DOCUMENT XXL : Portrait du commissaire en remixeur

Par Geneviève Marcil

Les réflexions quant au statut du document dans l’art moderne et contemporain et à l’activation des archives institutionnelles animent la critique depuis déjà de nombreuses années[i]. Arborant le sous-titre « Exploration de la collection audiovisuelle d’Artexte », l’exposition DOCUMENT XXL s’inscrit précisément dans cette tendance. Nelson Henricks, bien connu depuis plus de vingt ans pour son travail vidéographique, a entamé il y a trois ans une résidence ponctuelle visant à puiser à même l’impressionnante collection d’Artexte pour en tirer un projet d’exposition. À titre de commissaire, il poursuit de la sorte la mission de conservation et de diffusion du centre de documentation montréalais.

Abandonnant rapidement son idée initiale de placer les documents qui l’inspirent dans une vitrine dédiée à une contemplation des plus rudimentaires, Henricks opte pour la réalisation d’une vidéo à deux canaux d’une durée de 57 minutes, divisée en 12 chapitres de 1 à 7 minutes chacun. Au cours de celle-ci, une liste impressionnante de grands noms défile au rythme des documents qui se succèdent à l’écran : de Man Ray et Lee Miller à Marina Abramović et Ulay, en passant par On Kawara et General Idea (Felix Partz, Jorge Zontal et AA Bronson), le visiteur assiste à un véritable cours sur l’histoire récente de l’art en accéléré.

DOCUMENT XXL, Artexte, vue de l’exposition
Crédits : Paul Litherland

Manipulés par une série de mains anonymes, les documents sonores sur vinyle, cassette ou enregistreur numérique côtoient livres d’artistes, lithographies, photographies et autres extraits vidéos. Ainsi, sur les deux écrans, le son des premiers se marie aux images des seconds. De ces dialogues naissent des rapprochements inédits et féconds. Tel que l’explique Henricks dans le programme de l’exposition, le XXL du titre désigne la multiplication des interprétations, ainsi que leur articulation spatiale: « Le X est un dédoublement. Le L est un déploiement, une ouverture[ii]. » En ce sens, les projets de nature conceptuelle se prêtent particulièrement bien au jeu du commissaire et forment l’essentiel de sa sélection. Or, le statut respectif de ceux-ci varie : parfois œuvres en soi, parfois paroles d’artistes — on retrouve ici l’intérêt marqué d’Henricks quant aux discours des artistes sur leur travail, déjà exprimé avec A Lecture on Art (2015), projet basé sur une conférence donnée en 1882 par Oscar Wilde[iii] —, d’autres fois encore documents au sens strict du terme. Henricks recherche avant tout des objets dotés d’une « valeur d’usage[iv] ». Dans cet esprit, le spectateur est fortement encouragé à aller consulter tous les documents présentés dans la vidéo au centre de documentation d’Artexte adjacent à la petite salle de projection.

C’est ainsi qu’Henricks joue sur le caractère incendiaire des Inflammatory Essays (1979-1982) de Jenny Holzer, extraits de manifestes extrémistes présentés sous forme de lithographies sur papier coloré puis lus par divers intervenants à l’invitation du commissaire, et les met en relation avec la série Privation (2001) d’Angela Grauerholz. Cette série de photographies de documents abîmés par l’incendie de la bibliothèque de Grauerholz fait alors écho à la violence et au potentiel destructeur des textes idéologiques sélectionnés par Holzer. De même, Henricks juxtapose la connotation raciale de la couleur dans le film Handtinting (1967-68) de la Canadienne Joyce Wieland à la publication conceptuelle Geometric Figures & Color (1979) de Sol LeWitt, basée sur les permutations chromatiques et formelles. Henricks souligne de la sorte une tension omniprésente entre les sphères politique et esthétique.

Jenny Holzer, Inflammatory Essays (1979-1982)
Crédits : Paul Litherland

Remixer, réinventer
En privilégiant l’échantillonnage de son matériel source et un processus créatif semblable au « mash-up », Henricks adopte la posture du commissaire-DJ, qui tire son origine dans la pratique du remix dans les cultures musicales hip-hop et disco des années 1970. Celle-ci envahit par la suite toutes les sphères de la culture médiatique à la fin des années 1990[v]. Dans le cadre d’un visionnement commenté en date du 6 mai dernier, Hendricks s’inscrit volontiers dans la lignée des Kendrick Lamar, Drake et Rihanna de ce monde et revendique ces recoupements avec la culture populaire. Questionné à savoir si sa vidéo constitue une œuvre en soi plutôt qu’un travail de commissariat d’exposition, Henricks semble réticent à s’approprier le travail d’autrui[vi] et préfère considérer le tout à la manière d’une programmation vidéographique.

Dans la même veine que ces questionnements sur son rôle en tant que figure auctoriale, Henricks défend le caractère éminemment subjectif de ses choix, fondés sur le « plaisir de l’attirance[vii] ». Ce plaisir se ressent dans la dimension sensuelle des documents maniés à l’écran, mais aussi par la mise en valeur des différents supports technologiques permettant de leur donner vie. Au-delà de la question du médium, Henricks invite à reconsidérer la beauté négligée de ces objets utilitaires et à confronter leur présence physique et immatérielle.

Jon Knowles, Works with Photography: The Professionals (2013) et David Tomas, Notes Towards a Photographic Practice (1983)
Crédits : Paul Litherland

Dans son étude du travail de post-production dans la création contemporaine, Nicolas Bourriaud insiste sur le caractère autoréférentiel de la figure du DJ, qui s’incarne également dans l’internaute : « Ce recyclage de sons, d’images ou de formes implique une navigation incessante dans les méandres de l’histoire de la culture – navigation qui finit par devenir le sujet même de la pratique artistique. L’art n’est-il pas, selon les mots de Marcel Duchamp, « un jeu entre tous les hommes de toutes les époques » ? La postproduction est la forme contemporaine de ce jeu[viii]. » De façon similaire, l’exposition-vidéo d’Henricks est destinée à retourner aux archives mêmes qui l’ont vu naître : elle sera selon toute vraisemblance intégrée à la collection d’Artexte pour devenir à son tour objet de recherche. Voilà qui montre bien comment l’archive en tant que source renouvelable et le remix comme processus générateur de sens forment un cycle créatif inépuisable.

DOCUMENT XXL
Jusqu’au 17 juin
Artexte
2, rue Sainte-Catherine Est, salle 301
Métro Saint-Laurent
Mercredi – vendredi : 12 h à 19 h, samedi : 12 h à 17 h

En bannière: Sol LeWitt, Geometric Figures & Color (1979) et Joyce Wieland, Handtinting (1967-68)
Crédits : Paul Litherland


[i]Devant l’abondante littérature sur ces enjeux, pensons seulement au recueil d’Anne Bénichou (dir.), Ouvrir le document: enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Dijon, Les presses du réel, 2010, 447 p.
[ii]Nelson Henricks, DOCUMENT XXL. Exploration de la collection audiovisuelle d’Artexte, Artexte (programme de l’exposition), 2017, s.p.
[iii]Nelson Henricks, « A Lecture on Art. 2015 », Nelson Henricks, En ligne, 2017, <http://nelsonhenricks.com/?projects=a-lecture-on-art-2015&gt;. Consulté le 26 mai 2017.
[iv]Nelson Henricks, DOCUMENT XXL. Exploration de la collection audiovisuelle d’Artexte, op. cit., s.p.
[v]Eduardo Navas, Remix Theory: The Aesthetics of Sampling, Vienne; New York, Springer, 2012, p. 6.
[vi]Voir à ce sujet la définition et différenciation des termes remix, appropriation, montage, citation et collage par Lev Manovich dans « What comes after remix », Remix Theory, vol. 10, 2007, En ligne <http://manovich.net/content/04-projects/057-what-comes-after-remix/54_article_2007.pdf&gt;. Consulté le 26 mai 2017.
[vii]Nelson Henricks, DOCUMENT XXL. Exploration de la collection audiovisuelle d’Artexte, op. cit., s.p.
[viii]Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario: comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Presses du réel, 2004, p. 11.

 

GENEVIÈVE MARCIL | RÉDACTRICE WEB

Étudiante à la maîtrise en histoire de l’art, Geneviève se passionne pour les arts visuels et les divers enjeux sociaux que ceux-ci soulèvent. Elle tente de concilier cet intérêt avec son penchant pour les langues étrangères et la traduction en étudiant la scène artistique ouest-allemande des années 1960 dans le cadre de son mémoire. Comme l’atteste son expérience passée en tant que coordonnatrice au sein de l’organisme Art souterrain, voué à l’installation d’œuvres contemporaines dans des lieux publics de la métropole, elle s’intéresse également à la scène culturelle montréalaise et à son rayonnement dans une visée démocratique.

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