qui importe beaucoup pour comprendre le travail de Carla et Babe.

Babe Hemlock, So Be It Our Minds, 2013
© Crédit photo Maude Darsigny-Trépanier

Ces objets du quotidien sont utilisés tels des canevas par Babe qui y sculpte des scènes offrant un message politique. So Be It Our Minds représente une scène post-apocalyptique dans un futur très rapproché où l’on voit deux jeunes enfants et leur chien, protégés par des masques à gaz, déambuler parmi les forages pétroliers et rapportant de l’eau embouteillée avec eux. Au bas de la composition se trouve un squelette de tortue qui symbolise probablement la mort de la Terre-Mère.

L’exposition Tehatikonhsatatie : Pour celles et ceux qui nous suivront, renouvelle la conception traditionnelle de l’artisanat autochtone et présente des pièces résolument contemporaines qui s’ancrent dans des propos écologistes et de reconnaissance identitaire.

Tehatikonhsatatie : Pour celles et ceux qui nous suivront
Du 26 avril au 3 juin 2017
Vernissage: 26 avril à 17h | Conférence: 4 mai à 19h | Visite commentée: 3 juin à 15h
Maison de la culture Frontenac, studio 1
2550, rue Ontario Est
Métro Frontenac
Du mardi au jeudi de 12h à 19h | Du vendredi au dimanche de 12h à 17h

En bandeau: Carla Hemlock, Still Hope For, 2017.
Raohserahawi Hemlock, Forward, 2017, 19 minutes 45 sec.
© Crédit photo Maude Darsigny-Trépanier


[i]https://www.theguardian.com/commentisfree/2015/oct/30/my-six-nation-haudenosaunee-passport-not-fantasy-document-indigenous-nations
[ii]Porcupine quills might seem unlikely artistic medium to those unfamiliar with their properties, but long before European contact, Native American woman in the East and Plains discovered how quills could be used to embelish clothing, ceremonial items, weapons, and other goods.
B. PHILLIPS, Ruth et Janet C. BERLO, Native North American Art, s.l., Oxford University Press, 1998, p.113.

 

MAUDE DARSIGNY-TRÉPANIER | RÉDACTRICE WEB

Maude a obtenu un baccalauréat en histoire de l’art à l’UQAM et y poursuit sa scolarisation au deuxième cycle. Actuellement, elle est en période de rédaction pour son projet de maîtrise qui porte sur la réappropriation comme geste politique dans l’œuvre de Nadia Myre. Maude cultive un grand intérêt pour les pratiques artistiques politiques et engagées. Son coup de cœur pour les pratiques d’artistes autochtones est né à la vue de l’œuvre Fringe de Rebecca Belmore lors d’un cours universitaire. Employée de l’UQAM depuis 2017, elle travaille comme assistante de recherche auprès de Dominic Hardy. Elle est également bénévole depuis 2 ans à la Foire du papier et se joint à l’équipe de la revue Ex_situ à titre de rédactrice web à l’hiver 2017.

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