Bharti Kher : L’enlacement des rebours

Par Hélène Théoret

C’est au cœur des murs de la fondation pour l’art contemporain DHC/ART que s’exhale la pratique artistique de Bharti Kher, prenant forme dans une exposition intitulée Points de départ, points qui lient. L’exposition qui engage une réflexion sur l’identité culturelle, le féminin et l’expérience humaine, repose notamment sur les idées d’hybridation et de mutation. Les approches conceptuelles hétérogènes de Kher, qui composent un pilier fort de son travail, se traduisent dans ses œuvres par une utilisation copieuse des objets cultuels de traditions rituelles et sacrées tels que le bindi (qui : « consiste en un point apposé au centre du front [i]. ») et le sari.

Née à Londres, Kher quitte le Royaume-Uni pour s’établir à New Dehli en 1993. Elle se basera en Inde afin d’y poursuivre sa vie et d’y développer sa pratique artistique. L’approche de Kher, basée sur les idées d’interstice de l’entre-deux, reflète son double bagage culturel d’une part indien et de l’autre anglais.

À travers l’exposition, Kher compose une dissonance dans plusieurs œuvres et met en relation de multiples concepts opposés tels que la modernité et la tradition ainsi que l’individualité et la pluralité. La pratique de Kher s’insuffle des notions d’altération et de mutation, au profit d’une hybridité qui investit une double connotation que peut prendre un objet cultuel dans un contexte moderne. Au fil de l’exposition, Kher parvient à effectuer une étonnante résonance dans sa pratique artistique en attribuant au bindi et au sari une nouvelle dimension, ayant pour effet d’altérer notre réception de l’objet.

Bharti Kher, Heroide VI, (détail), 2016.
Bindis avec laque d’automobile sur tableaux
Crédit photo : Hélène Théoret

Entre tradition et modernité

Dans ses œuvres, Kher opère un transfert de sens en cultivant deux connotations opposées assignées à l’objet. La marge de l’entre-deux sur laquelle joue Kher réside notamment dans les œuvres usant du bindi en lui octroyant un double caractère. D’une part, le bindi relève d’une première connotation qui symbolise : « le troisième œil spirituel, [à] l’origine appliqué à l’aide de pigment naturel [ii]. » relevant d’une qualité spirituelle et philosophique; alors que de l’autre, le bindi, aujourd’hui devenu : « un accessoire populaire produit en série [iii]. », se voit attribuer un caractère plus impersonnel et moins sacré, lié à la production de masse.

Le bindi fait apparition dans une grande majorité des œuvres de l’exposition notamment dans les toiles de la salle ouvrant l’exposition, soit la salle G1. Les œuvres Heroides VI (2015), Heroides VI (2016), Heroides V (2016), Heroides VII (2016) s’y trouvant, se composent de grands formats abstraits marqués d’un caractère op art. Ces tableaux comportent des bindis de couleurs et de grosseurs variées apposés en collage par superposition qui sont par la suite enduits d’une laque d’automobile. Dans ses œuvres, Kher opte pour le bindi en autocollant plutôt que celui fait de teinture végétale, ce en quoi il consistait traditionnellement. Elle reprend délibérément la nature sacrée du bindi tout en adoptant son produit dérivé fabriqué en usine. Elle effectue ainsi une sorte de détournement et met en évidence la mutation de sa nature en délaissant sa forme traditionnelle pour son produit moderne. L’approche pragmatique de l’artiste témoigne également de cette double qualité du bindi par le fait qu’elle le présente dans une pluralité plutôt que par sa présence singulière. La présence plurielle du bindi peut renvoyer à la fois à un geste artisanal, sacré et symbolique par l’action répétitive de les apposer. Par ailleurs, sa présence en multiplicité rappelle par ailleurs qu’un transfert de symbolique lui a été attribué et qu’il s’agit également d’un produit de mode dont sa fabrication s’effectue à la masse. Bharti Kher crée alors un dialogue entre tradition et modernité, tout en composant une hybridation du caractère sacré et traditionnel du bindi à son caractère aujourd’hui industriel, mécanique et moderne. Elle effectue ainsi un rapport d’opposition en faisant dégager du bindi deux états discordants.

Pour accentuer la jonction entre modernité et tradition, Kher effectue une analogie entre le bindi et le spermatozoïde. Par exemple, dans l’œuvre Points of departure VIII, elle réalise un collage en apposant des bindis sur une carte géographique. Les bindis choisis par l’artiste évoquent toutefois la forme des spermatozoïdes et opposent encore deux notions discordantes. Le bindi se veut d’une part traditionnel et ancré dans des valeurs sacrées alors que de l’autre, ce dernier renvoie à une forme de spermatozoïde. Ainsi il se dénature et suscite un caractère profane, temporel et terrestre.

Bharti Kher, Heroide VII, 2016.
Bindis avec laque d’automobile sur tableaux
Crédit photo : Hélène Théoret

L’unicité plurielle

Kher joue par ailleurs sur une relation d’opposition entre les concepts d’individualité et de pluralité. L’œuvre Six Women (2013-2015), témoigne de ce rapport entre les deux notions. En plus d’occuper à elle seule l’espace d’une pièce dans la galerie, l’installation entretient une frontière poreuse entre le rapport de l’individualité et le rapport à l’autre ainsi qu’à la pluralité. Six Women expose des singularités définies de six figures féminines présentées simultanément. L’installation se compose du portrait de six femmes en plâtre assises qui se répondent les unes aux autres. Sans être semblables dans leurs traits physiques, elles ont été produites dans un rapport formel analogue de l’une à l’autre : elles sont toutes blanches, en plâtre, adoptant la même position. L’œuvre provoque un entre-deux entre la singularité et le multiple, soit une unicité qui devient plurielle.

Bharti Kher, Six women, 2013-2015.
Plâtre, bois
Crédit photo : Hélène Théoret

Points de départ, points qui lient traduit un entre-deux de notions qui se situent quelque peu à l’opposé. Comme le titre de l’exposition l’indique, il s’agit de deux points qui se lient dans une relation de mutation et de correspondance. La pratique de Bharti Kher expose ainsi une frontière brouillée entre deux points et ses œuvres tracent le trajet à emprunter afin de les relier.

Points de départ, points qui lient – Bharti Kher
Jusqu’au 9 septembre 2018
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain
451, rue Saint-Jean
Métro Place-d’Armes
Métro Square-Victoria-OACI
Mercredi au vendredi de 12h à 19h
Samedi et dimanche de 11h à 18h

En bannière : Bharti Kher, Points of departure VIII, (détail), 2018.
Bindis sur carte en papier, encadrement
Crédit photo : Hélène Théoret


[i]AXENÉO7, DHC/ART, « Bharti Kher : Points de départ, points qui lient », DHC – Art, En ligne, 2018, . Consulté le 12 juillet 2018.
[ii]Ibid.
[iii]Ibid.

 

HÉLÈNE THÉORET | RÉDACTRICE WEB

Actuellement étudiante au baccalauréat en histoire de l’art à l’UQAM, Hélène oriente ses études vers la concentration en muséologie. Intéressée par les approches sémiotiques en art, ses réflexions s’articulent autour des enjeux que soulèvent les arts contemporain et actuel face à leur réception. Les manières que ces derniers sollicitent les spectateurs ainsi que la relation triadique entre institutions, commissaires d’exposition et artistes sont au cœur de ses intérêts. Elle affectionne les œuvres s’inscrivant dans l’esthétique relationnelle ainsi que celles relevant de la critique institutionnelle. À la suite de l’obtention de son baccalauréat, elle a pour intention de poursuivre ses études aux cycles supérieurs en muséologie. Elle collabore à la rédaction de la revue Ex_situ depuis juillet 2018.

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