Par Hanieh Ziaei
L’art calligraphique ou l’art de la « belle écriture » constitue l’une des plus anciennes formes d’art. Acte d’écriture littéraire et poétique pour les uns, exercice spirituel et mystique pour les autres, la calligraphie reste le fruit d’un apprentissage de longue haleine : de l’infaillible maîtrise des règles strictes à l’expression libre mais consciente des émotions en passant par une posture du corps, une cadence des doigts et une articulation du poignet inaltérable. La direction de chaque ligne, la trajectoire de chaque trait, le parcours de chaque étirement et la destination de chaque fragment sur le papier contribuent à l’équilibre imparfait entre le souffle et la technique, l’ordre et le désordre, l’obéissance et la rébellion. Ces oscillations permanentes démontrent l’évolution de la pratique calligraphique en tant qu’art vivant mais aussi le va-et-vient entre calligraphie classique et calligraphie contemporaine.
Separation, 2018, créé à Téhéran, Iran. Dimensions : papier A5 (14.7×21 cm)
Cette contemporanéité dans la calligraphie persane s’explique par l’existence de l’art calligraphique pour et par lui-même et ne se résume plus à une pratique au service d’un écrit littéraire. Elle incarne ainsi une écriture qui apprivoise le texte avant d’épouser son contenu tout en laissant libre court à sa forme. Les mots se mettent ainsi en scène, se suivent crescendo et se juxtaposent agilement pour créer tantôt un dialogue tantôt un monologue d’un mot à l’autre.
Brilliance, 2018, créé à Téhéran, Iran. Dimensions : papier A4 (21×29.7 cm)
Maryam Ramezankhani nous invite à un voyage à la fois esthétique, littéraire et poétique en sillonnant simultanément plusieurs composantes majeures de l’art, de l’identité et de l’esthétique persanes. Elle inscrit son écriture dans une technique nommée chekasteh-nasta’liq, un style propre à la calligraphie persane, que nous pouvons tenter de traduire par une « écriture brisée et cursive ». Autrement dit, l’écriture se transcrit dans un mouvement circulaire avec le croisement d’une multitude de ligatures esthétiques et nous rappellent que l’écriture est autant inséparable de l’art que la calligraphie persane (particulièrement le nasta’liq, un style pittoresque) ne l’est de la poésie et de la prose.
Path of Magnanimity, 2018, créé à Téhéran, Iran. Dimensions : papier A5 (14.7×21 cm)
Certes, aujourd’hui la calligraphie est devenue plus ornementale mais historiquement il s’agissait d’un art pratiqué à la cour et témoignait d’une éducation accomplie et raffinée. La figure du calligraphe était d’ailleurs souvent associée à celle du prince ou du poète. Ce rappel du passé souligne l’existence d’une époque où l’art du livre occupait encore une place prépondérante dans les cours de culture persane. En ce qui a trait aux choix des couleurs, elles sont sobres, brumeuses, enfumées et foncées à l’image de la teinte mélancolique des écrits. Il est ainsi rare de retrouver des couleurs vives, joyeuses et pétillantes (telle que le rouge écarlate ou le jaune arsenic) en calligraphie. Maryam Ramezankhani vogue quant à elle entre le brique-noisette et le marron-châtaigne avec un emprunt aux couleurs mauve et violet.
Thirst, 2018, créé à Téhéran, Iran. Dimensions : papier A4 (21×29.7 cm)
Dans le cadre de l’exposition Celle qui ne ressemble à personne, la calligraphe nous offre une nouvelle occasion de découvrir ou de revisiter les écrits de la poétesse Forough Farrokhzad (1935-1967). Ce choix n’est certes pas anodin, au-delà de la beauté des textes, la figure de Forough Farrokhzad est celle d’une femme libre, antidogmatique et avant-gardiste. Plus de quatre décennies après sa mort, Seule la voix demeure[i] et elle nous offre Une autre naissance[ii] à chaque lecture de ses poèmes. Elle continue encore aujourd’hui à incarner cette possibilité pour la femme d’être créatrice d’art et de pensée, et dans ce sens continue à être une source d’inspiration pour de nombreux/euses artistes.
En effet, ni Forough ni Maryam ne ressemblent à personne. Toutes deux ont réussi chacune à leur époque à faire de l’écriture un acte libérateur qui s’inscrit indéniablement comme condition sine qua non à une transformation socio-culturelle en Iran. Bien qu’aujourd’hui l’art calligraphique soit de plus en plus pratiqué par des femmes, la calligraphie a été historiquement (et est encore) un monde d’hommes, à l’image des cercles de poésie en Iran où peu de place était laissée aux femmes malgré la qualité de leurs écrits. Les grands maîtres cités et retenus dans l’histoire de la pratique calligraphique sont uniquement des hommes (Mir Ali Tabrizi, Mir Emad, Ali Akbar Golestane, Ali-Akbar Kaveh, etc.). Maryam Ramezankhani s’inscrit dès lors à contre-courant et constitue cette nouvelle génération d’artistes femmes qui se professionnalisent dans un métier artistique à dominance masculine et parvient, par ses créations, à exister à titre de calligraphe à part entière, malgré l’existence d’un système patriarcal, toujours en vigueur dans la culture et la société iraniennes.
Celle qui ne ressemble à personne
Jusqu’au 14 août 2018
Atelier d’art Métèque
5442 Côte Saint Luc
Métro Villa Maria
Mardi, mercredi, vendredi et samedi de 12h à 17h
Jeudi de 12h à 19h
En bannière : Saga, 2017, créé à Téhéran, Iran. Dimensions : papier A5 (14.7×21 cm)
[i]AXENÉO7, Titre d’une des poèmes de Forough Farrokhzad issu du recueil de poésie intitulé Autre Naissance, traduit par le poète et peintre Bahman Sadighi à Montréal dans les Éditions du Noroît en 2017, pp.92-95.
[ii]Forough Farrokhzad publie son recueil Autre naissance en 1963 à Téhéran en Iran et donnera par la suite lieu à une série de traduction dont celle mentionnée de Bahman Sadighi à Montréal dans les Éditions du Noroît, 2017, pp.92-95.
HANIEH ZIAEI | RÉDACTRICE WEB Dans le cadre de ses recherches en sociologie de l’art et de la culture, Hanieh Ziaei travaille sur le croisement et l’articulation entre l’art, la culture et la société avec un intérêt particulier porté à la question de la censure en arts, de la résistance créative des artistes et de l’expression artistique des artistes en exil. Elle s’intéresse au contre-pouvoir des artistes et aux dimensions politiques et sociales de l’art contemporain. De par sa triple culture aux carrefours de Montréal, Bruxelles et Téhéran, elle s’est engagée à rendre davantage visible les artistes dits de la diversité culturelle – avec une spécialisation sur la pratique des artistes iraniens. Elle est également chercheure en résidence à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (OMAN) de la Chaire Raoul-Dandurand à l’UQÀM et membre du Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) à Paris et du Centre d’Études de la Coopération Internationale et du Développement (CECID) de l’ULB à Bruxelles. Pour plus d’articles écrits par Hanieh Ziaei, cliquez ici. |