Par Béatrice Larochelle
Le Centre d’exposition de l’Université de Montréal accueillait du 27 septembre au 11 janvier 2020 l’exposition Les nouveaux états d’être / The New States of Being. Ce projet artistique a pris naissance il y a un an alors que le directeur du projet de recherche AIship de l’Université d’Harvard, Jean-Christophe Bélisle-Pipon, a abordé la commissaire Aseman Sabet afin de créer une exposition multidisciplinaire au sujet de l’intelligence artificielle (IA). AIship souhaitait ouvrir un espace de réflexion sur l’IA en y jettant un regard à la fois humanisant et critique. Le principe selon lequel l’exposition Les nouveaux états d’être a été réalisé consiste à jumeler chaque artistes avec des bioéthicien.ne.s afin de produire des œuvres d’art complétées par des essais de vulgarisation scientifique. Ce jumelage s’est avéré enrichissant pour les artistes comme pour les scientifiques, qui pouvaient initier un dialogue entre leurs pratiques respectives et leurs regards professionnels.
Si notre imaginaire commence à être saturé de robots-artistes et autres technologies plus complexes les unes que les autres, Sabet prend une approche tout à fait différente pour aborder la question de l’IA. L’IA est une technologie en développement à laquelle les humains sont de plus en plus confrontés, et ce dans une multitude de sphères. C’est dans cette perspective qu’elle a invité les binômes à créer un travail réflexif sur l’IA et ses enjeux, plutôt que d’inclure obligatoirement celle-ci aux œuvres. L’exposition se présente ainsi comme une réflexion philosophique et éthique sur la place de l’IA dans notre monde et sur les conséquences d’une telle avancée sur notre quotidien, notamment dans le domaine de la santé, dans lequel performativité, et « perfection » sont de plus en plus exigées. La santé reste un milieu où l’erreur humaine est encouragée à disparaître et où l’IA est perçue comme une solution, disons-le, miraculeuse. Mais une série de questions, que Les nouveaux états d’être met de l’avant, est soulevée comme l’empathie, l’interaction personnelle avec le.la patient.e, l’identité et l’important impact écologique de cette nouvelle technologie. La lunette bioéthique s’impose rapidemment : à savoir comment il sera possible de vivre avec cette nouvelle forme de « vie » ? Quels pouvoirs et quels droits seront attribués à cette entité entre l’humain et l’ordinateur ?
Le.la visiteur.e est accueilli.e dans cette exposition par l’un des deux dessins abstraits monumentaux de Julie Favreau, entourant l’installation vidéo This Thing (2019), de la même artiste, créant la seule cloison de la vaste salle d’exposition – un choix stylistique que l’on reconnaît à la commissaire. La majorité de l’espace est plongée dans la pénombre, marquée par le rayonnement violet du néon de Clément de Gaujelac (AI solves problems but it doesn’t have any, 2019). Celui-ci donne le ton à l’esthétisme global de l’exposition, ajoutant une touche de mystère à cette atmosphère inquiétante qui fait un clin d’œil à celle des films de science-fiction des années 1980.
La mélioration du « moi »
L’œuvre This Thing, de l’artiste Julie Favreau, traite de la question de la relation entre le corps et l’IA par une installation vidéo fascinante où la projection peut être admirée à l’intérieur d’un long corridor noir, créant une expérience immersive. Dans cette vidéo, la caméra suit de près une protagoniste blonde au milieu d’une clairière lumineuse entourée par une forêt dense. Cette femme possède des traits enfantins et matures à la fois ; cette artiste sélectionne toujours avec minutie les acteur.trice.s ou danseur.euse.s qui performent dans ses œuvres. [i] La trame sonore est limitée à des bruits d’insectes et de végétation froisée par le vent, plongeant l’entièreté de l’exposition dans un calme qui serait celui d’un séjour en nature. Alors que la femme s’adonne à une danse lente, une entité flottante inconnue vient à sa rencontre. Celle-ci emprunte sa couleur à la chair et ses formes ont un aspect organique. Sans se toucher directement, la chose et la femme se prêtent à une communication inaudible, qui passe soit par les mouvements ou par la pensée, faisant de la danse solitaire un duo. La chose se transforme tout au long du processus, rappelant parfois des formes phalliques, parfois un tympan externe, pour finalement se liquéfier en eau.
Julie Favreau, This Thing, 2019, installation vidéo. Exposition : Les nouveaux états d’être, Centre d’exposition de l’Université de Montréal, Montréal. Crédit photo : © Betty Bogaert.
Elle se meut en réponse à la volonté de la femme ou, à l’inverse, contrôle cette dernière. Il est impossible de cerner si elle est une extension de l’humaine, ou un être autonome. Est-elle bénéfique à son bien-être ou nuisible ? Toutes ces questions sont au cœur de l’œuvre brillante de Favreau, qui a réalisé cette dernière suite à son jumelage avec la bioéthicienne Effy Vayena. Vayena s’intéresse à ces problématiques dans le cadre de ses recherches sur le « moi performant ». Dans son essai en dialogue avec l’installation, elle s’interroge : « […] qui s’améliore, à quoi et pourquoi ? [ii] » La mélioration de l’être humain que popose l’IA apporte forcément des problématiques comme la conservation de la vie privée et de notre libre arbitre dans un monde de données en circulation.[iii]
Une justice à repenser
Mat Chivers propose une toute autre piste de réflexion sur l’IA avec son œuvre Equal Rights (2019). L’artiste aborde ici la question de la justice et de l’égalité dans un monde qui serait prochainement le nôtre ; un futur où l’IA serait une réalité quotidienne. Equal Rights prend la forme d’une balance monumentale en bois sur laquelle sont déposés, dans un équilibre parfait, vingt moulages en bronze de morceaux de marbre – une pierre métamorphique qui est formée de sédiments marins. Une facette de chaque moulage semble avoir échapée aux formes organiques de la pierre – celle-ci a été travaillée par la main humaine : révélant une surface plane et polie. Au pied de la balance, une impression 3D d’un cerveau humain plaquée de nickel repose – elle est quelque peu effacé par sa taille modeste en comparaison à la balance imposante. Le.la spectateur.trice retient subtilement son souffle lorsqu’il.elle passe près de cet équilibre fragile, qui semble pouvoir s’effondrer à tout moment, aussi fragile qu’un écosystème. Ce discours savamment construit autour du motif de la balance mène à se questionner sur la relation entre l’IA et les humains dans cette écologie éphémère qui est la nôtre, particulièrement en cette période de crise climatique.
Mat Chivers, Equal Rights, 2019, 22 moules en bronze, bois, impression 3D plaquée de nickel. Exposition : Les nouveaux états d’être, Centre d’exposition de Montréal, Montréal. Crédit photo : © Bett Bogaert.
Cette œuvre découle de l’association de Mat Chivers à la bioéthicienne Cansu Canca qui s’intéresse, pour sa part, aux jeux de pouvoir et au système de justice au sein de notre monde. Son essai scientifique porte sur la place de l’IA dans notre écosystème actuel et l’œuvre de Chivers y répond en s’interrogeant sur la légitimité de la hiérarchisation des bien-êtres au sein de l’IA. [iv]
La commissaire Aseman Sabet peut signer ce projet d’envergure avec grande fierté par sa qualité esthétique irréprochable et le regard rafraichissant qui est posé sur la thématique. L’exposition Les nouveaux états d’être est caractérisée par des œuvres puissantes et un discours réflexif d’une grande portée. Il s’agit du genre d’exposition où la réflexion continue à habiter le.la spectateur.trice longuement après son expérience.
En bannière : Clément de Gaulejac, AI solves problems but it doesn’t have any, 2019.
Exposition: Les nouveaux états d’être, Centre d’exposition de l’Université de Montréal.
Crédits photo: © Betty Bogaert
[i] Anne-Marie Saint-Jean Aubre, « Julie Favreau : la performance chorégraphique », esse arts + opinions, n° 78, printemps-été 2013, p. 16-21.
[ii]Effy Vayena, « Obtenir le meilleur de moi : être soi-même dans le monde des mégadonnées », Les nouveaux états d’être / The New States of Being, Montréal, Centre d’exposition de l’Université de Montréal, 2019, p. 32.
[iii]Effy Vayena, « Obtenir le meilleur de moi : être soi-même dans le monde des mégadonnées », Les nouveaux états d’être / The New States of Being, Montréal, Centre d’exposition de l’Université de Montréal, 2019, p. 32.
[iv]Cansu Canca, « Un nouvel ordre mondial : quelle est l’importance d’une IA éthique? », Les nouveaux états d’être / The New States of Being, Montréal, Centre d’exposition de l’Université de Montréal, 2019, p. 22.
BÉATRICE LAROCHELLE | RÉDACTRICE WEB Béatrice est étudiante au certificat en muséologie et diffusion de l’art de l’Université du Québec à Montréal et est titulaire d’un baccalauréat en histoire de l’art de l’Université Laval. Elle souhaite poursuivre ses études en muséologie afin de traiter des questions entourant la mise en exposition de l’art contemporain dans le milieu muséal, ainsi que de l’histoire des expositions. Elle s’intéresse aux pratiques artistiques traitant du beau, du sensible et du poétique, tout en ayant un regard marqué par les enjeux féministes. Pour plus d’articles écrits par Béatrice Larochelle, cliquez ici. |