Écho : réverbérations dans l’espace

Par Joëlle Dubé

À l’affut des technologies les plus récentes, le Centre Phi nous offre une exposition de réalité virtuelle autour du vaste thème des « intemporelles vibrations de l’univers ». En entrant dans l’exposition, le regardant est introduit dans un espace moderne et déconstruit : les œuvres sont délimitées par ce qui pourrait approximativement être décrit comme des pièces aux formes irrégulières auxquelles un pan de mur aurait été retiré. Tantôt d’un indigo profond, tantôt d’un orange ardant, l’aire d’action de chaque œuvre est, pour le coup, clairement délimitée.

Vue de la mise en exposition
Crédit photo : Joëlle Dubé

Puisque l’essentiel de l’œuvre prend place dans les casques de réalité virtuelle, il va de soi que la mise en espace de l’exposition est épurée, simple et donnant une quasi-impression de vide ou d’absence, comme si étrangement les œuvres manquaient à l’appel. Il va s’en dire que la réalité virtuelle s’inscrit, par sa technicité intrinsèque, en porte-à-faux avec les narrations d’expositions habituellement utilisées pour les médiations artistiques plus conventionnelles dirons-nous. Au reste, les informations sur les cartels et dans le pamphlet sont succinctes et nous renseignent que très brièvement sur le contenu de l’œuvre et l’intention de ou des artistes. Pour contrebalancer ce déficit, de nombreux médiateurs peuvent nous renseigner davantage sur les œuvres, tout en nous aidant à ajuster les casques de réalité virtuelle.

Puisque le temps imparti pour la visite de l’exposition est de trois heures, il est impossible de voir toutes les œuvres et c’est pourquoi je ne parlerai ici que de celles dont j’ai pu faire moi-même l’expérience : Crow: The Legend, Space Explorers: Taking Flight, Vestige, Spheres (Chapters I, II, III) et Je t’ai raconté ?

Vue de la mise en exposition
Crédit photo : Joëlle Dubé

Space Explorers: Taking Flight et Spheres explorent le thème de l’espace. La première œuvre se veut une ode à la réconciliation politique qui permet l’entreprise de la conquête de l’espace, à travers une vidéo 360°. La seconde œuvre parcourt plutôt les confins de l’univers par une représentation 3D interactive en trois chapitres : le Big Bang, le trou noir et le système solaire. Dans une veine similaire, l’œuvre Crow: The Legend explore l’origine de l’univers et des saisons avec une esthétique d’animation plutôt comique qui confère une certaine légèreté à l’œuvre.

Ensuite vient Vestige, qui nous présente une femme qui parle au téléphone et relate les souvenirs qu’elle a du temps passé avec son mari qui vient de trépasser. Au fur et à mesure qu’elle relate ses mémoires, les souvenirs semblent se matérialiser autour de nous sous forme d’ondes de différentes couleurs. Enfin, Je t’ai raconté? est la seule œuvre qui n’utilise pas un support de réalité virtuelle. Il suffit de décrocher un des téléphones disposés à plusieurs endroits dans l’exposition pour écouter des récits. Une femme monologue une excuse sur un ton théâtral, qui n’est pas sans rappeler une pièce de théâtre.

Le choix de rassembler ces œuvres sous une même thématique est surprenant, voire même tiré par les cheveux. Bien que le thème de l’espace semble être latent dans trois des cinq œuvres que j’ai pu voir, cette narration demeure non problématisée. L’approche commissariale se veut sans risque, suscitant peu la réflexion. Les œuvres semblent simplement être rassemblées en raison du médium qu’elles utilisent, rendant le fil conducteur de l’exposition ténu, voire inexistant. Dans la suite de cet article, je me pencherai davantage sur cette impression de la technique pour la technique.

Repenser cette exposition selon les termes de David Pye

Architecte, designer industriel et artisan, David Pye théorise l’acte de faire dans son livre The Nature and Art of Workmanship[i]. Il y distingue deux types d’artisanat : l’artisanat de risque où « la qualité du résultat est continuellement en péril durant le processus de fabrication »[ii] et l’artisanat de certitude où « le résultat de chaque opération de production est prédéterminé. » [iii]

Avant de vouloir catégoriser un objet ou une œuvre, Pye nous met en garde ; la distinction entre ces deux types d’artisanat n’est pas si claire et franche qu’elle ne peut le sembler au premier abord. L’artisanat de risque peut réduire le risque de fabrication en utilisant des outils plus précis comme une règle ou une équerre par exemple. Inversement, l’artisanat de certitude peut convoquer l’individualité et la précision qui ne peuvent parfois être atteintes que par l’artisanat de risque. Ainsi ces deux catégories s’interpénètrent et se superposent, complexifiant notre réflexion sur l’art digital. Alors, où peut se situer une exposition comme Écho : réverbérations dans l’espace ?

Bien plus qu’une dichotomie réductrice, la classification de Pye nous permet de comprendre le processus de fabrication d’un point de vue social. En effet, l’artisanat de risque et l’artisanat de certitude ne peuvent en aucun cas être compris comme substituts au rapport qualitatif souvent établi entre ce qui est fait par la machine et ce qui est fait main.

L’œuvre digitale apparaît en tant que mariage d’artisanat de risque et d’artisanat de certitude. On peut parler d’artisanat de risque au sens où la stabilité de l’œuvre n’est jamais garantie et où l’incertitude par rapport à la réalisation des opérations est aussi importante que leur concrétisation en elle-même. L’aspect interactif souvent associé à l’œuvre numérique s’inscrit semblablement dans le champ d’action du risque potentiellement encouru dans la mise en exposition d’une œuvre de réalité virtuelle. L’interaction fait exploser l’air du possible et augmente de suite le risque qu’un « problème technique » impromptu ne survienne. C’est justement l’expérience malencontreuse que j’ai faite lorsque j’ai voulu voir l’œuvre Space Explorers: Taking Flight. En changeant de casque de réalité virtuelle, le problème était résolu. On peut toutefois parler simultanément d’artisanat de certitude si l’on pense à toute la préparation en amont que requièrent de telles œuvres. La prédétermination de toutes les étapes de production – dans la mesure du possible – témoigne cette volonté de réduire les risques, ou du moins de les prévoir pour pouvoir mieux les contourner.

Les artisans du digital

Il est maintenant plus évident de concevoir l’art numérique en termes d’artisanat. Mais qu’en est-il des artisans de ce champ artistique ? Comme le cinéma, l’art digital est par essence collectif. L’artiste ou le studio qui réalise l’œuvre fait nécessairement appel, que ce soit pour des raisons d’économie de temps ou d’insuffisance de capacité, à ce qu’on pourrait appeler les artisans du digital. C’est-à-dire des modéliseurs, des concepteurs 3D, des codeurs, des concepteurs d’effets spéciaux… Ces artisans du digital produisent un travail qui peut être qualifié de bon ou mauvais relativement au degré d’adéquation du résultat obtenu avec la vision initiale du designer. Le designer qui expose sa conception artistique aux artisans du digital, ce qui leur permet ultimement de concrétiser cette vision essentiellement abstraite et intangible à l’origine.

Mots de la fin

De revoir l’exposition Écho : réverbérations dans l’espace ? à travers le voile de la théorie de Pye nous permet donc de reformuler et de présenter différemment les lacunes de cette exposition. Les designers des œuvres d’art virtuelles ne semblent pas avoir un design ou une idée claire de leur projet artistique. Fascinés – ou terrorisés – par les possibilités qu’ouvrent les artisans du digital, les designers semblent s’abandonner à une fétichisation du médium technique au détriment d’une substance intentionnelle et artistique. Voilà ce qui explique la pauvreté artistique de ce qui est présenté. Le nombre restreint d’œuvres numériques, quoique grandissant, explique peut-être le choix, éclectique, de rassembler ces œuvres sous la prétention d’un thème unificateur. Ces critiques ne risquent cependant pas de passer l’épreuve du temps, il n’est pas à craindre que les designers d’œuvres d’art numérique apprendront à mieux comprendre les potentiels que mettent à leur disposition les artisans du digital et que la prolifération de l’art numérique permettra la création d’expositions aux thèmes plus circonscrits et critiques.

Écho : réverbération dans l’espace
Jusqu’au 20 janvier 2019
Centre Phi
407, rue Saint-Pierre
Métro Square-Victoria OACI
Métro Place d’Armes
Heures d’ouverture selon la programmation
*Les billets doivent être réservés en ligne ou sur place au préalable

En bannière : Vue de l’œuvre Spheres
Crédit photo : Joëlle Dubé


[i] David Pye, The Nature and Art of Workmanship, (London: Bloomsbury, 2015), 143 pp.
[ii] Ibid., p.20.
[iii] Idem.

 

JOËLLE DUBÉ | RÉDACTRICE WEB

Joëlle Dubé est candidate à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université Concordia. Elle se spécialise en philosophie de l’art et en théories de l’esthétique. Plus précisément, elle explore l’impact de la crise environnementale sur le regard que l’on pose sur nos alentours et les modèles philosophiques qui permettent d’orienter ce regard. Elle participe à la revue Ex_situe en tant que rédactrice depuis octobre 2018.

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