Le temps comme mesure philosophique dans l’œuvre photographique de Tamar Yustos

Par Sebastián Ibarra-Gutiérrez

L’œuvre multidisciplinaire de l’artiste espagnole Tamar Yustos (Miranda de Ebro, 1981) aborde des questionnements philosophico-artistiques qui invitent le lecteur-spectateur à réfléchir, à entrer dans un débat ouvert où, malgré tout, il y a, selon l’auteure, des interprétations plus correctes que d’autres. Éclectiques, le parcours et la formation académique de l’artiste (beaux-arts, danse classique avec une spécialisation en ballet, philosophie et logique) se trouvent aux sources d’une production hautement diversifiée : audio-poèmes, performances de danse, textes, dessins, illustrations et photographies.

Si, de toute évidence, certaines thématiques telles que l’érotisme, la mort et le temps comblent souvent les différentes facettes présentes dans sa création, le temps, perçu comme une mesure philosophique, joue un rôle principal au cœur des réflexions omniprésentes qui en résultent — que l’on pourrait croire étonnamment intemporelles. Dans cette démarche exigeante, nous, les spectateurs, sommes constamment interpellés. Et c’est particulièrement à travers la photographie que le temps, véritable leitmotiv, trouve sa voie en tant que mesure philosophique.

Une mesure démesurée

Selon toute apparence, la photographie de Tamar Yustos suit, par une approche très personnelle, un principe métaphysique interprété ainsi par Patricio Manns et Eduardo Carrasco : « le temps est ce qui mesure les espaces jusqu’ici énumérés »[i]. En effet, l’artiste s’empare de ces espaces, le plus souvent poreux : sa démarche capture tantôt le moment qui fut, tantôt elle le (re)crée dans la recherche de ce qui aurait pu être, mais ne fut pas.

Le triptyque photographique « Still life / Still death », composé des clichés « Taphos I », « Taphos II » et « D.E.P. », en est un bel exemple. Ces trois représentations nous donnent l’impression d’assister à un constat désagréable, qui dérange justement parce qu’il est, tandis que le spectateur sait, presque inconsciemment, qu’il aurait pu être autrement — ces fruits que l’on aime succulents et juteux, sources de vie plutôt que de pourriture. Le temps, dans ces fruits-métaphores que l’on peut universaliser facilement, n’est pas la mesure d’une fin qui s’annonce; ce sont plutôt les fruits qui incarnent ce temps, qui implique nécessairement une fin. Les titres des photographies en disent beaucoup : taphos, mot grec, peut être traduit par sépulcre ou tombeau, alors que D.E.P. correspond à l’acronyme espagnol du latin R.I.P., requiescat in pace.

Tamar Yustos, Taphos I, 2014.

Tamar Yustos, Taphos II, 2014.

Tamar Yustos, D.E.P., 2015.

La philosophie ou le voyage au bout de la logique

Aujourd’hui devenue un dicton dans la langue espagnole — originellement issue des célèbres stances de Jorge Manrique — la phrase « un temps passé, quel qu’il fût, était mieux »[ii] éclaire une première lecture de l’œuvre photographique de Tamar Yustos. Cette première conjecture, rapide, instantanée, en cache pourtant d’autres, là où le conditionnel — ce qui aurait pu être — côtoie la mort, l’insinue, comme si cette fin, parfois mélancolique, toujours inexorable, voulait nous faire réagir davantage. Si l’on observe l’œuvre La miseria del tiempo, une panoplie d’hypothèses s’en suit : ne sont-ils, ces convives éventuels, pas arrivés, à en juger par la disposition des couverts et par la propreté des assiettes ? N’est-ce pas que cette même propreté, véritable contradiction en soi, devrait plutôt nous faire penser à un repas qui n’a pas encore eu lieu alors que la nourriture est délibérément pourrie ? Qu’en est-il des portions inégales, des breuvages de différentes couleurs ? S’agit-il d’une attente — le repas aura lieu — ou de l’évocation — le repas aurait dû avoir lieu — d’une ligne temporelle brisée ?

Tamar Yustos, La miseria del tiempo, 2015.

C’est justement à travers cette pléthore d’hypothèses, intentionnellement mises en valeur, que l’artiste va nous interroger, car pour elle « le système de représentation visuel est capable, dans certains cas, d’exprimer d’une manière précise et sans ambigüités ce que l’artiste veut véritablement exprimer. Cela vient contester l’idée reçue que l’on a par rapport aux images de l’art. […] Préférer, ipso facto, l’une des lectures possibles au détriment des autres, ne relève que de l’habitude. »[iii]

Des luttes, des rêves

Le temps, vu à travers la lentille évidemment intellectuelle de Tamar Yustos, ne serait pas une mesure philosophique à part entière sans aborder la condition humaine. Une autre série de photographies — dont La espera…, Still alive I et Still alive II —, examinant les aspects socioculturel et anthropologique d’un Cuba profond, nous fait part de ses luttes, de ses rêves, ancrés fermement dans le temps. La sensibilité de l’artiste, ici de mise, met l’accent sur des questionnements essentiels tout en soulignant l’importance du regard multiple. Dans les photographies susmentionnées, deux mains et deux visages anonymes sont mis au premier plan, dans une attitude sereine — résignée ? Deux mains et deux visages qui ont vécu, combattu, travaillé, bâti des songes d’avenir; mais aussi deux mains et deux visages fatigués, qui ont vieilli, qui ont souffert.

Tamar Yustos, La espera…, 2016.

Tamar Yustos, Still alive I, 2016.

Tamar Yustos, Still alive II, 2016.

Peut-être est-ce à partir du choix de chacune des personnes qui regardent que l’interprétation commence. Quoi qu’il en soit, l’œuvre photographique de Tamar Yustos invite le spectateur à aller au-delà des lieux communs et à être complice dans cet univers philosophique où le temps, indissociable de l’espace selon certaines théories physiques, offre toutes les possibilités et, en même temps, toutes les contraintes.


[i]Patricio Manns et Eduardo Carrasco, « La vida total », chanson, Quilapayun, Umbral, 1979. Dans la version originale en espagnol, le vers dit « el tiempo es lo que mide los espacios hasta aquí enumerados » (Traduction libre).
[ii] Jorge Manrique, Stances sur la mort de son père, titre original « Coplas de don Jorge Manrique por la muerte de su padre », traduit du castillan par Guy Debord, Éditions Champ Libre, Paris, 1980, p. 5.
[iii]Tamar Yustos, « Las Pinturas del Tractatus – Wittgenstein: entre el lenguaje y la imagen », mémoire, Universidad de Salamanca, 2010, p. 12-13. Dans la version originale en espagnol, le texte dit «El sistema de representación visual, es capaz, según qué casos, de plasmar de forma precisa, sin ambigüedades, lo que quiere expresarse. Algo que choca con la idea preconcebida que habitualmente se tiene de las imágenes del arte. […] Si nos decantamos, ipso facto, por una de estas lecturas en detrimento de las demás, solo puede ser a causa de la costumbre » (Traduction libre).

En bannière : Tamar Yustos, La miseria del tiempo, 2015.
Crédit photo : Tamar Yustos.

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