Par Alexandra Tourigny-Fleury
Dans Esthétique des Fluides, paru en 2011 aux éditions du Félin, Frédérique Cousinié traite de la représentation picturale des différents fluides dans la peinture française de la première moitié du 17e siècle, s’attachant plus particulièrement à trois fluides corporels : le sang, le sperme et la merde. Ces fluides, Cousinié les associe à ce qu’il appelle des « objets-limites », à savoir des objets qui ne se prêtent pas ou difficilement à la représentation. Ces limites représentationnelles sont d’un grand intérêt pour l’auteur puisqu’elles témoignent d’obstacles qui soulèvent non seulement des enjeux esthétiques, mais aussi politiques, sociaux, sexuels et religieux de l’époque. En effet, plus que le résultat de simples difficultés techniques, ces obstacles relèvent d’interdits sociaux ou religieux, de mécompréhension physiologique ou encore de croyances mythologiques. Presque investis d’une certaine personnification – qui semble d’ailleurs attestée par la présence étonnante des lettres majuscules au mot Sang, Sperme et Merde dans le titre – les fluides dans la peinture française moderne, donc, se présentent comme des figures qui articulent croyances, valeurs, morale, organisation sociale, généalogie et stratégies plastiques.
Cousinié explique dans une entrevue auprès de François Noudelmann à France Culture que l’objectif du livre est d’écrire une autre histoire de l’art français du 17e qui s’éloignerait des interprétations homogènes et conservatrices. Cousinié y démasque donc la présence des fluides et offre une vision renouvelée, s’éloignant des clichés et de la vision unifiante de la peinture de l’époque[i]. Le chapitre le plus étonnant est certainement celui consacré au sperme. L’idée même que celui-ci puisse être représenté dans la peinture du 17e siècle contraste avec le récit classique de l’histoire de l’art occidentale. La Danaé peinte en 1631 par Jacques Blanchard sert d’étude de cas à l’auteur dans son investigation de ce que nous appellerons l’imaginaire du sperme.
L’imaginaire du sperme : sur l’héritage de l’Antiquité
Cousinié nous démontre, par l’interaction des modèles mythique-sexuel, politico-généalogique, artistique et finalement physiologique que l’imaginaire du sperme de la France du 17e siècle se construit sur un héritage de valeurs et de codes de l’Antiquité. Le modèle mythique et sexuel est celui de la domination masculine, de la passivité féminine et de la « puissance générative autonome » mâle[ii]. Comme l’explique Cousinié, la représentation du mythe de Danaé incarne bien ce modèle:
« Dans le cas de Danaé, la maîtrise de la sexualité et de la génération humaines reste le privilège du père qui séquestre sa fille, tandis que la puissance reproductrice de la divinité masculine, qui outrepasse les interdits humains et s’impose à la figure féminine de Danaé, est confirmée, exhibée et magnifiée par le texte de la fable comme par ses représentations visuelles.»[iii]
Ce modèle sexuel mythique se reproduit dans le modèle politico-généalogique qui est fondé sur la maîtrise de la succession dynastique par les pères et sur les alliances maritales stratégiques justifiant un strict contrôle des femmes par les hommes. Le pouvoir dynastique est associé à la puissance du pouvoir divin de Zeus et légitimise l’organisation sociale et généalogique de l’époque.
Le double modèle mythique-sexuel et politico-généalogique vient s’articuler au modèle artistique de l’origine et de l’histoire de l’art. L’histoire de Zeus, Danaé et Persée, nous révèle une articulation complexe d’évocations mythiques de la naissance de l’art. Selon Cousinié, la représentation de la Danaé évoque, à l’époque du moins, le mythe de la naissance de Pégase et c’est dans la symbolique de ce mythe que le modèle artistique prend son sens. Pégase naquit du sang surnaturel au pouvoir autogénérateur (à l’instar du divin sperme du premier Dieu) de la gorgone tuée par Persée : une évocation métaphorique de la création artistique et des forces doubles que sont la couleur et le dessin. Le sang de Méduse est matériel et s’assimile au pigment coloré du peintre. Alors que les formes et les corps semblent s’y constituer d’eux-mêmes, l’acte de coupe ou d’incision – qui est comparé au dessin, l’épée du héros évoquant les instruments de l’artiste – est essentiel à leur création. L’opposition entre le disegno et le colore, qui va nourrir les controverses artistiques pendant plusieurs siècles, est ainsi évoquée dans la représentation du mythe et dans l’allégorie entre fluides corporels (sang, sperme) et fluidités de la peinture. Ainsi, l’enjeu généalogique du modèle politique se répercute dans le modèle artistique. La question de la filiation artistique à l’une ou l’autre des traditions se pose : coloriste ou traceur? Cousinié explique que :
« […] la représentation des amours de Danaé était ainsi l’occasion, pour les peintres de la première moitié du XVIIe siècle, de marquer à nouveau leur appartenance à l’une ou l’autre tradition, de réaffirmer, de renouveler, de complexifier ou de manipuler des filiations privilégiées, de s’inscrire en somme dans une généalogie artistique susceptible, à son tour, d’orienter à nouveau l’avenir indéterminé de la peinture.»[iv]
L’imaginaire du sperme, donc, s’articule selon un triple modèle mythique-sexuel, politico-généalogique et artistico-généalogique fondé sur la puissance générative de l’homme, sur le contrôle masculin de la descendance et sur la filiation artistique légitimante. Or, tel que l’explique Cousinié, le modèle physiologique, rarement pris en compte dans ce genre d’analyse, vient complexifier et nuancer l’interaction de ces trois modèles, nous permettant d’accéder à un nouveau registre de significations :
« Contre une lecture peut-être excessivement neutralisée par l’imposition de schèmes relevant d’une culture sophistiquée (littéraire) à laquelle adhère trop spontanément une histoire de l’art “cultivée”, il s’agirait d’opposer une lecture, d’ordre scientifique, certes également savante et tout aussi riche d’implications idéologiques, mais plus triviales, plus immédiate et naturelle.»[v]
Deux modèles physiologiques sont dominants à l’époque. Le premier issu de la pensée aristotélicienne considère l’anatomie génitale de la femme comme un double intérieur de celle de l’homme, mais plus imparfait, voire dégradé. L’anatomie de l’homme est associée au principe générateur actif alors que l’anatomie de la femme y est considérée comme une matrice inactive, voire un réceptacle passif. Le modèle mythique-sexuel et politico-généalogique, qui fait des femmes et de leur sexualité la propriété des hommes, s’articule ainsi dans le modèle physiologique qui place les femmes dans une position d’infériorité, de passivité et de soumission.
Le second modèle rééquilibre les pôles masculin et féminin en stipulant la coexistence d’une double semence de l’homme et de la femme. La relation entre les genres y est toujours inégale, la semence de la femme étant plus déliée, plus froide et moins active que celle de l’homme, mais elle est tout de même d’une certaine façon rééquilibrée. La semence féminine donnerait le lieu et la matière alors que la semence masculine prodiguerait la forme, le principe et l’esprit. Le plaisir sexuel est partagé, mais la jouissance féminine est de moindre importance et tributaire de la décharge du divin fluide masculin. C’est en regard de cette relative coopération ou coexistence des forces masculines et féminines que Cousinié va réinterpréter les enjeux esthétiques propres à la Danaé de Blanchard, nous offrant un nouveau regard sur l’histoire de l’art français du 17e siècle. En effet, le modèle généalogique artistique s’articule et se spécifie avec le modèle physiologique.
Cousinié explique que le modèle artistique n’est pas seulement allégoriquement évoqué lors de la scène de la naissance de Pégase, qui, après tout ne se retrouve même pas dans la représentation de Blanchard, mais qu’il est aussi en œuvre dans la représentation de l’acte sexuel de Zeus et son amante. L’acte sexuel répond allégoriquement à la création artistique puisqu’à l’époque régnait une croyance selon laquelle « la ressemblance en l’image ou effigie tiendrait à la forme de la faculté formatrice contenue dans les semences respectives du père et de la mère, mais également et tout autant semble-t-il, à une influence de la perception des images et au rôle de l’imagination.»[vi]
La concordance entre création artistique et progéniture est renforcée et le modèle artistique répond ainsi à des principes analogues à ceux qui régissent le modèle physiologique. L’imaginaire physiologique articule les pôles masculin (de la forme, du principe actif et de l’esprit) et féminin (de la passivité et de la matière) de la même manière que l’imaginaire artistique dans la sempiternelle opposition entre disegno y colore.
L’auteur explique que ce qui caractérise l’œuvre de Blanchard, donc, ne tient pas d’une opposition binaire et rigide de la couleur et de la ligne trop souvent apposée aux œuvres dans un souci de catégorisation nette et précise, mais bien plutôt d’une articulation nuancée, complexe et ambigüe entre les pôles forme-dessin-masculin et matière-couleur-féminin. Cette articulation serait ainsi analogue au second modèle physiologique : celui de la relative collaboration des rôles masculins et féminins. Ainsi, bien que Blanchard soit traditionnellement associé au coloriste et à Titien, Cousinié explique que la réalité est fort plus complexe :
« Loin d’exalter la seule supériorité de la (féminine) couleur ou de la matière “vénitienne” (en ces multiples modalités) sur la (masculine) forme “Toscane” (le dessin, l’idée l’essence, etc.) Titien ou Blanchard associent intimement les deux catégories comme le démontrent bien leurs œuvres.»[vii]
Entre masculin et féminin : Nietzsche, Blanchard, Cousinié et Giordano
En ces faits, bien que Cousinié ne mentionne point Nietzsche, il convoque des idées fort similaires aux siennes en ce qui concerne la coexistence des forces apolliniennes et dionysiaques en art, bien qu’il choisisse une tout autre approche et un tout autre vocabulaire. Le regard que porte Cousinié sur la peinture française du 17e siècle est analogue à la pensée de Nietzsche, qui stipule l’essentielle cohabitation des forces mâles-apolliniennes et féminines-dionysiaques. En ce sens, l’auteur s’éloigne de l’histoire de l’art traditionnelle qui suppose une existence oppositionnelle et conflictuelle de ces formes et qui octroie au classicisme français une omniprésence des attributs apolliniens au détriment du dionysiaque.
Cette cohabitation des forces en apparence opposées se manifeste de nombreuses manières dans l’œuvre de Blanchard, tant sur le plan iconographique et symbolique que par les stratégies plastiques : déplacement du dieu premier Zeus dans le monde incarné et charnel des mortels, coexistence de l’alibi moral et de la charge érotique, transmutation des organes génitaux en objets usuellement anodins, Zeus qui est à la fois lumière et matière, la cohabitation de l’imago pudicitae et de l’exemplum lascivie, etc. Or, la manifestation la plus significative de la cohabitation des attributs apolliniens et dionysiaques se trouve dans ce que Cousinié appelle le redoublement de l’acte générateur :
« le tableau de Blanchard, dans ses associations chromatiques sophistiquées et dans les relations complexes qu’il établit entre forme, dessin, couleur et matière, ne se contente pas de représenter sous un mode mimétique l’acte générateur en devenir. Plus encore, il le redoublerait intérieurement par ses propres opérations picturales, et accomplirait même, en termes strictement plastiques, cette dissolution/recomposition des corps produisant le mélange et l’union des deux semences en “une seule et unique vertu et une même nature”, équivalent de l’“Un” de Giordano Bruno. »
On assiste avec cet « Un », issu de la pensée de Giordano, à une conception unitaire et unifiante s’écartant du dualisme aristotélicien. La matière et la forme sont indissociablement unies. Apollon et Dionysos sont inséparablement liés dans l’acte créateur artistique, tout comme dans l’acte créateur charnel.
Réécrire l’ordre sexuel de la domination masculine
L’auteur termine son chapitre par une analyse de la pornographie contemporaine. Il explique que toute la pertinence de son analyse repose sur une réécriture de l’ordre sexuel et genré qui prévaut depuis le 17e siècle. En effet, le régime esthétique des images sexuelles produites, notamment par la pornographie et la publicité, tend à s’arrimer avec les premiers modèles mythique-sexuel, politico-généalogique et artistique de la domination masculine.
Le sperme, aujourd’hui, est un élément quasi impératif des représentations pornographique. À l’illusion de la jouissance féminine vainement simulée dans un répertoire d’expressions stéréotypées s’oppose la preuve de la force et du plaisir masculin. Face aux femmes qui ne savent pas jouir, la semence de l’homme se présente comme supérieure et plus achevée. Devant ce constat, Cousinié entend déconstruire notre imaginaire sexuel depuis l’époque de Blanchard, afin de mieux contribuer à sa réécriture contemporaine. Il parvient à complexifier les analyses artistiques et politiques classiques pour en révéler les limites et les angles morts afin de rééquilibrer les pôles et de rendre caduques les oppositions binaires tracées entre ces derniers.
Bien que la conclusion de Cousinié sur l’imaginaire contemporain du sperme et la pornographie soit fort intéressante et riche des enjeux politiques et sociaux qu’elle soulève, elle demeure coincée dans une épistémologie cisnormative et hétéronormative tout à fait incomplète, voire désuète. Difficile de reprocher à Cousinié une analyse proprement hétérosexuelle de la peinture du 17e siècle, puisque dans sa rigueur il fonde son argumentation en fonction des normes et valeurs de l’époque. Toutefois, sa conclusion sur la pornographie contemporaine aurait pu bénéficier d’une ouverture à des pratiques et des identités de genre et de sexualité différentes (homosexualité, bisexualité, binarité de genre, transidentité, etc). En effet, celles-ci offrent une alternative à l’imaginaire dominant du sperme et aux significations sociales et politiques qui en découlent. En ce sens, elles semblent s’inscrire dans la continuité de la déconstruction qu’il entreprend…
En bannière : Jacques Blanchard, Danae, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 1600-1638.
[i]COUSINIÉ, Frédéric, dans Noudelmann, F. « Esthétique des fluides », Le journal de la philosophie, France Culture, 9 minutes, 12/12/2011.
[ii]COUSINIÉ, Frédéric, Esthétique des fluides : Sang, Sperme, Merde dans la peinture française du XVIIe siècle, Paris, Le félin, 2011, p.167
[iii]COUSINIÉ, Frédéric, loc. cit, p.68
[iv]COUSINIÉ, Frédéric, loc. cit, p.182
[v]COUSINIÉ, Frédéric, loc. cit, p.200
[vi]COUSINIÉ, Frédéric, loc. cit, p.213
[vii]COUSINIÉ, Frédéric, loc. cit, p.215