Par Béatrice Larochelle
« En entendant mon nom, je me suis sentie liée à tous ces êtres qui ont traversé le fil de ta vie. C’était une expérience vertigineuse.[i]» C’est ainsi que Nathalie de Blois décrit la sensation qui l’a traversée lors de la performance Être est dans l’autre (2005) de son amie Sylvie Cotton. Artiste professionnelle établie depuis plusieurs années, Sylvie Cotton a toujours su faire ressentir ce type de frisson à son public par ses œuvres. C’est qu’il y a quelque chose de profondément émouvant dans le fait d’être impliqué dans une œuvre de cette artiste québécoise. Cette interconnexion, Sylvie Cotton la sollicite constamment dans sa pratique artistique d’une manière qui s’apparente énormément à l’éthique du care.
Le care, théorisé par Carol Gilligan en 1982 dans son livre Une voix différente, est cette propension morale à vouloir prendre soin des autres et que les femmes auraient particulièrement comme atout. Le care a longtemps été critiqué pour sa nature trop essentialiste, mais a refait surface récemment dans les études féministes qui lui portent désormais un nouveau regard et lui attribuent de nouvelles perspectives[ii]. La problématique du care fait miroiter la proportion du fardeau domestique qui est octroyé aux femmes et leur omniprésence dans les métiers en lien avec les soins.
Même si Cotton ne le revendique pas explicitement dans sa production artistique, le care semble être un motif récurrent dans sa pratique. De surcroît, la relation à l’autre et l’empathie sont des sujets cruciaux dans son œuvre. Lors de la performance Être est dans l’autre (2005), l’artiste a récité à voix haute les noms de chacune des personnes qu’elle a rencontrées dans sa vie, en débutant par sa mère et en terminant avec les personnes présentes dans la salle. La force évocatrice du titre nous montre comment Sylvie Cotton perçoit l’influence de ces rencontres dans sa vie, voire dans sa personne. Comme l’évoque Nathalie de Blois, l’artiste utilise la chronologie de sa propre vie pour tracer un fil d’Ariane entre toutes ces personnes connues ou inconnues, les ralliant symboliquement, émotionnellement les unes aux autres.
Sylvie Cotton, Sylviculture, Résidence au Centre d’art et de diffusion Clark, 2000. Crédits photo : Mathieu Beauséjour
Tout un pan de la pratique de Sylvie Cotton repose sur le fait de passer du temps avec l’autre. En 2000, l’artiste a performé Sylviculture, en résidence au Centre Clark, lors d’un vernissage. Durant la soirée, Cotton encourageait les invités à se perdre dans les sous-sols du bâtiment avec elle[iii]. C’est tout un pari que de se lancer dans une longue marche, dans un lieu obscur, avec une personne inconnue. Ce motif, l’artiste le répète à de nombreuses reprises : en proposant de longues marches d’une demi-journée jusqu’au Mont-Royal, où les cocottes, feuilles et brindilles trouvées en chemin deviennent des trésors de collection à retracer sur le papier[iv], ou encore en se risquant à une promenade entièrement muette, sans la moindre idée de ce que notre partenaire a en tête[v]. Par ces œuvres, l’artiste découvre de nouvelles personnes et parvient à se connecter avec celles-ci, dans un contexte qui souligne la rareté de nos rencontre avec l’inconnu.
Sylvie Cotton, Promenades, dessin 2003. Crédits photo : http://www.sylviecotton.ca
En 2008, Sylvie Cotton s’est installée dans l’une des cellules de l’ancienne prison du MNBAQ, pour son œuvre Faire du temps, en invitant les passant.e.s à se joindre à elle, ou à y rester seul.e.s, selon leur volonté[vi]. Il y a cette douceur, cette empathie qui prévalent sur l’œuvre elle-même dans les propositions de Sylvie Cotton. Elle peut donner l’impression au / à la participant.e que le temps qui lui est consacré est sacré, que tout le reste n’importe pas, que ce moment de partage particulier lui appartient complètement.
Sylvie Cotton, Faire du temps, performance au Musée national des beaux-arts du Québec, 2008. Crédits photo : http://www.sylviecotton.ca
Dans son livre « on est tous la même personne », Sylvie Cotton retrace les moments qu’elle a passé à s’occuper d’un bébé prénommé Arthur. Pendant une demi-année, trois jours par semaine, elle passe du temps à jouer et à se promener avec ce petit-être. Pour conserver une marque de ces moments de tendresse, elle l’aide à dessiner les trajets de leurs promenades et note les différents sons qui sortent de sa bouche, puisqu’il est encore trop jeune pour formuler des mots[vii].
Sylvie Cotton, Avec Arthur, dessin, 2006. Crédits photo : Corine Lemieux
Le care, maintenant dissocié de la mère aimante et de son inclination naturelle à prendre soin de son enfant, s’est modulé au fil du temps en diverses représentations. Dans le cas de Sylvie Cotton, il semble que le care se manifeste par ce que Nathalie de Blois évoque comme l’« être ensemble »[viii]. C’est le fait de partager un moment et d’en prendre soin sans le tenir pour acquis. C’est dire à quelqu’un que l’on ne connaît pas : « Je prends ce temps avec toi. Je ne sais pas ce qu’il va se passer, mais nous le découvrirons ensemble. » C’est un lien unique qui se crée durant un événement tout autant singulier. L’artiste n’a pas de contrôle sur le participant ou sur la tournure des événements. Ce n’est pas unilatéral; il s’agit surtout d’un échange où chaque personne peut apprendre et prendre soin de l’autre.
En bannière : Sylvie Cotton, Sylviculture, Résidence au Centre d’art et de diffusion Clark, 2000. Crédits photo : Mathieu Beauséjour.
[i]Sylvie Cotton et Nathalie de Blois, Moi aussi, Montréal, Éditions les petits carnets, 2013, p. 15.
[ii]Sophie Bourgault et Julie Perreault (dir.), Le care. Éthique féministe actuelle, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2015, p. 9.
[iii]Sylvie Cotton et Nathalie de Blois, op. cit., p. 5.
[iv]Sylvie Cotton, On est tous la même personne, Montréal, Centre d’art et de diffusion CLARK, 2009.
[v]Sylvie Cotton et Nathalie de Blois, op. cit., p. 60.
[vi]Ibid., p. 36.
[vii]Sylvie Cotton, op. cit.
[viii]Sylvie Cotton et Nathalie de Blois, op. cit., p. 67.
BÉATRICE LAROCHELLE | RÉDACTRICE WEB Béatrice est étudiante au certificat en muséologie et diffusion de l’art de l’Université du Québec à Montréal et est titulaire d’un baccalauréat en histoire de l’art de l’Université Laval. Elle souhaite poursuivre ses études en muséologie afin de traiter des questions entourant la mise en exposition de l’art contemporain dans le milieu muséal, ainsi que de l’histoire des expositions. Elle s’intéresse aux pratiques artistiques traitant du beau, du sensible et du poétique, tout en ayant un regard marqué par la lunette féministe. Pour plus d’articles écrits par Béatrice Larochelle, cliquez ici. |