Walking With Our Sisters : Entre commémoration et guérison

Par Maude Darsigny-Trépanier

En route vers Kahnawake, en voiture, sur la 132, un panneau géant affiche la disparition d’une jeune femme non loin de la communauté kanien’kehá:ka (mohawk). Déjà, le projet de l’artiste métis Christi Belcourt, Walking With Our Sisters, prend tout son sens. Étant avant tout un projet collaboratif de guérison, Walking With Our Sisters commémore la mémoire des femmes, des filles et des personnes bispirituelles disparues ou assassinées à travers le Canada. L’artiste dénonce également le sexisme et le racisme systémique qui sévissent dans le pays. À ce jour, plus de 1 181 femmes sont officiellement portées disparues ou ont été déclarées assassinées depuis les trente dernières années.

En entrant dans l’école Kateri Tekakwitha, où s’arrêtait le projet inachevé de Belcourt, des bénévoles de la communauté nous accueillent. Elles nous rappellent qu’il s’agit d’abord d’un lieu de commémoration pour les proches des victimes. Un protocole est de mise pour accéder à l’installation de Belcourt. Le retrait des chaussures à l’entrée de la salle permet de sentir le mince tapis installé sous nos pieds et contribue à l’expérience sensorielle. De ce fait, une femme à l’entrée propose un court rituel de purification à l’aide de sauge brûlée. Avec une douce voix, elle fredonne un air puis pousse la fumée à l’aide d’une plume d’aigle. Des aînées nous offrent de prendre une petite pochette de tissus rouge remplie de tabac. Le petit sac doit être blotti au creux de la paume de la main de chacun des participants durant sa visite. Des Kleenex sont à la disposition de tous, ce qui évoque tristement les salons funéraires.

Deux rangées de dessus de mocassins (vamps) sont placés côte à côte tout autour de la pièce. Volontairement inachevés, ces vamps représentent les vies écourtées de ces femmes autochtones. La rangée se trouvant à l’extrémité extérieure est délimitée par un tapis de tissus rouge. Les mocassins sont orientés vers le centre de la salle. Une aînée nous explique qu’ils symbolisent les femmes décédées, tuées. Ils sont placés comme si ces femmes veillaient sur la salle, sur nous.

Vue de la boite pour disposer des pochettes de tabac à la fin de l’exposition Walking With Our Sisters (Christi Belcourt) à Kahnawà:ke. Techniques mixtes.
Crédit photo : Phylliss Fazio-Mayo

L’autre rangée, délimitée par un tapis bleuté, accompagne le spectateur lorsqu’il se déplace. Les mocassins parcourent un chemin antihoraire. Ceux-ci représentent les femmes disparues, celles dont on a perdu la trace, celles que l’on espère être encore vivantes sur cette terre. Ces centaines de mocassins nous accompagnent dans notre marche, d’où le titre de l’œuvre, Walking With Our Sisters. Comme nous l’explique une aînée, l’œuvre de Belcourt permet aussi d’ouvrir un dialogue inclusif entre Autochtones et Allochtones. Survivante des pensionnats, cette femme m’accompagne durant un moment où un amalgame d’émotions devient trop difficile à gérer. Elle m’explique que, selon elle, le problème de violence subie par les femmes autochtones est grave, mais qu’il doit se régler dans un dialogue avec l’Autre. Il est important pour Christi Belcourt d’inclure les savoirs ancestraux détenus par les aînés,es : « Everything follows traditional protocols, everything we do is following instructions from elders. We’re bringing indigenous knowledge and indigenous ceremonial practices into the space[i]. » La présence de ces femmes est indispensable au projet, car elles mettent en œuvre les rituels tout au long de l’exposition en plus d’accompagner les visiteurs tout au long de leur passage à travers l’installation commémorative. Du sapinage est également déposé au sol sous les tapis ce qui évoque les constructions traditionnelles autochtones.

Installation de Walking With Our Sisters (Christi Belcourt) à Kahnawà:ke. Techniques mixtes.
Crédit photo : Tourisme Kahnawà:ke

La confection des vamps a d’abord servi de processus de deuil et de guérison pour de nombreuses personnes. Une fois rassemblés par Belcourt, ces deuils individuels deviennent alors une expérience commune. En choisissant d’aller commémorer la disparition et l’assassinat de ces femmes autochtones, le participant passe par différentes émotions. Ces expériences individuelles sont toutes mises en commun lors d’une cérémonie de purification où toutes les pochettes de tissus et les mouchoirs utilisés sont brûlés à la fin de chaque jour. La proximité entre l’œuvre et les visiteurs s’amplifie tout au long de la déambulation à travers les milliers de petits mocassins. Installée dans le gymnase de l’école, l’installation paraît tristement immense. Au centre de la pièce se trouve une carapace de tortue qui évoque la Terre-Mère, comme le veut le mythe de création iroquois dans lequel une femme tombée du ciel trouve refuge sur le dos d’une grande tortue et y crée une île qui deviendra la Terre. Du sapinage est aussi suspendu tout autour de la pièce par de petites cordes rouges nouées.

Vue de l’installation Walking With Our Sisters (Christi Belcourt) à Kahnawà:ke. Techniques mixtes.
Crédit photo : Kara Louttit

L’œuvre collaborative ne cesse de grandir alors qu’elle parcourt le territoire et donne un aperçu de la variété des techniques utilisées. Ces méthodes vont du perlage à la broderie ou encore du travail du cuir à l’impression photo numérique. Certains des sujets arborent des motifs d’arbres, d’animaux et de plantes, certains ont des photographies des victimes ornées de perles de verre ou encore de délicates broderies. À la fois triste et choquante, Walking With Our Sisters permet de réfléchir sur la responsabilité collective derrière ces meurtres et ces disparitions. Comment rester indifférente devant ces visages, ces noms brodés avec tant de minutie? L’œuvre de Belcourt percute et permet un recueillement. Il est possible d’effectuer un parallèle avec l’œuvre vidéo Mujeres Bordando Junto Al Lago Atitlán (Femmes brodant sur le rivage du lac Atitlán) de l’artiste mexicaine Teresa Margolles, où elle demande à des femmes de broder un linceul qui a servi à envelopper le corps d’une femme guatémaltèque assassinée:

[Une brodeuse dans la vidéo de Margolles] :
« Quand nous avons pris ce tissu, et crois-moi, nous l’avons pris avec beaucoup d’amour,
Après avoir appris d’où il venait et pourquoi il portait ces traces de sang,
Je l’ai pris avec affection[ii] »

L’aînée mohawk avec qui je me suis entretenue tenait un discours semblable à propos de ces petits mocassins: tous uniques, tous réalisés par des proches des victimes. Elle expliquait la douleur, la rage, mais aussi l’amour et l’attention qui avaient été portées dans la confection de chacun de ces objets maintenant porteurs d’une grande agentivité. Chacun de ces vamps devient le symbole d’un deuil.

J’ai déposé mes mouchoirs souillés et ma petite pochette rouge de tabac que j’avais tenue serrée au creux de ma paume dans un panier où des dizaines d’autres se trouvaient. Une jeune femme pleurait à la sortie. J’ai repris la route et ai croisé le même panneau qu’à l’allée.

En bandeau: Vue de l’installation Walking With Our Sisters (Christi Belcourt) à Kahnawà:ke. Techniques mixtes.
Crédit photo : Tourisme Kahnawà:ke.


[i]Muskrat Magazine, MM interview with Metis artist Christi Belcourt on Walking with our Sisters WWOS, 2014. En ligne. < https://www.youtube.com/watch?list=UUBZdMi16nuagU3OqbHVgbpg&v=ehyOa05ecNA >. Consulté le 15 juillet 2017. Récupéré de < http://christibelcourt.com/walking-with-our-sisters/ >.
[ii]Teresa Margolles, Mujeres bordando junto al Lago Atitlán (Femmes brodant près du lac Atitlán), Vidéo, 2012, 10 min 26 sec.
Traduit de l’espagnol par les assistantes de Teresa Margolles en 2011. Traduit de l’anglais par Colette Tougas dans le cadre de l’exposition.

 

MAUDE DARSIGNY-TRÉPANIER | RÉDACTRICE WEB

Maude a obtenu un baccalauréat en histoire de l’art à l’UQAM et y poursuit sa scolarisation au deuxième cycle. Actuellement, elle est en période de rédaction pour son projet de maîtrise qui porte sur la réappropriation comme geste politique dans l’œuvre de Nadia Myre. Maude cultive un grand intérêt pour les pratiques artistiques politiques et engagées. Son coup de cœur pour les pratiques d’artistes autochtones est né à la vue de l’œuvre Fringe de Rebecca Belmore lors d’un cours universitaire. Employée de l’UQAM depuis 2017, elle travaille comme assistante de recherche auprès de Dominic Hardy. Elle est également bénévole depuis 2 ans à la Foire du papier et se joint à l’équipe de la revue Ex_situ à titre de rédactrice web à l’hiver 2017.

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