Expérimenter des particules d’existence au Centre Phi

Par Benoit Solbes

Du 27 mars au 12 août 2018, le Centre Phi propose l’exposition Particules d’existence. Celle-ci fait suite aux expositions Sensory Stories en 2015[i] et 2016[ii] et Mondes oniriques[iii] en 2017 qui abordaient les nouvelles narrativités induites par les évolutions technologiques (notamment dans le domaine de la réalité virtuelle[iv]). Ainsi, Particules d’existence poursuit la démarche entreprise par le Centre Phi de devenir un lieu phare de la monstration des dernières propositions dans ce domaine à l’échelle nationale, voire internationale. Étant axées autour de l’art médiatique, celles-ci oscillent entre le jeu vidéo, le cinéma, le vidéoclip, le documentaire, ouvrant la voie à une richesse d’application des nouvelles technologies.

Chorus, créée par Tyler Hurd, produite par Chris Milk (WITHIN) et Megan Ellison (Annapurna Pictures), musique par Justice – 2018 photo : Sandra Larochelle

Le titre de l’exposition affirme les jeux de perspectives des différentes initiatives : de celle d’un insecte, à celle d’une étoile, en passant par celle d’un séquoia, entre autres… Chacune de ces installations recrée dans leurs proportions toutes ces particules d’existences. Ceci s’associe aux questionnements actuels portés par ces propositions, que l’on pense notamment aux thèmes de l’écologie ou de la crise migratoire. Dès lors, cet ensemble de perceptions nous fait prendre conscience à une échelle individuelle et collective, la place que nous occupons dans l’univers : à la fois si petite devant l’infini, mais si grande en regard de l’impact qu’ont les actions humaines sur l’environnement et sur sa propre espèce.

Ressentir la nature

Treehugger: Wawona, créée par Marshmallow Laser Feast, 2016, photo : Sandra Larochelle

La préoccupation écologique est le thème de deux œuvres du collectif britannique Marshmallows Laser Feast (MLF) proposé dans Particules d’existences. La première, Treehugger : Wawona a obtenu la mention honorable de la meilleure installation au festival de Tribeca en 2017[v]. Ce court-métrage de dix minutes produit en 2016 permet d’évoluer autour d’un séquoia géant (Sequoiadendron giganteum) originaire de Californie Le choix de cette espèce n’est pas anodin, car cette dernière est considérée en voie d’extinction par le non-renouvellement de sa population et par le réchauffement climatique qui modifie son écosystème. L’objectif du collectif, dès lors, est de créer une prise de conscience du public en affirmant que « dans le domaine de la conservation, pour sauver quelque chose, il faut d’abord en tomber amoureux[vi] ». Ainsi, nous pouvons évoluer autour et à l’intérieur de ce séquoia, en ressentir le rythme et par extension la vie. Par voie de conséquence, en s’axant sur un arbre menacé d’extinction, MLF confère à son travail une dimension archivistique en permettant de garder des traces pour les générations futures de l’existence de ces espèces[vii].

In the Eyes of the Animal, créée par Marshmallow Laser Feast, 2015.

Ce rapport sensible à la nature se poursuit dans la seconde œuvre de Marshmallows Laser Feast. Produite en 2015, In the Eyes of the Animal propose de découvrir la forêt grâce à la vision de quatre espèces différentes : une libellule, un hibou, une grenouille, ainsi qu’une chauve-souris. Afin de parvenir à retranscrire la vision subjective de chacune de ces espèces, le collectif a utilisé des drones filmant à 360 degrés et a enregistré le son d’une forêt britannique. Ainsi, après l’arbre, MLF permet d’approfondir la connaissance de l’écosystème d’une forêt par le biais de ses habitants, accentuant une sensibilisation quant à la question écologique.

Cette installation en sélection officielle à Sundance en 2016 et la mention honorable de Treehugger à Tribeca, marque l’ouverture et l’intérêt de l’industrie cinématographique dans le domaine de la réalité virtuelle. La section Tribeca Immersive du festival new-yorkais en atteste, présentant 30 œuvres de réalité virtuelle en 2017. Ainsi, le collectif MLF ouvre l’étendue des possibles dans un registre scientifique, écologique, documentaire et cinématographique, tout en offrant une approche sensible et accessible à l’impact de notre espèce sur la planète.

De l’immensité de l’espace

Fistful of Stars, créée par Eliza McNitt, produite et commandée par National Sawdust, 2017.

L’œuvre américaine Fistful of Stars a été créé par Eliza Menitt et produite par National Rawdust en 2017. Ce court-métrage nous propose le spectacle de la naissance et de la mort d’une étoile située dans la nébuleuse d’Orion, à 1350 années-lumière de la Terre. La réalité virtuelle offre la possibilité d’immerger le public dans les images captées par Hubble. Ce télescope spatial lancé en orbite par la NASA en 1990 à 600 km du sol capture un spectre allant de l’ultraviolet à l’infrarouge, permettant ainsi une vue du cosmos inégalable à l’heure actuelle.

Ces images sont accompagnées par la pièce de musique classique intitulée The Hubble Cantata, composée par Paola Prestini. Cette association renforce l’immersion sensible dans la scène, tout en y ajoutant une dimension épique. Partant du postulat que l’être humain est constitué d’atomes formés par la fusion de ces étoiles, une connexion pertinente est créée entre cet évènement qui se passe à des milliers d’années lumières et la vie sur Terre.

Immersion dans le réel

Roxham, créée par Michel Huneault, avec Maude Thibodeau et Chantal Dumas, produite par l’ONF,
en collaboration avec Le Devoir, Phi et Dpt, 2018.

En se centrant sur les enjeux actuels, deux propositions se développent à l’échelle humaine : Roxham de Michel Huneault, produite par l’ONF et The Sun Ladies de Christian Stephen et Céline Ticart, produite par Maria Bello en 2017.

Récit immersif, Roxham tire son nom du point d’entrée le plus emprunté par les demandeurs d’asile pour passer clandestinement des États-Unis au Canada. Ce sont d’ailleurs près de 20 000 personnes qui ont été interceptées en 2017. Le photographe Michel Huneault y est resté 16 jours, entre février et août 2017, afin de documenter notamment les 32 histoires vécues présentées dans l’exposition.

Cette immersion par la réalité virtuelle, proche du documentaire, appuie une perception sensible de la situation vécue par les demandeurs d’asile lors de leur arrivée au Québec. Il est à préciser que cette initiative met l’emphase sur le son. En effet, Roxham nous permet de naviguer autour de la frontière afin d’entendre chaque cas séparément. Visuellement, le photographe a choisi de ne pas dévoiler l’identité de ces personnes en masquant leur silhouette par des motifs en tissus. Dès lors, cet anonymat montrecette désindividualisation montre que ces histoires ne sont pas exceptionnelles. Elles ne sont que quelques-unes parmi beaucoup d’autres. Cette situation de crise faisant partie d’un quotidien, autant pour ces populations contraintes à quitter leur pays et à risquer leurs vies pour tenter d’atteindre ces frontières que pour les pays devant agir face à ces vagues migratoires.

The Sun Ladies, créée par Christian Stephen et Celine Tricart, produite par Maria Bello et Celine Tricart, 2018.

La deuxième proposition jumelant une approche documentaire avec la réalité virtuelle s’intitule The Sun Ladies de Christian Stephen et Céline Ticart. Ce court métrage de sept minutes présente le quotidien de femmes luttant contre le Groupe armé État islamique. En effet, après avoir envahi l’Irak en 2014, les soldats de Daech ont ciblé la communauté yézidie établie à Sinkar, en exterminant la population masculine et en asservissant les femmes au statut d’esclaves sexuels[viii]
. Certaines d’entre elles ont réussi à s’enfuir et à former cette armée de survivantes. C’est au travers de l’histoire de la capitaine des Sun Ladies, Xate Singali, que nous découvrons leur ambition de libérer leurs sœurs encore prisonnières, mais aussi de défendre leur honneur et redonner de la dignité à leur peuple.

Ces deux propositions, par leurs thèmes et par leur procédé technique, appuient la dimension documentaire, journalistique et archivistique en faisant état des conséquences des conflits actuels. Il est à souligner une approche esthétique juxtaposée à ces sujets sensibles : en atteste le remplacement des réfugiés par des motifs dans Roxham, mais aussi la figuration en animation des combats contre Daech dans The Sun Ladies. Dans ce cas-ci, ce parti pris atténue la violence des actions et fait basculer le récit dans une forme de fiction.

The Sun Ladies, créée par Christian Stephen et Celine Tricart, produite par Maria Bello et Celine Tricart, 2018.

Reconstituer l’Histoire

Discovery Tour by Assassin’s Creed: Ancient Egypt, créée par Ubisoft Montréal, 2018.

Discovery Tour by Assassin’s Creed d’Ubisoft Montréal propose, dans le cadre de l’exposition, un niveau spécial du jeu Assassin’s Creed Origins se déroulant en partie en – 49 avant J.-C. Celui-ci permet au joueur de visiter l’Égypte antique recrée sous l’égide d’historiens, afin de structurer le déroulement du jeu dans un univers vraisemblable. Oscillant entre divertissement et reconstitution historique, cette initiative affiche, une fois encore, le souci du détail de l’équipe d’Ubisoft dans les reconstitutions immersives de la série Assassin’s Creed : que l’on pense à Jérusalem pendant le XIIe siècle (Assassin’s Creed, 2007), à Florence durant la Renaissance (Assassin’s Creed II, 2009), à Paris lors de la Révolution (Assassin’s Creed Unity, 2014) ou encore à Alexandrie durant l’Égypte antique (Assassins’s Creed Origins, 2017).

Dans cette version-ci, le joueur n’incarne pas un des Assassins de la série. La narration du jeu a été enlevée afin d’être un niveau d’exploration ludique et pédagogique. Il est possible par exemple de visiter le palais de Cléopâtre en incarnant la reine d’Égypte elle-même, et ainsi en apprendre plus sur la vie à cette époque. Pour cela, 75 tours sont proposés permettant d’en découvrir plus sur l’architecture, les rites ou sur la société en général. Dès lors, on peut constater la vertu pédagogique du jeu vidéo pouvant être considéré comme une forme de visite de musée contextuelle virtuelle. Dans cette perspective, il semble pertinent de préciser que l’on peut retrouver cette installation dans l’exposition Les Reines d’Égypte, présentée à Pointe-à-Callière, du 10 avril au 4 novembre 2018. Dans ce cas-ci, les artefacts originaux se mêlent à ce niveau d’exploration du jeu.

Cette nouvelle forme de médiation immersive et interactive peut s’appliquer à l’enseignement de l’histoire à l’école, en s’appuyant sur les recherches scientifiques et en bénéficiant des avancées techniques dans les rendus graphiques. Dès lors, il est possible d’envisager l’étendue des possibles par l’association avec la réalité virtuelle dans l’exploration virtuelle de l’histoire reconstituée.

L’ensemble des initiatives offertes par le Centre Phi dans Particules d’existence permettent donc de montrer les nouvelles narrativités induites par la réalité virtuelle, en particulier dans les domaines cinématographiques, scientifiques, archivistiques, documentaires, en passant par celui du jeu vidéo, tout en nous faisant expérimenter différentes échelles, voire différentes époques. Plus encore, les expositions annuelles programmées par le Centre Phi affirment le travail de recherche entrepris pour présenter les dernières innovations au grand public dans un ensemble pertinent.

Toutefois, il est à noter la diminution d’œuvres au contenu potentiellement choquant, voire violent, que l’on pouvait tester dans les éditions précédentes. Par exemple, dans Mondes oniriques (2017) était proposé Broken Night, un jeu interactif permettant d’explorer les souvenirs incertains d’une femme à la suite d’un traumatisme grave. Plus encore, Home : Immersive Spacewalk Experience offrait une visite interactive et immersive de l’espace par le biais d’un cosmonaute. Enfin, The Riot était un court-métrage dont les émotions du public avaient une conséquence directe sur le déclenchement d’une émeute. En 2016, dans le cadre de Sensory Stories, le Centre Phi proposait Famous Deaths, du collectif Sense of Smell. Cette installation recréait les quatre dernières minutes de vie de célébrités (dans ce cas-ci Whitney Houston et John Fitzgerald Kennedy), via le son et les odeurs, en plaçant le spectateur dans un frigo mortuaire[ix].

Ces différentes initiatives induisaient un nouveau rapport sensible au choc qu’il est pertinent d’éprouver dans les nouveaux paradigmes qu’induisent les nouvelles technologies. En effet, afin de permettre une immersion de plus en plus « réaliste », cela doit-il aussi passer par l’expérience du choc, voire de la violence ? De facto, en brouillant les repères entre le réel et le virtuel, le rapport traumatique à la violence ou au choc dans l’immersion induite par la technologie peut-il être comparable à celui de la réalité ?

Particules d’existences
Jusqu’au 12 août 2018
Centre Phi
407, rue Saint-Pierre
Métro Square-Victoria-OACI
Réservation en ligne pour les visites
Heures d’ouverture variables selon la programmation

En bannière : Treehugger: Wawona, créée par Marshmallow Laser Feast, 2016.
Crédits : Sandra Larochelle


[i]Centre Phi, « Sensory Stories », Centre Phi, En ligne, 2015. . Consulté le 15 mai 2018.
[ii]Centre Phi, « Sensory Stories : donner corps au récit à l’ère numérique », Centre Phi, En ligne, 2016. . Consulté le 15 mai 2018.
[iii]Centre Phi, « Mondes oniriques », Centre Phi, En ligne, 2017. . Consulté le 15 mai 2018.
[iv]Comme le précise le lexique proposé par le Centre Phi : « […] la réalité virtuelle (RV) peut être définie simplement ainsi: une expérience qui prend le dessus de votre vraie réalité (dans cette exposition, en dominant votre ouïe et votre vision grâce à une expérience provenant d’un casque d’écoute) de telle façon que cette expérience devient la réalité que vous percevez tout au long de l’œuvre. En général, vous avez alors l’impression de faire partie de l’expérience, non pas de la regarder de l’extérieur, mais de la vivre de l’intérieur ». Centre Phi, « Terminologie des technologies », Centre Phi, En ligne, 2017. . Consulté le 15 mai 2018.
[v]Pierrick Labbé, «Treehugger : Wawona, le film VR olfactif remporte un prix important », Realite-Virtuelle.Com, En ligne, 2017. . Consulté le 20 mai 2018.
[vi]Centre Phi, « Particules d’existences », Centre Phi, En ligne, 2018. . Consulté le 15 mai 2018.
[vii]« To this end, MLF intend Treehugger: Wawona to be the first chapter in a virtual archive of rare and endangered trees. Their endgame is to create what they call “digital fossils” of these species ». Thomas McMullan, « Enter a psychedelic virtual forest in Treehugger: Wawona », alphr, En ligne, 2017. http://www.alphr.com/art/1004973/enter-a-psychedelic-virtual-forest-in-treehugger-wawona. Consulté le 22 avril 2018.
[viii]En ce sens, il est pertinent de citer le témoignage d’une des seules survivantes, Nadia Murad par Nathan Heller pour Vogue : « In august 2014, when ISIS fighters appeared in her hometown of Kocho, they escorted her [Nadia Murad] and other Yazidis to the local school. Male were seperated from females, who were then sorted by age. The older women and the men, including six of Murad’s siblings, were killed in a mass slaughter. Murad and other young women were transported to Mosul and disturbed as sex slaves. She was beaten, raped repeatedly and, at one point, put in a room with six ISIS guards, who violated her two at a time until she passed out. Then finally one day she was able to escape through an unlock door (she was one of the lucky ones) and made it to a refugee camp. Through a Germanrefugee program, she began a new life in Stuttgart and started telling her story in the West ». Nathan Heller, « All about Amal », Vogue, Mai 2018, p.129.
[ix]Pour approfondir ce point, voir : Benoit Solbes, « Famous deaths au Centre Phi : au-delà d’une représentation visuelle de la mort ». Ex_Situ, En ligne. .

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