Par Manon A. Leroy
Sharlene Bamboat et Alexis Mitchell à l’origine de Bambitchell sont à l’honneur au centre d’art actuel montréalais Dazibao. Du 8 novembre au 21 décembre 2019, le duo d’artistes expose Special Works School (2018) : une installation énigmatique qui nous transporte dans un univers à décrypter pas à pas.
Bambitchell, Special Works School, vue partielle de l’exposition à Dazibao, 2019.
Crédit
photo : Marilou Crispin
Pratiquement plongé dans l’obscurité, le visiteur a pour seul éclairage quelques projecteurs alternant du cyan au violet en passant par le sable. Cette atmosphère théâtrale est accentuée par un dialogue encore incompréhensible entre des voix de synthèse, brisant ainsi le silence de cette première salle presque vide. Le visiteur est invité à s’avancer dans l’espace, initié par un jeu de lumière. Celui-ci souligne au loin l’importance de ce qui semble avoir été un terrarium n’abritant désormais que du sable. L’alcôve contiguë à la salle et cloisonnée d’un rideau noir projette le film de Special Works School réalisé en collaboration avec le compositeur écossais Richy Carey. Un mélange d’images, de collages et de photographies aux couleurs vives et aux formes équivoques défile dans ce cocon plus intimiste. On y voit par un exemple un triangle au milieu d’une palette chromatique circulaire ou encore un canard de carton sur tréteaux le tout en fond d’aluminium. En revanche, certains éléments se distinguent par leurs constances : les couleurs présentes depuis la salle précédente. Elles apparaissent sous forme de trois spots lumineux dont le mouvement s’unit aux déplacements du cadrage de la caméra et aux rythmes des voix du haut-parleur. Un court instant, les voix se synchronisent à l’image donnant l’impression d’en prendre possession. Elles consolident par la même occasion, leurs statuts de moniteurs au sein de la dynamique expositionnelle.
À la manière d’un explorateur, le visiteur passe du film au terrarium énigmatique avec pour seul indice une traduction écrite du dialogue audio, à consulter sur place. Le script est découpé en cinq parties portant le nom de chaque sens. Pour chacun d’entre eux, Cyan, Violet et Sable racontent une anecdote ou une observation qui les rattachent à une forme de manipulation. On entend par exemple quelques histoires comme celle à l’origine de l’expression « les murs ont des oreilles ». Catherine de Médicis aurait fait installer des murs en flanelle afin d’écouter les conversations de ses conspirateurs. D’autres histoires sont plus surprenantes comme celle choisie pour aborder l’odorat. D’ailleurs, la photographie qui l’illustre dans le film a largement été diffusée pour présenter Special Works School. L’image bleutée capture des jarres tout étiquetées de noms contenant des morceaux de tissus. Celle-ci prend tout son sens lorsque Violet évoque les méthodes du ministère de la Sécurité d’État en Allemagne de l’Est. Après avoir interrogé le suspect sur une chaise de vinyle, ils passaient un chiffon ou un morceau de tissus volé à l’individu sur le siège. Ils collectaient ensuite le morceau dans un pot avec l’information nécessaire (nom, heure et objet) dans le but de conserver l’odeur en cas de besoin.
Bambitchell, Special Works School, vue partielle de l’exposition à Dazibao, 2019.
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photo : Marilou Crispin
Ce projet s’inscrit autour d’une thématique récurrente pour le duo. Ils fondent leurs travaux sur diverses histoires nationalistes dans un recyclage ludique d’archives institutionnelles et documents d’états. C’est donc à travers le personnage de Violet que Bambitchell transmet ces recherches tout en conservant cet humour qui en fait leur signature. Violet dont le ton austère souligne la figure dominante qu’il interprète, tente de convaincre Cyan et Sable de ses capacités à gouverner. La raison est simple : cette couleur est associée à la royauté ou plus largement au pouvoir. Auparavant, le pourpre était la couleur de prédilection des seigneurs et des majestés. Présente sur les costumes ecclésiastiques des églises catholiques romaines et anglicanes en signe d’honneur et d’autorité, sa symbolique se perpétue jusqu’à nos jours. On la retrouve aussi dans le mélange de rouge et de bleu qui ornemente les symboles du système judiciaire français ou états-unien. Plus généralement, le cartel nous apprend que « Special Works School » est le nom de code d’un groupe d’artistes travaillant au service de la British War Office durant la Première Guerre mondiale. Ces recherches classées « Secret Défense » développent diverses méthodes de surveillance avec l’impact de la couleur, apprenant entre autres l’art du camouflage soit de s’effacer derrière la couleur. En véritable contre-pied, Bambitchell articule cette idée autour d’une installation dans l’intention de se faire voir… en tant qu’espace public pour le moins. Très vite, le lien avec le caractère presque secret de l’espace ou difficilement compréhensible de premier abord prend alors tout son sens.
En effet, les deux artistes bâtissent une tension entre le sens propre et figuré des mots et de leurs significations. Ces jeux de mots rebondissent d’une salle à l’autre pour établir un dialogue entre le film et l’installation. Special Works School s’exprime par des couleurs qui tour à tour, incarnent des personnages ou différents niveaux d’interprétations en jouant avec la matérialité qu’elles peuvent représenter de par les tons choisis. Prenons par exemple l’omniprésence du sable. Il est à la fois : l’une des voix retentissantes, l’une des couleurs projetées par les luminaires, la teinte recouvrant le matériau granulaire et la partie inférieure du mur de la salle principale. Derrière un cubicule de verre, l’agencement minutieux du sable est à mi-chemin entre l’incubateur scientifique et l’artefact ethnologique. Ainsi circonscrit dans ce présentoir reconverti en dispositif d’exposition pour l’occasion, cette mise en valeur combinée à la distance qu’elle confère invite à une démarche réflexive sur les sens. Les niveaux de langage, de sens des mots et de sens physiologiques s’entremêlent alors pour créer un environnement insaisissable où la signification devient habilement la clé de lecture.
Bambitchell, Special Works School, vue partielle de l’exposition à Dazibao, 2019.
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photo : Marilou Crispin
Pour Bambitchell, nous sommes plongés dans une atmosphère propice à l’éveil sensoriel ; par l’expérimentation et le discours sur les différentes formes que revêt la surveillance tout en conservant cette trame narrative autour des sens. D’emblée, la vue est l’un des sens les plus stimulés par le contrôle de l’éclairage qui baigne la scénographie dans un effet dramatique. Simultanément, l’ouïe est interpellée par le chœur de Special Works School et la conversation qu’entretiennent Cyan, Sable et Violet. Ces discussions offrent à la fois des pistes pour comprendre l’œuvre tout en cultivant les oreilles attentives grâce à des anecdotes en lien avec le thème de la surveillance ou des sens. Vient ensuite la sollicitation du toucher avec le sable qui s’offre au public à la manière d’un morceau de plage ou de souvenirs de vacances que l’on caresse du bout des doigts par habitude. En ce qui concerne le goût et l’odorat, c’est un peu plus flou. C’est uniquement par la narration que l’on en apprend davantage étant les deux sens les plus difficiles à représenter. Tout de même, on apprend qu’ils restent gravés plus longtemps en mémoire que les autres sens : « comme des âmes, prêtes à nous rappeler, attendant et espérant leur moment, parmi les ruines de tout le reste » souligne Violet dans la transcription.
La précision presque clinique de la mise en place de l’installation intrigue et emporte le public dans un univers expérimental, sans pour autant être totalement abstrait. Il se rattache à des bribes d’archives, tel un fil conducteur. Mais c’est aussi une volonté d’action, voire de découverte qui commence intimement à faire écho. Le visiteur se sent appelé à décoder le discours et les doubles sens. Il est encouragé à comprendre la portée des objets qui l’entourent et de ce qu’ils représentent dans l’intrigue narrative au même titre que dans l’espace de l’installation.
En bannière : Bambitchell, 3 lights, Special Works School, 2018.
Crédit photo : Sharlene Bamboat (sharlenebamboat.com)