Le body art et le paradoxe de la « disparition de soi » : l’exemple de Marina Abramović

Par Gabrielle Vallières

Vers la fin des années 60 émerge du discours critique le terme anglo-saxon body art, désignant à l’origine le courant avant-gardiste découlant de l’art conceptuel qui conçoit et traite le corps comme une œuvre d’art. Marina Abramović est une importante représentante de ce mouvement et va, à travers des performances, mettre son corps à l’œuvre, mais aussi à l’épreuve. Ses travaux sont pour la plupart reconnus par leur caractère choquant, explorant la douleur, la jouissance, et comportant sang, nudité, et mutilation. Ils ont d’ailleurs été l’objet de plusieurs polémiques à propos de leur place dans le domaine des arts. Si, à partir des années 80, l’appellation body art tend à englober les pratiques du tatouage et du piercing, qui partagent avec le body art performatif la conception du corps comme le centre d’une démarche artistique, cet article s’intéressera exclusivement au body art en tant que mouvement intimement lié à l’art performance qui se veut l’art de l’éphémère, parce qu’il conteste l’idée d’œuvre en tant qu’artéfact consommable, prenant aussi le contrepied du concept d’archivage. Ce mouvement remet également en question les conceptions essentialistes de l’art en proposant une démarche incompatible à la notion de représentation, se voulant plutôt un art du réel. Il s’agit donc d’une discipline qui s’inscrit en porte-à-faux contre toutes conceptions normatives de l’art. On note une tentative de mise en marge volontaire, de « disparition de soi » par rapport à l’unicité du tissu social. Dans son essai Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Dominique Rabaté conçoit cette « disparition » comme une forme de « résistance face à la normalisation sociale, aux dispositifs toujours grandissants de contrôle et d’assignation, une façon de déserter qui puisse exprimer la force encore vitale d’une sécession individuelle » (Rabaté, 2015, 20). Tenir le pari de la « disparition de soi » implique nécessairement un détachement par rapport aux possibles rejets esthétiques fondés sur des conventions sociales. Un enjeu demeure toutefois : les frontières fuyantes entre l’art et le non-art. Le body art semble agir, dans une certaine mesure, comme discipline revendiquant le statut social d’œuvre d’art. Est-il possible, alors, de concevoir une véritable « disparition de soi » ?

Au début du XXIe siècle, on assiste au passage graduel de cette pratique, considérée jusqu’alors comme une alternative, vers un art reconnu par les institutions. L’exemple de Marina Abramović permettra de voir comment l’institutionnalisation de cette discipline est susceptible d’exacerber le paradoxe de l’art corporel, qui se soustrait à la conjoncture sociale de l’art, en même temps qu’il tend à intégrer certaines instances muséales de grande importance à l’aide de pratiques telles que le « reenactment » et l’archivage. En ce sens, le travail d’Abramović fait le pont entre « disparition de soi » et pratique institutionnalisée, ce qui implique certains compromis. Qui plus est, Josette Féral, dans son texte « La performance ou le refus de théâtre », est d’avis qu’une forme de théâtralité émane du body art, et ce, malgré les réticences d’identification des performeurs au concept de représentation. Il faudra donc se questionner sur la manière dont le corps s’inscrit dans la sphère sociale et sur la manière dont le body art réforme cette inscription. Le cas Abramović constitue un exemple où l’on constate l’impossibilité d’un effacement total du « corps social », résultant d’une tension contradictoire entre l’inscription d’œuvres d’art dans la société et le désir d’autonomie face à celle-ci.

Le paradoxe du « reenactment » et de l’archivage

Le travail de Marina Abramović balance entre une contestation des valeurs traditionnelles et une volonté de reconnaissance au sein du canon artistique. En proposant une exposition rétrospective de l’œuvre d’Abramović, The Artist is Present[i], le Museum of Modern Art de New York s’inscrit dans la foulée d’une tendance, au tournant du XXIe siècle, à la réactualisation de performances artistiques historiques. En 2008, le musée développe un programme permanent d’art performance qui permet, deux ans plus tard, cette exposition de trois mois mettant en scène des artistes mandatés de reconstituer des pièces d’Abramović performées dans les années 1970. Or, l’institutionnalisation de cette forme d’art pose le problème du « reenactment », ou « reperformance »[ii], qui, selon certains critiques, dénature le sens premier de l’art performance en gommant la fonction réflexive qu’il possède lors de ses débuts, durant la fin des années 1960. L’art performance est alors considéré comme un mouvement avant-gardiste qui conteste l’œuvre d’art en tant qu’objet de consommation. Le body art en est une déclinaison et met de l’avant l’idée du corps comme artéfact recevant temporairement le statut d’œuvre d’art. Ce dernier est donc fuyant et difficilement achetable. La tentative du body art de se défaire de la norme sociale, ici capitaliste, s’articule autour de cette notion d’éphémère, ne produisant aucun bien matériel, qui deviendra l’un des centres gravitationnels du body art performatif. Étrangement, cela n’évacue pas le concept de permanence. Une mutilation corporelle implique à la fois le concept d’éphémère, puisque le corps n’est œuvre d’art que pendant le moment précis de la performance, et l’idée de permanence, puisque cette blessure peut persister. Le « reenactment » se distancie donc de l’importance qu’accorde le body art à l’éphémérité de la prestation. Anne Bénichou, dans son article « The Artist Is [Tele]Present », s’intéresse au discours critique autour du « reenactment » :

Les débats sur la transmission des performances historiques qui se sont développés depuis le milieu des années 90 sont marqués par trois postures théoriques: l’approche ontologique de la performance qui insiste sur sa nature éphémère et qui tend à exclure de son champ la documentation et le reenactment; la valorisation du reenactment comme processus de transmission orale qui échappe à la logique de l’archive ; la réhabilitation de la documentation, non pour sa valeur indicielle mais pour l’expérience phénoménologique qu’elle propose. (Bénichou, 2011, 147)

L’exposition met à profit les deux dernières conceptions dont parle Bénichou : des artistes sont engagés pour « reperformer » certains travaux d’Abramović des années 1970, et des images et vidéos d’archives sont présentées. Or, ces pratiques rompent avec la visée primaire de l’art corporel. C’est d’ailleurs ce que leur reprochent les critiques adoptant une approche ontologique de la performance. La reproduction serait une atteinte au principe de l’unicité de la prestation et à son authenticité. Gérard Genette s’est intéressé à la place accordée à l’authenticité dans l’art dans son ouvrage L’œuvre de l’Art :

[…] dans certains arts la notion d’authenticité a un sens, et elle est définie par l’histoire de production d’une œuvre, et dans d’autres elle n’en a aucun, et toutes les copies correctes constituent autant d’exemplaires valides de l’œuvre. Goodman baptise […] autographique la première sorte d’arts, et allographique la seconde […]. (Genette, 1994, 22-23)

En orchestrant une exposition dans laquelle d’autres performeurs exécutent ses travaux antécédents, Abramović fait basculer l’art de la performance du côté de l’allographie, c’est-à-dire un art où un « type » serait commun à plusieurs « occurrences », toutes valables. Le concept d’une performance serait ainsi le dénominateur commun de toutes ses occurrences. Selon la logique de Goodman, les « reenactments » constitueraient des « exemplaires valides » de l’œuvre originale et les notions d’éphémère et d’authenticité se verraient ainsi décentralisées du discours critique gravitant autour du body art. Paradoxalement, Abramović semble tenir à ces concepts, à l’origine définitoires du mouvement. Elle donne l’impression qu’elle est fortement attachée au hic et nunc, lui-même lié au concept d’unicité. Le titre de son exposition au MoMA, The Artist is Present, évoque d’ailleurs l’importance de la présence de l’artiste et par opposition, l’impossibilité de reproduire son travail dans un autre contexte. Anne Bénichou remarque dans « The Artist Is [Tele]Present » qu’Abramović « a toujours accompagné son œuvre d’une mythification, voire d’une sacralisation de sa personne et du couple qu’elle a formé avec Ulay » (Bénichou, 2011, 156). En effet, dans plusieurs entretiens donnés dans le cadre du documentaire The Artist is Present, elle distingue ses travaux conjoints avec Ulay, son partenaire de vie et de scène, de ses performances solo plus tardives et entreprises selon une toute nouvelle perspective. Les performances réalisées avec Ulay questionnaient principalement les relations homme-femme. Leur vie amoureuse aura duré un peu moins de vingt ans, au terme de quoi leur partenariat artistique a également pris fin, déstabilisant la démarche artistique d’Abramović, qui s’est dirigée temporairement du côté du théâtre. Son site internet présente également deux sections distinctes, « works with Ulay » et « Solo works »[iii], soulignant ainsi la rupture du continuum créatif. Abramović semble inciter son public à croire qu’une performance ne survit pas au départ du performeur l’ayant initiée, accordant ainsi beaucoup d’importance au lien unique, inimitable, d’un créateur à une œuvre. Bénichou avance que « si le passage au régime allographique lui permet d’assurer la pérennité de son œuvre, il contredit ce culte du performeur en tant que sujet incarnant » (Bénichou, 2011, 156). Autrement dit, le « reenactment » atténue l’importance de la singularité du performeur. Ainsi se dessine une contradiction, peut-être expliquée par un désir d’être reconnu par l’institution, qui implique nécessairement une forme de compromis entre l’ici et maintenant du mouvement de l’art performance, et le « reenactment » ou la production d’images d’archives. Le body art participe donc d’un mouvement de perméabilisation des catégories par la problématique qu’il pose en s’institutionnalisant. Il n’en demeure pas moins qu’en voulant revoir la fonction traditionnelle du corps comme maillon du lien social, le body art participe d’une forme d’effacement. En accordant le statut temporaire d’œuvre au corps, il résiste également à la force de normalisation capitaliste qui influence le milieu artistique par la mise en marché d’œuvres. Une tentative de « disparition de soi » est perceptible, synchroniquement à la nécessité d’une inscription institutionnelle.

À la frontière de l’art et du non-art

Le body art, donc, est un mouvement artistique qui, par son caractère avant-gardiste, a contribué à une remise en question des frontières qui jalonnent les dogmes traditionnels de l’art. Marina Abramović fait part, dans le documentaire The Artist is Present, de du questionnement principal : « Why is this art? ». Cette interrogation ne traduit pas nécessairement un rejet esthétique, mais questionne le statut artistique de ses travaux. Dans sa pièce Lips of Thomas, où au long d’une performance de deux heures, l’artiste inflige à son corps diverses épreuves, telles que manger un kilo de miel, se tailler le ventre avec une lame de rasoir, se fouetter le dos et se coucher sur des blocs de glace jusqu’à la limite de l’hypothermie. À partir du moment où l’on veut bien considérer les performances d’Abramović comme des œuvres d’art — les institutions le font en lui accordant d’importantes expositions — on n’a d’autre choix que d’être confronté à une modification de la notion classique d’œuvre. C’est entre autres le dadaïsme, ayant lui aussi participé de ce mouvement de fragilisation des frontières, qui a ouvert la voie au mouvement. Duchamp a souvent été considéré comme le précurseur du body art. La Tonsure de 1920 consiste en l’exposition de son propre crâne rasé de manière à laisser voir une forme de comète. Les spectateurs étaient appelés à observer la tête de Duchamp, leur faisant dos. La même année, Duchamp crée le personnage féminin de Rrose Sélavy, qu’il interprète lui-même en se travestissant. Ce personnage détient une production artistique bien à lui. L’œuvre d’art a donc deux niveaux de résonance : l’œuvre qu’est Sélavy, et l’œuvre de Sélavy.

Dans une entrevue avec Pierre Cabanne, Duchamp décrit ainsi son art : « Si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration serait une œuvre qui n’est inscrite nulle part, qui n’est ni visuelle ni cérébrale. C’est une sorte d’euphorie constante. » (Cabane, 2014, 126) Cette conception de l’art se rapproche en plusieurs points de celle du body art. D’abord, elle évoque un important rapport au réel. Duchamp compare la respiration à une œuvre d’art. En plus de focaliser la pratique artistique sur le corps, il décrit l’œuvre comme l’expression de l’art de vivre. Dans son texte Le monde de l’art, Arthur Danto s’intéresse également à la question de l’œuvre d’art. Il prend comme point de départ les théories selon lesquelles l’art imite la vérité tout en s’affirmant comme œuvre. Même s’il existe une ressemblance visuelle entre une toile et son modèle, par exemple, persiste tout de même une distinction ontologique entre cette même toile, relevant du monde des signes, et son modèle du monde réel. Autrement dit, l’œuvre, même celle qui ressemble à la réalité, n’est pas la réalité. Danto explique que ces théories vont être remises en question à mesure que les peintres exploreront d’autres avenues que celle du réalisme. Fontaine de Duchamp force aussi à revoir ces théories, puisque l’urinoir qui est exposé n’est pas la représentation d’un urinoir, mais un véritable urinoir. La distinction dont il était question est évacuée. Ces œuvres sont, au contraire de celles répondant aux théories de l’imitation, « des non-imitations, intentionnellement destinées à ne pas tromper. » (Danto, 1988, 186) C’est précisément ce que tente de faire Abramović. Pour elle, tout comme pour bon nombre d’artistes performeurs, la notion de représentation est incompatible avec la démarche artistique. Dans un entretien pour le documentaire The Artist is Present, Abramović affirme que le véritable artiste est celui qui ne se cache pas derrière une histoire, ou quelque forme de scénarisation, mais qui présente son art à l’état brut. Elle fait la distinction entre une blessure qui serait mise en scène au théâtre avec un faux couteau et du sang artificiel, et celle qui serait réelle dans un contexte de performance. Encore une fois, la distinction ontologique dont parlait Danto disparaît. On assiste à un glissement de la théorie de l’imitation vers ce que Danto nomme une théorie du réel, de « TI » à « TR ». Le body art incite donc à revoir les conceptions artistiques et questionne, par le fait même, les frontières de l’art. À partir du moment où l’on accepte l’appartenance des objets ou gestes du quotidien au monde de l’art, tout est susceptible de devenir une œuvre. Cette conception implique également que les artistes produisent des réalités. Mais peut-on les concevoir comme des réalités?

S’il est vrai que le geste de mutilation qu’entreprend Abramović lors d’une performance est réel et qu’il n’est pas visiblement distinguable du même geste de mutilation dans une institution psychiatrique, il n’en demeure par moins que socialement, le statut des deux gestes est différent. Pour en revenir au texte de Danto, la performance était alors considérée comme une œuvre qui, par son appartenance au réel, n’avait pas pour but de tromper, d’imiter avec précision une réalité, mais bien d’en devenir une :

Logiquement, ce serait en gros comme imprimer ‘’monnaie non légale’’ au travers d’un billet de banque brillamment contrefait, l’objet résultant devenu ainsi incapable de tromper quiconque. Ce n’est pas un billet d’un dollar qui fait illusion, mais il ne devient pas non plus, simplement parce qu’il est non trompeur, un vrai billet d’un dollar. (Danto, 1988, 186-187)

Ainsi, même si les artistes du body art ou les créateurs de ready-made produisent ce qui semble au spectateur des réalités, on ne peut pas pour autant les considérer tout à fait comme tel en raison de leur statut. Erving Goffman s’est intéressé à la notion de réalité, qu’il décrit comme fuyante du fait de notre capacité à la transformer. Il théorise le phénomène du même nom dans Les cadres de l’expérience. Les « cadres primaires » correspondent à une expérience réelle, telle qu’une mutilation dans une institution psychiatrique, pour reprendre notre exemple. Ils peuvent faire l’objet de transformations de deux types : la « modalisation » ou la « fabrication ». La première correspond à reprendre, à simuler le cadre primaire. C’est également le cas pour la « fabrication », qui, elle, implique que seuls les acteurs de la transformation savent qu’il s’agit d’une simulation. Un facteur de tromperie entre donc en jeu. Ce type de transformation ne s’applique donc pas au body art qui s’affiche comme art (du réel). On peut conclure qu’Abramović modalise le « cadre primaire » de la mutilation en l’utilisant dans un contexte artistique. Cette théorie permet de mieux distinguer le statut de l’acte de mutilation d’Abramović de celui posé par un patient d’hôpital, et d’ainsi reconnaître que c’est le jugement et l’environnement social qui sont responsables du caractère artistique. D’où le paradoxe de l’effacement : comment le body art peut-il revendiquer son statut artistique tout en s’extrayant des normes sociales? Le documentaire The Artist is Present présente la mise en place de l’exposition du même nom au Museum of Modern Art de New York. Marina Abramović décrit ce moment comme le point culminant de sa carrière. Elle exprime également son sentiment d’accomplissement par le fait que son travail soit enfin reconnu comme étant de l’art. En affirmant que c’est le MoMA qui lui octroie cette reconnaissance, elle reconnaît que l’art est un phénomène social.

En somme, le fait d’avoir à repenser l’attribution d’un statut artistique permet de conclure que le body art participe de ce mouvement de fragilisation des frontières entre l’art et le non-art, à travers les échos de ses prédécesseurs dadaïstes. Il ne s’agit pas d’une question esthétique mais bien sociale. Une toile qui serait jugée de piètre qualité ne verrait pas son statut d’œuvre remis en cause. La question posée à maintes reprises à Abramović, « Why is this art ? », est de tout autre ordre.

La théâtralité

La non-appartenance au théâtre semble importante pour Abramović, mais aussi pour la plupart des artistes et critiques de l’art performance. Ce phénomène a été longuement étudié par Josette Féral, qui dégage l’une des sources de méfiance à l’égard du genre : « celle de théâtralité […] (la performance ne doit pas faire appel au théâtral, faute de quoi elle sombre dans l’exagération, la mise en scène, le faux) » (Féral, 1989, 61). L’étude du concept de théâtralité a permis à l’autrice de mettre de l’avant certaines similitudes entre performance et théâtre, entre autres choses, et ainsi d’éclaircir l’aversion paradoxale envers cette dernière discipline. Même si Abramović établit une distinction claire entre son art et le théâtre, Féral montre que la délimitation des deux pratiques n’est pas si nette. Dans son texte « Theatricality: The Specificity of Theatrical Language », elle illustre que la théâtralité n’est pas un concept uniquement réservé au théâtre. Selon Féral, s’il est vrai que ce phénomène émerge généralement en présence d’acteurs qui affirment leur intention de jouer, comme dans une représentation théâtrale, il est aussi possible de saisir la théâtralité dans le quotidien. Un piéton marche dans la rue et est suivi du regard par un spectateur qui est dans un café. Il n’a aucune intention théâtrale. Or, le spectateur peut percevoir dans ses gestes et sa manière de se déplacer dans la rue une forme de théâtralité. Dans ce cas, il est de l’initiative de l’observateur de dégager le spectaculaire de la situation à laquelle il est en train d’assister. On peut donc comprendre qu’il n’en tient pas qu’à Abramović de déterminer s’il y a présence ou non de théâtralité dans son travail. Il s’agit d’un phénomène qui est susceptible de survenir dans toutes sortes de situations qui impliquent la relation entre un observateur et un observé.

Féral imagine une autre situation qui, à l’inverse de la première, n’implique étrangement aucune théâtralité. Une dispute est mise en scène par deux comédiens dans un train. Les acteurs sortent à la station x, la représentation se termine. Le spectateur qui est aussi sorti à cette station comprend qu’il s’agissait d’une simulation. Le spectateur qui, lui, est resté dans le train, ne saura jamais que la situation à laquelle il vient d’assister était une mise en scène. La situation représente donc toujours pour lui une expérience du « cadre primaire » au sens où l’entend Goffman, et il ne perçoit aucune théâtralité. Ainsi, par cet exemple, Féral montre que la représentation et la tromperie ne sont pas nécessairement liées à la théâtralité : « […] theatricality has little to do with […] pretense, illusion, make-believe of fiction. Were such conditions prerequisites of theatricality, we would have been unable to identify its presence in everyday occurrences. » (Féral, 2002, 97) Autrement dit, si l’on peut percevoir la théâtralité dans les évènements du quotidien, ou ne pas la voir dans des évènements de fiction et de mise en scène, il n’existe pas de lien nécessaire entre théâtralité et « faux ». Abramović détache sa pratique du théâtre parce qu’elle s’attache à construire un art du réel. La blessure qu’elle s’inflige est vraie, contrairement à ce que l’on pourrait voir au théâtre. Si cette démarche créatrice permet au body art de réfuter les définitions classiques de l’art pensé comme représentation du réel, Féral démontre qu’il peut tout de même exister une forme de théâtralité dans le travail d’Abramović. La frontière entre performance et théâtralité n’est donc peut-être pas si rigide.

Dans « The artist is [tele]present », Bénichou remarque que l’organisation de la pièce dans laquelle se déroulait la performance des regards[iv], The Artist is Present, rappelait un plateau de tournage. Elle souligne entre autres les quatre projecteurs illuminant le carré de la performance, les nombreuses caméras influençant la disposition des spectateurs autour du carré et les gardiens de sécurité supervisant l’évènement. En somme, l’auteure note dans cette performance un incontestable « contrôle de la production de l’image » (Bénichou, 2011, 158). Josette Féral remarque à son tour que l’espace à lui seul est susceptible de faire apparaître le phénomène de théâtralité. Sans même que la présence de l’acteur soit nécessaire, une scène vide dans un théâtre avant le début du spectacle inspire une forme de théâtralité. Selon l’auteure, l’espace est à même de créer chez le spectateur l’appréhension d’un évènement spectaculaire. C’est ce qui se produit avec The Artist is Present. La présence de tout le dispositif scénique crée l’effet de théâtralité et provoque nécessairement la transformation du cadre. Le phénomène de théâtralité comme l’entend Josette Féral permet donc de voir que le travail d’Abramović et celui de l’art corporel performatif en général posent problème quant aux classifications génériques. Encore une fois, le body art fait preuve d’une ambiguïté qui force à assouplir les frontières. Il est certes possible de voir les différences théoriques qui séparent théâtre et performance. La théâtralité vient toutefois embrouiller la limite entre les deux. Une force d’attraction vers la norme émerge à nouveau et rend difficile l’effacement total du corps des dogmes sociaux auxquels il est associé.

L’œuvre de Marina Abramović, grande représentante du mouvement du body art, manifeste donc une volonté de se placer en marge des valeurs classiques du milieu artistique. Que ce soit par un désir de se distancier de l’aspect consommable de l’art, ou de la conception de l’art en tant qu’imitation du réel, Marina Abramović s’inscrit dans cette foulée d’artistes de l’avant-garde. Son travail incite à la réflexion autour de l’art et de sa définition. Il rejette l’organisation sociale autour de laquelle est pensée l’art. La « disparition de soi » par rapport à cette structure, dans ce cas précis, est partielle, puisque le travail d’Abramović oscille entre l’art (dans son acceptation sociale) et le non-art. Il exemplifie donc le grand paradoxe qui réside dans ce désir de s’extraire de la sphère sociale tout en revendiquant son statut artistique. L’hypothèse d’un effacement total est assez difficile à concevoir en pratique, puisqu’elle ébranle plusieurs conceptions traditionnelles fortement ancrées dans la culture artistique occidentale. Dans le cas particulier de l’art performance, ce sentiment s’est toutefois transformé vers le début des années 2000 en phénomène attrayant pour l’art moderne. Abramović crée en 2012 le Marina Abramović Institute, à Hudson, où elle travaille avec de jeunes artistes à la conservation et à l’évolution de l’art performance. Malgré l’onde de choc créé par le mouvement à ses débuts et encore récemment, le discours artistique a fait son chemin jusqu’aux institutions les plus importantes de l’art moderne, qui lui accordent aujourd’hui une place de choix. Le paradoxe de la « disparition de soi », qui implique à la fois un rejet des normes et une bataille pour le droit de s’y inscrire, semble ainsi justifier en partie le déplacement constant des marges qui balisent la conception commune de l’œuvre d’art, répondant à la question « Why is this art? ». S’articule ainsi une forme de dialogue sans fin entre le rejet des normes, puis l’assouplissement de celles-ci.


[i]Abramović a tenu à orchestrer de près l’exposition, en collaboration avec le MoMA.
[ii]Les instances muséales, intrinsèquement liées à la notion d’archivage, se heurtent nécessairement à l’éphémérité définitoire de l’art performatif
[iii]Marina Abramović, Artwork,[en ligne]. [marinaabramovic.com/home.html].
[iv]Une des pièces de The artist is present était consacrée à une performance dans laquelle Abramović était assise sur une chaise, immobile, et faisant face à une autre chaise vacante. L’exposition d’une durée de trois mois présentait Abramović dans cette position tous les jours, et ce, pendant la totalité des heures d’ouverture du musée. Les spectateurs étaient invités à s’asseoir face à l’artiste et à créer un contact visuel avec elle. La durée de ce contact était à leur discrétion.

Bibliographie
BÉNICHOU, Anne, « Marina Abramović : The Artist Is [Tele]Present : les nouveaux horizons photographiques de la (re)performance », dans History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, n° 17 (2011) , p. 147-167.
CABANNE, Pierre, Marcel Duchamp : entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Éditions Allia, 2014, 172 p.
DANTO, Arthur, « Le monde de l’art », dans Danielle Lories [dir.], Philosophie analytique et esthétique, Paris, Méridiens Klincksieck (coll. « Esthétique »), 1988, [1964], p. 183-198.
FÉRAL, Josette, « La performance ou le refus de théâtre », dans Protée, vol. 17 (1989), p. 60-66.
FÉRAL, Josette, « Theatricality: The Specificity of Theatrical Language », dans SubStance, vol. 31 (2002), p. 94-108.
GENETTE, Gérard, L’œuvre de l’art I : Immanence et transcendance, Paris, Seuil (coll. « Poétique »), 1994.
GOFFMAN, Erving, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991, 573 p.
RABATÉ, Dominique, Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski, Tangence éditeur, (Confluences), 2015, 93 p.

Médiagraphie
ABRAMOVIĆ, Marina, Artwork, [en ligne]. [marinaabramovic.com/home.html].

Filmographie
AKERS, Matthew, The Artist is Present, 2012.

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