Par Valérie D’Auteuil
Paul Valéry, dans La situation de Baudelaire en 1924, accorde au plus célèbre des poètes maudits l’influence du « démon de la lucidité [i]». C’est certainement de cette lucidité, de cette façon singulière de voir le monde sans voile, dans toute sa fragilité, que vient à Baudelaire une expression poétique constamment tournée vers l’ennui, vers le spleen. Pour Nathalie Watteyne, l’ennui et le spleen sont des conséquences d’une désillusion : « dans un monde désenchanté, la première chose à faire est la dissipation des illusions [ii]». Baudelaire, « révolté lucide [iii]», propose avec la poésie un moyen de contrer les effets des illusions. Cette lucidité comprend sa part de tourments et d’inquiétudes qui sont liés au spleen, mais participe d’une démarche qui a pour but d’atteindre l’absolu. La définition même de la beauté que propose Baudelaire, et telle qu’elle est exprimée dans Fusées, accorde aussi de l’importance au motif de l’ennui : « la Mélancolie est l’illustre compagne de la Beauté […] je ne conçois guère un type de Beauté où il n’y ait du Malheur [iv]». Explorer la beauté, c’est aussi accepter sa part de tristesse.
C’est au collège Sainte-Marie qu’Hector de Saint-Denys Garneau découvre les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Si ce dernier a eu une influence majeure sur de nombreux poètes, la poésie résolument moderne de Garneau en porte aussi la trace [v]. Ce dernier ira même jusqu’à emprunter à Baudelaire le terme de spleen pour nommer un des poèmes de l’unique recueil qu’il publie de son vivant, Regards et jeux dans l’espace, datant de 1937. L’ascendant exercé par Baudelaire sur la production poétique de Garneau permettra de relever une résurgence du motif de l’ennui dans son œuvre, profondément lié à la lucidité du « je » poétique. Pour Nathalie Watteyne, c’est aussi au « surélèvement de la conscience [vi]» que pense Saint-Denys Garneau en lisant Baudelaire.
L’ennui, dans l’œuvre de Garneau, est également le résultat d’une hyperlucidité et d’un désenchantement qui aura un impact sur la poésie, mais qui sera aussi profondément lié à un positionnement social et politique. L’ennui garnélien est une force qui convoque un regard omniscient. Dans sa quête poétique, son cheminement conscient teinté d’ennui, Garneau s’élèvera comme figure moderne et singulière. Cette lucidité, propre à la sensibilité garnélienne, participe à une quête de l’absolu. L’ennui permet au poète d’entreprendre une démarche d’introspection, une quête de vérité métaphysique.
Le poète cite dans son journal, en tête de liste, son poème intitulé « Spleen » comme étant le plus sincère, nécessaire et d’une réalité originale : « combien mon prétendu art a participé de ce parti pris. Qu’y a-t-il de nécessaire dans tout ce que j’ai écrit? Comme réalité originale : Spleen [vii] ». Il est surprenant de constater que Garneau ait considéré ce poème comme original, étant donné qu’il est impossible de ne pas associer son titre à l’œuvre de Baudelaire. En effet, Garneau ne manque pas non plus de citer assez régulièrement des vers baudelairiens dans son journal ou alors dans ses correspondances. Cette intertextualité montre bien que l’héritage baudelairien n’est jamais bien loin de l’imaginaire garnélien, non dans un esprit d’hommage, mais bien dans un contexte de transmission.
Saint-Denys Garneau et l’ennui métaphysique
Il est évident que « Maison fermée », poème du recueil Regards et jeux dans l’espace (1937), participe à l’exploration du spleen baudelairien que conduit Saint-Denys Garneau. Garneau montrera sa filiation avec le concept qui agit comme fil conducteur dans l’œuvre de Baudelaire. Avant de montrer comment la présence de l’ennui est thématisée et comment elle affecte la forme poétique chez Garneau, nous nous pencherons sur quelques-unes des lettres de ce dernier qui illustrent bien à quel point ce motif aura été crucial dans son processus de création littéraire.
En premier lieu, dans une lettre à André Laurendeau datée du 11 juillet 1931, Garneau introduit une réflexion sur le cloisonnement dont nous pourrons remarquer la présence sans son œuvre poétique : « on fait le tour de sa prison et on la trouve petite. Auparavant, c’était l’indéfini des plaines, tous les horizons ouverts ; on n’allait loin d’aucun côté, mais l’espace était là. C’était toutes les possibilités de devenir ; […] Plusieurs portes se sont fermées ; on connaît un peu sa voie, et connaître sa voie, c’est renoncer aux autres [viii]». Nous pouvons conclure qu’aussitôt qu’en 1931, alors âgé de 19 ans, Garneau propose une réflexion sur la solitude qui vient avec l’acte de devenir, de prendre sa place dans le monde, de prendre parole. Cet extrait montre aussi une volonté de s’affranchir d’un espace trop restreint et ainsi, d’atteindre un idéal qui dépasserait les confins d’une prison.
À Jean Le Moyne, le 15 janvier 1934, il écrit : « Je serai plus libre […], mais dans une prison. Je ne pourrai guère écrire, car le contact des hommes et surtout des maladies me secoue et m’épuise [ix]». Ici, nous constatons que la liberté sans l’écriture est une prison, et donc que l’écriture permet l’affranchissement des limites spatiales. Dans cette même lettre, le jeune poète cite d’ailleurs Baudelaire et son poème « La muse malade » des Fleurs du Mal :
« Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé,
Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté
Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques »
Voilà comment je m’envisage. La solitude où je suis me porte au recueillement, éloigne les tentations du monde, et mes communions me rapprochent de Dieu [x]». Garneau ici s’affirme comme poète dans la tradition de Baudelaire en se rattachant directement à ses vers. Dans une lettre à Jean Le Moyne du 20 juin 1936, Garneau écrit :
Je sens tous les nerfs dans ma tête comme des toiles d’araignées tendues et qui s’enchevêtrent. Il y a un mélange de brume dans tout cela qui ferme complètement l’horizon, toute échappée, toute liberté. Et dans ce paysage fermé où croupissent de vieilles choses accumulées, refusées, passées sous silence, qui remontent à la surface, il y a des éclairs froids ici et là. Quant à mon cœur, c’est comme une attente dans un étouffement [xi].
Nous nous rangeons du côté de Michel Biron ici [xii], il est frappant que la formulation qu’utilise Garneau rappelle celle de Baudelaire dans « Spleen », tiré des Fleurs du Mal. Il associe ainsi l’ennui à une quête de liberté et à la recherche d’une porte de sortie. Le poète suggère ainsi dans sa lettre qu’une échappée est possible et qu’elle est atteignable par l’observation, la lucidité et la désillusion.
Cette idée d’emprisonnement reviendra dans une lettre à Anne Hébert datée du 9 mars 1936. Garneau indique vouloir nommer une section de son recueil « Tour d’une prison ». Nous voulons souligner l’incertitude que cette annonce suggère : est-ce la tour d’une prison ou « faire le tour d’une prison »? Cette confusion fait en sorte que les écrits de Garneau appellent un déchiffrement. Nous voulons toutefois nous positionner du côté du « tour d’une prison » en termes de circulation spatiale, puisque le mouvement est un thème central dans « Maison fermée ». C’est par le mouvement, mais surtout le mouvement conscient et lucide que Saint-Denys Garneau arrive à s’extraire de lui-même afin de s’observer de l’extérieur. C’est par cette démarche que l’échappée tant désirée sera possible.
Sortir d’une « Maison fermée »
À la lecture du journal et des correspondances de Saint-Denys Garneau, le lecteur est imprégné du souhait de l’auteur de se tenir à l’écart de toute activité sociale. La lucidité du poète et son profond désenchantement ont fait de lui un être qui s’est refusé de vivre en société. En effet, pour Jacques Blais, transposer l’esprit de son temps dans son œuvre est une force majeure dans la poétique de Garneau : « Garneau en montre l’irréalité, au risque de se prendre lui-même au jeu et de finir victime du système dont il démonte le mécanisme [xiii]». L’ennui apparaît donc dans sa dimension politique : s’imposer une improductivité est un geste fort de conséquences. Dans son improductivité sociale, Garneau est singulier et l’ennui est une force qui lui permet de se distinguer.
On ne peut toutefois nier que l’ordre a, dans une perspective poétique, eu une importance dans la vie de Garneau si l’on pense au temps qu’il a semblé consacrer à investir l’ordre dans lequel il souhaitait que ses poèmes se trouvent dans Regards et jeux dans l’espace. Ce n’est donc pas un hasard si le poème « Maison fermée » vient tout juste après « Spleen », qui rappelle le poème du même titre que celui de Baudelaire. Le spleen garnélien en est un de mouvement : « Ah ! quel voyage nous allons faire / Mon âme et moi, quel lent voyage / Et quel pays nous allons voir / Quel long pays, pays d’ennui [xiv]». Nous voulons ainsi souligner l’importance de cette notion et son positionnement dans le recueil nous laisse croire que « Maison fermée » est l’aboutissement d’une conception singulière de l’ennui.
De Saint-Denys Garneau peignant à Baie-Saint-Paul, photographie, été 1932.
Photo: Les Archives du photographe, collection Jocelyn Paquet. Fonds : Georges Beullac.
L’ennui et la solitude permettent une quête qui passe par le mouvement conscient, les sensations et la vision. Ainsi, « Maison fermée » s’ouvre avec un « Je » et un verbe qui montrent une réflexion, une méditation : « Je songe à la désolation de l’hiver / Aux longues journées de solitude / Dans la maison morte [xv]». La méditation est également une valeur importante dans l’œuvre de Baudelaire. Ce dernier ne manque pas de faire référence au fait que la lucidité et la conscience sont empreintes de spleen dans Les Fleurs du Mal : « de longs corbillards, sans tambours ni musique, / Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir, / Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir [xvi]». L’ennui ralentit le temps, voire le fige, et préfigure la mort. L’ennui permet aussi au poète de s’extraire de soi pour mieux s’observer. L’utilisation du verbe « songer » dès le premier vers du poème nous le montre bien, Garneau propose, essentiellement, une réflexion sur la désolation de l’hiver et sur une maison fermée. Il n’est pas dans une maison fermée.
La maison de Garneau est occupée par un foyer et une cheminée qui ne remplissent pas leur fonction première. Au lieu de chauffer la maison pendant l’hiver qui perdure, leur fumée étouffe le poète. Le poète qui nourrit le feu contamine lui-même son espace d’ennui : « Seul avec l’ennui qui ne peut plus sortir / Qu’on enferme avec soi / Et qui se propage dans la chambre [xvii]». Toute volonté semble mener vers l’inutilité. Alimenter le feu et tenter de rendre l’espace habitable en le réchauffant est une action vaine. Mieux vaut donc s’extirper et avoir un regard omniscient sur l’état de la maison.
On perçoit d’ailleurs la maison de l’extérieur puisqu’on sent le vent qui est matérialisé quand il « s’abat sur le toit » ou « fait craquer la charpente ». Le froid « presse » la maison et « casse les clous dans les planches ». Le poème suggère donc une conscience qui vient de l’extérieur et qui ressent la force de la nature, de la forêt qui entoure la maison fermée. La lucidité du poète passe par les sensations physiques et par les sons produits par la forêt. Dans la maison de Garneau, il n’y a pas de fenêtre, mais on peut toutefois entendre l’extérieur, cerné de forêts, le vent menaçant et le froid malveillant. La véritable prise de parole poétique n’est possible qu’à l’extérieur de soi, dans un lieu où l’inaction physique et la prise de conscience sont érigées comme valeurs absolues. Tant qu’il y a de la fumée, de l’ennui, une réflexion métaphysique sur la prise de parole – et donc sur l’acte poétique –, est possible.
Cette quête de savoir s’inscrit certainement dans ce que Paul Valéry nommait le « Démon de la lucidité » dans l’œuvre de Baudelaire. Ainsi, dans la forme et dans l’énonciation, la poésie de Garneau est désillusionnée. Elle n’est pas poésie puisqu’on ne conçoit aucun autre aboutissement que la prise de parole elle-même : « le produit escompté est le seul fait d’écrire, la finalité se confondant avec l’exécution [xviii]». Comme nous l’avons précédemment mentionné, la circularité de « Maison fermée » montre bien en quoi la finalité absolue est l’écriture. En plaçant cette dernière au cœur de toute réflexion, le « je » poétique semble toujours à la recherche d’une vérité supérieure qui ne saurait apparaître sans sa part d’ennui que Garneau ne va d’ailleurs jamais contester.
En bannière : Saint-Denys Garneau, Sans titre (scène d’hiver), non daté. Huile sur toile, 24 x 34 cm. Collection de l’Université de Sherbrooke. Don de Mme Huguette Gagnon.
[i]VALÉRY, Paul. La situation de Baudelaire, Monaco, Imprimerie de Monaco, 1924, p. 7, Page consultée le 17 novembre 2019, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k134058r/f17.image.
[ii]WATTEYNE, Nathalie. « Saint-Denys Garneau, Anne Hébert et Jacques Brault : trois poètes lecteurs de Baudelaire », AmeriQuests, vol. 11, no 1, feb. 2014, Page consultée le 16 novembre 2019, http://www.ameriquests.org/index.php/ameriquests/article/view/3852
[iii]Ibid.
[iv]BAUDELAIRE, Charles. Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique déshabillée, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2011, p. 74.
[v]WATTEYNE, Nathalie. « Saint-Denys Garneau, Anne Hébert et Jacques Brault : trois poètes lecteurs de Baudelaire », AmeriQuests, vol. 11, no 1, feb. 2014, Page consultée le 16 novembre 2019, http://www.ameriquests.org/index.php/ameriquests/article/view/3852
[vi]Ibid.
[vii]GARNEAU, Hector de Saint-Denys. Œuvres, texte établi, annoté et présenté par BRAULT, Jacques et Benoit LACROIX, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque des lettres québécoises », 1971, p. 557.
[viii]GARNEAU, Hector de Saint-Denys. De Saint-Denys Garneau, Lettres, texte établi, annoté et présenté par BIRON, Michel, à paraître aux Presses de l’Université de Montréal, p. 161.
[ix]Ibid., p. 279.
[x]Ibid.
[xi]GARNEAU, Hector de Saint-Denys. De Saint-Denys Garneau, Lettres, texte établi, annoté et présenté par BIRON, Michel, à paraître aux Presses de l’Université de Montréal, p. 434.
[xii]Ibid., dans la note de bas de page.
[xiii]BLAIS, Jacques. De l’Ordre et de l’Aventure, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1975, p. 141.
[xvi]GARNEAU, Hector de Saint-Denys. Œuvres, texte établi, annoté et présenté par BRAULT, Jacques et Benoit LACROIX, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque des lettres québécoises », 1971, p. 21.
[xv]Ibid., p. 22.
[xvi]BAUDELAIRE, Charles. Les Fleurs du Mal, texte présenté, établi et annoté par PICHOIS, Paul, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1996 [1861], p. 113.
[xvii]GARNEAU, Hector de Saint-Denys. Œuvres, texte établi, annoté et présenté par BRAULT, Jacques et Benoit LACROIX, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque des lettres québécoises », 1971, p. 22.
[xviii]BLAIS, Jacques. De l’Ordre et de l’Aventure, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1975, p. 141
VALÉRIE D’AUTEUIL | RÉDACTRICE WEB Doctorante en littérature de langue française à l’Université McGill, Valérie est également titulaire d’un baccalauréat en littératures de langue française de l’Université de Montréal et d’une maîtrise en littérature francophone et résonances médiatiques de l’Université Concordia. Ses recherches portent sur l’ekphrasis et l’esthétique de la vision dans l’œuvre poétique, la correspondance et les textes journalistiques de Georges Rodenbach. Elle enseigne le français comme langue seconde au Collège Marianopolis et est une grande amoureuse d’opéra et de crime-réalité. Pour plus d’articles écrits par Valérie D’Auteuil, cliquez ici. |