Par Johanne Joseph
Martine Chartrand est une artiste visuelle et cinéaste primée, surtout connue pour ses œuvres en filmographie et sa technique de peinture sur vitre. Elle a bénéficié d’un stage avec Alexandre Petrov, le renommé filmographe russe d’animation de peinture sur verre, lors duquel elle a pu contribuer au film Le vieil homme et la mer. Cependant, elle est une artiste multidisciplinaire au talent qu’on lui connaît moins. Son corpus comprend aussi des peintures et des dessins qu’elle a exposés en groupe et en solo; elle a également produit des affiches, a donné des conférences, des classes de maîtres et des ateliers. Elle est titulaire de plusieurs bourses dont celle du Ministère des Affaires culturelles du Québec et Conseil des Arts du Canada[i].
Ses films sont orientés selon des problématiques sociales, notamment celles auxquelles doit faire face la communauté afro-descendante. Ses recherches sont très longues et parfois rallongent le temps de production d’une œuvre, étant donné le manque de ressources produites et disponibles en termes d’histoire afro-canadienne[ii]. Citons par exemple, Sandro Forte qui relate bien la tâche difficile à laquelle fait face Martine Chartrand en choisissant certains sujets dits “difficiles”. De plus, ses œuvres cinématographiques prennent des années à produire, puisqu’elles consistent en la création d’une multitude de peintures les unes après les autres afin de les animer sous le projecteur de la caméra[iii]. Pas moins de 14,000 images ont été produites par l’artiste pour Âme noire[iv]. Ces réelles œuvres d’art animées demeurent sous forme cinématographique, mais les œuvres elles-mêmes, produites sur le verre, sont en règle générale éphémères[v].
Déjà dans T.V. Tango produit en 1992, Martine Chartrand montre son engagement social[vi]. Il s’agit d’un court métrage de 3:47 minutes dans lequel évoluent quatre enfants qui se rendent compte du côté néfaste de la télévision, et pratiquent alors des activités plus saines et créatives. Ensuite, avec Âme noire, créé en 2000, l’artiste nous fait dérouler en 9:51 minutes des faits marquants de l’histoire des Noirs[vii]. Enfin, avec Macpherson en 2012 (10:54 minutes)[viii], elle montre une belle amitié développée entre Félix Leclerc et Frank Randolph MacPherson, un ingénieur-chimiste jamaïcain. Cette rencontre amènera le poète à écrire la chanson MacPherson en souvenir de son ami.
Martine Chartrand accomplit un travail historique sans précédent. Sa technique d’animation de film à travers les milliers de dessins sur verre s’avère déjà un travail de longue haleine auquel s’ajoute le manque de ressources publiées sur son sujet de prédilection. Aux sept ans qu’a duré la création du film Âme noire, un an et demi a été consacré à la recherche, causé par le manque de livres d’histoire concernant les Noirs du Canada[ix]. En effet, en 2004, Martine Chartrand parlait du manque de visibilité des Amérindiens et des Noirs dans l’histoire telle qu’enseignée dans nos écoles primaires et secondaires. Cela lui valut même d’être non seulement ridiculisée, mais aussi bannie d’un cours lorsqu’elle voulut mentionner la contribution de ces deux communautés à l’histoire du Canada[x]. Dans sa recherche, l’artiste en profite pour montrer les belles contributions de la communauté noire dans l’histoire occidentale. C’est le cas pour son film Âme noire, dont la trame sonore est créée par les musiciens Lilison T.S. Cordeiro et le compositeur de jazz virtuose Oliver Jones[xi].
Martine Chartrand, MacPherson. Crédits : Martine Chartrand.
D’une part, la contribution des Noirs dans l’histoire du Canada n’est pas mentionnée, voire effacée des ouvrages d’histoire qui se veulent eurocentriques, d’autre part, le rôle moins glorieux des Européens dans l’histoire est passé sous silence. Cependant des voix s’élèvent contre ces symboles commémoratifs qui placent certaines figures en lieu de héros. C’est le cas pour la rue Amherst dont le nom qui soulevait la controverse à Montréal a été changé en 2019. Rappelons qu’aujourd’hui, cette rue porte un nom Mohawk: Atateken, voulant dire « fraternité » ou « groupe de personnes ou des nations avec qui l’on partage des valeurs »[xii]. Dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, la portée politique des revendications des Noirs n’épargne pas Montréal. Une pétition a reçu plus de 11 000 signataires demandant à la ville d’honorer Oscar Peterson en renommant le métro Lionel-Groulx au nom de ce grand musicien du jazz[xiii]. Cette position montre un renouveau quant à la prise de conscience des communautés noires de Montréal et bien au-delà.
Depuis peu, certains efforts sont mis à contribution afin de redonner leur place historique aux Noirs dans l’histoire de Montréal. À la suite de son expérience en enseignement, Martine Chartrand décrie le manque de renforcements positifs au primaire et au secondaire visant les communautés multiculturelles. Il en résulte un vide identitaire et un isolement de ces élèves issus de l’immigration[xiv]. À cet égard, l’université Concordia ajoute notamment un nouveau cours à son cursus en ligne, Black Montreal (LOYC 298-02). Ce cours n’est disponible que depuis l’automne 2019. L’historienne et auteure de renom Dr. Dorothy Williams – qui notamment a contribué comme consultante sur le film de Martine Chartrand, Âme noire – enseigne ce cours[xv]. De fait, les cours d’histoire enseignés dans les écoles primaires et secondaires de Montréal écartent, voire effacent la contribution des Noirs dans l’histoire de Montréal. Ce cours, selon Dorothy Williams, vise à combler cette grande lacune. L’exploration du rôle des Noirs durant toute l’histoire de Montréal a aussi pour but de mettre en lumière leur contribution à la fondation du Canada[xvi].
Martine Chartrand fait un travail engagé qui est plus que nécessaire. Elle nous confie, dans la conférence au Musée des beaux-arts de Montréal du 23 octobre 2019 en conversation avec l’artiste Eddy Firmin, le travail de mémoire de la communauté noire qui lui tient à cœur. Il a pour but de rendre justice et de donner plus de visibilité à la communauté afro-descendante. Tout en créant des chefs-d ‘œuvres, elle met en lumière des pans de l’histoire du Canada et de Montréal où des Noirs ont contribué à la construction du pays. Ces faits historiques sont effacés, ou tout simplement ne sont pas relatés dans les livres d’histoire du Canada. Martine Chartrand s’engage donc à rétablir la mémoire des afro-descendants. L’artiste veut aussi, à travers son art, tisser des ponts entre les cultures[xvii]. On le voit bien dans T.V. Tango[xviii] où elle dessine des enfants issus de divers milieux ethniques jouant ensemble, et dans l’amitié improbable nouée entre Félix Leclerc et Frank R. MacPherson, illustrée dans MacPherson[xix]. Quant à Âme noire[xx], la portée universelle se voit dans la transmission du savoir d’une grand-mère racontant l’histoire de ses ancêtres à son petit-fils.
Martine Chartrand est retournée aux études pour obtenir une maîtrise[xxi]. Dans une entrevue avec Marc Cassivi en 2012, l’artiste et réalisatrice mentionnait qu’après s’être penchée sur l’émancipation des Noirs avec Âme noire et sur l’hommage fait à Frank Randolph MacPherson et aux bâtisseurs noirs du Québec dans MacPherson, elle voulait passer à une autre étape dans sa carrière[xxii]. Ce qui nous laisse présumer que l’artiste nous prépare d’autres projets. Avec les bouleversements causés par la crise sanitaire de 2020, de nombreux artistes ont dû revoir leurs planifications. Souhaitons que bientôt nous aurons droit à d’autres œuvres marquantes de cette artiste, à l’image de celles qui ont récolté une critique plus que favorable et dont les nombreux prix ont confirmé un travail hors pair. Les films de Martine Chartrand sont disponibles sur le site de l’Office National du Film (ONF) et sont aussi disponibles à la vente.
En bannière : Martine Chartrand, Âme noire. Crédits : NFB
[i]http://www.martinechartrand.net/
[ii]Chartrand, Martine (23 octobre 2019), Martine Chartrand: passeuse de mémoire engagée, [Conférence], Les arts du tout-monde, Salle Jean-Noël Desmarais, Musée des beaux-arts de Montréal, https://www.mbam.qc.ca/…/martine-chartrand-passeuse-d…/9587/
[iii]Forte, Sandro (15 avril 2016), The Gentle Leader (The Work Of Martine Chartrand), Cinetalk.net, https://cinetalk.net/2016/04/15/the-gentle-leader-the-work-of-martine-chartrand/ consulté le 19 juin 2020
[iv]Chartrand, Martine (2004). Des racines et des films, Cap-aux-Diamants, No.79, p. 46-50, https://id.erudit.org/iderudit/7193ac
[v]Chartrand, Martine (23 octobre 2019), Martine Chartrand: passeuse de mémoire engagée, [Conférence], Les arts du tout-monde, Salle Jean-Noël Desmarais, Musée des beaux-arts de Montréal, https://www.mbam.qc.ca/…/martine-chartrand-passeuse-d…/9587/
[vi]https://www.onf.ca/film/tv_tango/
[vii]https://www.onf.ca/film/tv_tango/
[viii]https://www.onf.ca/film/macpherson_fr/
[ix]Chartrand, Martine (23 octobre 2019), Martine Chartrand: passeuse de mémoire engagée, [Conférence], Les arts du tout-monde, Salle Jean-Noël Desmarais, Musée des beaux-arts de Montréal, https://www.mbam.qc.ca/…/martine-chartrand-passeuse-d…/9587/
[x]Chartrand, Martine (2004). Des racines et des films, Cap-aux-Diamants, No.79, p. 46-50, https://id.erudit.org/iderudit/7193ac
[xi]Chartrand, Martine (2004). Des racines et des films, Cap-aux-Diamants, No.79, p. 46-50, https://id.erudit.org/iderudit/7193ac
[xii]Niosi. Laurence (21 juin 2019), La rue Amherst devient la rue Atateken, Radio Canada, https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1193382/rue-amherst-montreal-nom-changement-autochtones consulté le 25 juin 2020
[xiii]Presse Canadienne https://www.ledevoir.com/societe/transports-urbanisme/581337/petition-pour-renommer-la-station-de-metro-lionel-groulx-au-nom-d-oscar-peterson consulté le 24 juin 2020
[xiv]Chartrand, Martine (2004). Des racines et des films, Cap-aux-Diamants, No.79, p. 46-50, https://id.erudit.org/iderudit/7193ac
[xv]Williams, Dorothy https://dorothywilliams.ca/biography/ consulté le 25 juin 2020
[xvi]Imam, Narmeen (23 juin 2020), Concordia offers new online courses on Montreal’s Black history and an interdisciplinary take on Covid-19, Concordia, https://www.concordia.ca/cunews/main/stories/2020/06/23/concordia-offers-new-online-courses-on-montreals-black-history-and-an-interdisciplinary-take-on-covid-19.html consulté le 23 juin 2020
[xvii]Chartrand, Martine (23 octobre 2019), Martine Chartrand: passeuse de mémoire engagée, [Conférence], Les arts du tout-monde, Salle Jean-Noël Desmarais, Musée des beaux-arts de Montréal, https://www.mbam.qc.ca/…/martine-chartrand-passeuse-d…/9587/
[xviii]https://www.onf.ca/film/tv_tango/
[xix]https://www.onf.ca/film/ame_noire/
[xx]https://www.onf.ca/film/macpherson_fr/
[xxi]Chartrand, Martine (23 octobre 2019), Martine Chartrand: passeuse de mémoire engagée, [Conférence], Les arts du tout-monde, Salle Jean-Noël Desmarais, Musée des beaux-arts de Montréal, https://www.mbam.qc.ca/…/martine-chartrand-passeuse-d…/9587/
[xxii]Cassivi, Marc (23 août 2012), La quête de Martine, La Presse, https://www.lapresse.ca/debats/chroniques/marc-cassivi/201208/23/01-4567443-la-quete-de-martine.php consulté le 19 juin 2020
JOHANNE JOSEPH | RÉDACTRICE WEB Je suis titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art de l’université de Montréal. Mes intérêts ont porté sur la nature morte, notamment de la période du Grand Siècle en Europe et sur les discours qu’elle a pu véhiculer. Leurs lectures herméneutique, scientifique et le collectionnisme ont été au cœur de mes recherches. Je m’intéresse à présent également à la question des études post-coloniales et dé-coloniales. Par cette approche, l’objectif est de réfléchir sur les problématiques des communautés afro-descendantes. Pour plus d’articles écrits par Johanne Joseph, cliquez ici. |