The Horrifically Real Virtuality: appréhender le futur du cinéma?

Par Benoit Solbes

Illustration de The Horrifically Real Virtuality ©DVgroup

The Horrifically Real Virtuality est présenté en première Canadienne au Centre Phi jusqu’au 28 avril 2019. Cette œuvre de théâtre immersif, réalisée par Marie Jourdren et créé par DVgroup[i], poursuit l’initiative entreprise par le Centre Phi de proposer de nouvelles narrativités induites par les innovations technologiques[ii].

Dans cette nouvelle proposition, qui a gagné le prix de l’innovation en storytelling au festival Future of Storytelling de New York en 2018, le spectateur est immergé dans l’univers du réalisateur américain Ed Wood Jr. (1924 – 1978) considéré comme le pire cinéaste de tous les temps[iii].

Le public est invité à participer au tournage de son dernier long-métrage, de sa production à sa diffusion. Ainsi, celui-ci contribue au cadrage, au montage et à l’ambiance sonore du film. Puis, par l’intermédiaire de la réalité virtuelle, les participants assistent à sa projection au cinéma avant de traverser l’écran et d’entrer à l’intérieur de celui-ci pour jouer à côté, et sous la direction, de l’acteur fétiche de Wood, Bela Lugosi (1882-1956).

The Horrifically Real Virtuality mêle à la fois le théâtre et  la réalité virtuelle par l’immersion dans le dispositif induite par les interactions rendues possibles entre les spectateurs, les objets, ainsi qu’avec les protagonistes principaux, Ed Wood et Bela Lugosi[iv]. Ce dernier interragit en temps réel avec le public par le biais d’un comédien, dont les expressions sont captées par la technique de la motion capture[v] et qui sont ensuite transposées sur une version numérique de Lugosi.

Ainsi, The Horrifically Real Virtuality montre les évolutions de l’expérience cinématographique pouvant nous permettre d’interagir avec le film, voire même de rencontrer virtuellement des acteurs. Dès lors, cette expérimentation ouvre la voie à des problématiques touchant les questions morales liant les innovations technologiques et le cinéma, en particulier sur la capacité à recréer des doubles numériques d’acteurs décédés.

L’univers d’Ed Wood

Le parti-pris de l’équipe de conception de ce projet est à la fois de rendre hommage à l’esthétique kitsch des films de science-fiction des années 50 d’Ed Wood, en plus de lier la réputation du réalisateur aux balbutiements de cette nouvelle technologie, connaissant parfois quelques défaillances minimes. Ainsi, les bogues techniques s’intègrent parfaitement dans l’univers du cinéaste.

Les productions d’Ed Wood sont connues pour l’amateurisme enthousiaste d’un réalisateur qui se considérait comme génial et incompris. Regarder un film de Wood déstabilise par le caractère expérimental et hors-norme de ses longs-métrages, que l’on y considère les faux raccords, les effets spéciaux bancals ou encore le jeu d’acteur approximatif. Ce sont ces éléments qui en font un mauvais cinéaste, mais qui ont aussi permis de l’ancrer pour la postérité.

Le premier film d’Ed Wood, Glen or Glenda réalisé en 1953, est audacieux par le thème, quasi autobiographique, qu’il aborde : celui de la question du genre et du changement de sexe. Cependant, c’est Plan 9 from outer space de 1959 qui marque la quintessence de son cinéma, en mêlant la science-fiction et l’horreur. Ce film relate une attaque d’extraterrestre ressuscitant des zombies pour empêcher l’apocalypse nucléaire universelle. Ainsi, malgré la forme de ses productions, le réalisateur touche à des sujets sensibles, et encore d’actualité, que cela soit des thèmes politiques ou sociaux, en abordant par exemple, la transidentité ou la peur d’une guerre nucléaire.

Le nom d’Ed Wood est fondamentalement lié à son acteur emblématique Bela Lugosi. Le réalisateur, fasciné par cette figure incontournable du cinéma de série B horrifique des années 30, notamment pour son interprétation de Dracula, lui fera tourner ses derniers films. Cette collaboration allant même au-delà. En effet, dans Plan 9 from outer space, Wood a réutilisé quelques secondes d’images du comédien filmées peu avant sa mort et a fait appel à une doublure – qui se cachait le visage pour ne pas montrer le peu de ressemblance avec l’acteur original – pour la majeure partie du long-métrage. L’objectif était de faire apparaître suffisamment Lugosi à l’écran pour pouvoir en apposer le nom sur l’affiche.

Au final, Ed Wood ne connaitra pas de fortune critique de son vivant. C’est en 1994 que le cinéaste trouve une reconnaissance auprès du grand public par le film qui lui est consacré par Tim Burton, intitulé Ed Wood. Burton se concentre sur une période allant de la production de Glen or Glenda à Plan 9 from outer space en s’axant en particulier sur la relation entre Wood et Lugosi. C’est cette œuvre qui sert de source première à l’esthétique privilégiée par The Horrifically Real Virtuality, nous plongeant dans une réappropriation contemporaine à partir du long-métrage de Tim Burton, de l’image d’Ed Wood et de son univers cinématographique.

Immerger le spectateur : du théâtre à la réalité virtuelle

L’expérience du spectateur dans The Horrifically Real Virtuality se joue sur plusieurs niveaux de réalités imbriqués, brouillant la frontière entre le réel et le virtuel, tout comme, le théâtre et le cinéma.

Vue de The Horrifically Real Virtuality ©VivienGaumand

Dans un premier temps, le public commence l’expérience en rencontrant Ed Wood Jr. et Bela Lugosi sur le plateau de tournage reconstituant un salon. Les deux personnages bénéficient d’un statut différent : Ed Wood est incarné par un acteur qui le joue devant nous, tandis que Bela Lugosi est recréé numériquement sur des écrans. Pour cela, le comédien qui l’interprète face au public est équipé d’un casque de motion capture saisissant en temps réel ses expressions et ses gestes, pour les transposer sur la version informatique de Lugosi. Ainsi, dès le début, il y a un jeu entre ce que l’on perçoit, le tangible, et ce qui est virtuel. C’est ce point que l’expérimentation va exacerber.

En effet, dans un second temps, le spectateur est immergé dans la réalité virtuelle par le biais d’un casque et d’un équipement, permettant d’enregistrer et de recréer ses mouvements. Le public est alors invité à entrer dans un cinéma pour assister à la projection du film. Puis, l’écran devient un nouvel espace que le participant doit traverser pour intégrer le film. Celui-ci pénètre dans le salon du début reconstitué numériquement. Dès lors, cette pièce n’est plus perçue comme un lieu de tournage, mais comme partie intégrante de la réalité du film. C’est ainsi qu’il se crée un effet de perspective entre le réel et le virtuel, la réalité et la réalité du film.

Ceci est appuyé par l’innovation principale de The Horrifically Real Virtuality : celle de pousser l’immersion du spectateur dans le dispositif par son effet de corporalité ressenti dans cette expérimentation, notamment par les interactions avec le décor et les personnages.

En effet, dans la réalité virtuelle, le public incarne un avatar : un humanoïde portant un casque, dont les jambes sont des soucoupes volantes. Ce sentiment de corporalité est poussé notamment par le fait que le spectateur peut voir ses mains recréées numériquement et bougeant en temps réel. De plus, l’expérimentation se vivant par groupe de 10 personnes, il est possible de considérer les autres participants et d’interagir avec eux. Ceci renforce ainsi notre présence individuelle et collective dans cette proposition, tout en la rendant unique à chaque fois. Plus encore, en pénétrant dans le salon de Lugosi, nous sommes amenés à manipuler les objets autour de nous : toucher un téléphone, s’asseoir sur un canapé… Allant au-delà de la simple contemplation et de la passivité face à l’action qui se déroule, le public peut s’approprier l’espace dans lequel il évolue.

Ainsi, cette proposition permet d’afficher l’ambition des concepteurs de revisiter notre patrimoine artistique non plus en tant que spectateur, mais bien en tant qu’acteur, en ne regardant pas un film, mais en le vivant. Cette immersion dans l’essence de l’esthétique d’un réalisateur n’est pas sans évoquer le long-métrage de Steven Spielberg Ready player one de 2018. Ce film présente un condensé de la pop culture des années 80 à notre époque par le truchement d’un monde virtuel appelé l’Oasis. Dans l’histoire, les protagonistes principaux se retrouvent notamment dans une reconstitution des décors emblématiques et de l’ambiance horrifique de The Shining de Stanley Kubrick de 1980. Ainsi, cela permet, outre l’hommage à Kubrick, d’exacerber l’évocation et l’identification individuelle et collective du public à cette œuvre. Spielberg joue sur ce point en confrontant des personnages qui ont déjà vu The Shining, et qui savent donc à quoi s’attendre, et d’autres ne l’ayant pas vu et subissant tous les pièges de l’Overlook Hotel.

Dès lors, The Horrifically Real Virtuality  semble s’inscrire dans cette volonté de se réapproprier l’esthétique d’un cinéaste ou d’un film emblématique par la réalité virtuelle, permettant par ailleurs de redéfinir le paradigme de ce qu’est un spectateur ou encore un film. Cela favorise la considération des potentiels techniques qui éclosent et qui permettent de saisir les évolutions futures de l’expérience cinématographique. Cependant, ces avancées s’accompagnent de nouvelles problématiques qui se développent, en particulier par la possibilité de recréer des doubles numériques par le biais de la motion capture.

Redonner vie à des acteurs morts par la motion capture

Ce procédé révolutionne le cinéma, par sa capacité à transposer les traits d’un acteur sur une personne ou une créature recréé en images numériques. C’est le comédien britannique Andy Serkis qui est l’un des pionniers dans ce domaine, que l’on pense à ses performances de Gollum dans le Seigneur des anneaux, de Kong dans King Kong ou de César dans La Planète des singes. Cette technique se retrouve aussi dans Avatar, donnant corps aux Na’vis imaginés par James Cameron par le biais de Zoé Saldana, Sigourney Weaver ou encore Sam Worthington.

Ici, c’est un acteur mort en 1956 qui est ramené à la vie par cette technique. Cela renvoie à des considérations morales qui s’exacerbent par ces innovations technologiques. Un des cas emblématiques de ces dernières années est celui du comédien Peter Cushing, décédé en 1994, qui incarne Wilhuff Tarkin dans Star Wars IV : un nouvel espoir en 1977 et qui est recréé numériquement dans le film Rogue One : A Star Wars Story en 2016[vi]. Cette première reconstitution d’un acteur trépassé a été justifiée par une nécessité scénaristique : les deux histoires se passent à la même époque et se complètent. Cependant, même si les ayants-droit de l’acteur ont donné leur accord, il se pose néanmoins la question individuelle et subjective du droit à l’image, notamment pour des acteurs décédés avant le développement de cette technique. Par voie de conséquence, le comédien Robin Williams mort en 2015 a spécifié dans son testament l’interdiction de recréer son image numériquement jusqu’à 25 ans après son trépas[vii].

Ce rapport à l’image et au double numérique fait écho au long-métrage Le Congrès, réalisé par Ari Folman en 2014. Dans l’histoire, l’actrice Robin Wright joue aussi Robin Wright, une comédienne vieillissante en fin de carrière qui se voit offrir une proposition par un studio de cinéma : être scannérisée par une machine, enregistrant ses traits et ses expressions dans le but de créer un double numérique d’elle. Au final, Wright devra mettre un terme à sa carrière pour laisser la place à son avatar, celui-ci ayant l’avantage de rester éternellement jeune et pouvant incarner tous les rôles que l’actrice originale n’a pas pu – ou voulu- jouer.

Au final, cette recréation posthume des traits d’un comédien ne semble pas si éloignée d’Ed Wood qui réutilisait les images de Lugosi pour Plan 9 from outer space. Dès lors, au-delà de l’aspect commercial de l’exemple de Wood, que recherche-t-on dans le rappel de la mémoire d’un artiste mort? Qu’est-ce que cela indique sur notre rapport personnel et collectif face à ces acteurs et aux œuvres dans lesquels ils jouent?

Conclusion

Au final, The Horrifically Real Virtuality se place à la pointe des innovations techniques dans le domaine de la réalité virtuelle, en particulier dans les interactions avec le décor et les protagonistes. Plus encore, cette initiative ouvre la voie à des réflexions sur notre rapport à l’image, aux acteurs et au cinéma en général qui vont, sans aucun doute, s’exacerber avec les évolutions à venir. Ainsi, il est possible de considérer que le Centre Phi présente ici ce qui sera, probablement, le futur du cinéma.

The Horrifically Real Virtuality
Jusqu’au 28 avril 2019
Centre Phi
407, Rue Saint-Pierre
Métro Square-Victoria-OACI
Du mardi au dimanche
Français: 10h30, 11h45, 14h30, 17h15, 18h45
Anglais: 13h15, 16h, 20h
Durée de l’expérience: 60 minutes

Plus d’informations cliquez ici.

En bannière : Illustration de The Horrifically Real Virtuality ©DVgroup


[i]Pour plus d’informations sur le DVgroup ou encore l’ensemble des concepteurs de The Horrifically Real Virtuality voir DVgroup, The Horrifically Real Virtuality, A horrific comedy set in the 1950’s, En ligne, 2019. . Consulté le 11 mars 2019.
[ii]Cela fait notamment suite à Alice, The Virtual Reality Play proposé en 2017 par le même collectif, offrant une immersion dans l’univers d’Alice au pays des merveilles. Plus de renseignements sur DVgroup, Alice, The virtual reality play, En ligne, 2017. . Consulté le 11 mars 2019.
[iii]Titre donné par Harry et Michael Medved dans The Golden Turkey Awards: The Worst Achievements in Hollywood History, New-York, Putnam, 1980.
[iv]Distribution: Bela Lugosi: Sylvio Archambault, Claude Talbot, Guillaume Tremblay / Ed Wood: Gabriel Morin, Francis Vachon, Thomas Vallières / Sarah: Julia Borsellino, Marie-Michelle Garon, Caroline Lavigne. Source : Centre Phi, The Horrifically Real Virtuality, En ligne, 2019. . Consulté le 11 mars 2019.
[v]La motion capture du visage est réalisée par Dynamixyz. DVgroup, The Horrifically Real Virtuality, A horrific comedy set in the 1950’s, En ligne, 2019. . Consulté le 11 mars 2019.
[vi]Sur ce point voir Sarah Sermondadaz, «  Star Wars : comment Rogue One a fait tourner Peter Cushing, 23 ans après sa mort », Sciences et avenirs, En ligne, 4 janvier 2017. . Ou encore, Mathilde Cesbron, « Comment Star Wars : Roguhttp://www.youtube.com/watch?v=QHBl43lMJY0e One a ressuscité le Grand Moff Tarkin », Le Point.fr, En ligne, 5 janvier 2017. . Consultés le 11 mars 2019.
[vii]Sur ce point voir Élodie Bardinet, « Mort de Robin Williams : l’acteur refuse d’être ressuscité en numérique », Première.fr, En ligne, 31 mars 2015. . Consultés le 11 mars 2019.

Publicité