Par Alexandra Dumais
Décembre 1999, La Havane. Six jeunes hommes en rang, torse nu, se font tatouer une ligne horizontale dans le dos. Lorsque les corps sont placés côte à côte, la ligne tatouée a l’illusion d’être continuelle. Il s’agit de l’œuvre 250 cm line tattooed on 6 paid people de Santiago Sierra, dans laquelle l’artiste rémunère six participants pour l’utilisation de leur corps comme support plastique. À la fin de l’intervention, l’artiste prend quelques photographies du résultat et donne 30 dollars à chaque participant. L’événement est une transaction économique : un échange d’argent pour un service, une performance déléguée.
Santiago Sierra. 250cm line tattooed on six paid people, Havana, Cuba, 1999. Épreuve à la gélatine argentique sur papier, Photo : Galerie Helga de Alvear (Madrid).
Sierra réalise, depuis le début des années 1990, des œuvres performatives mettant de l’avant les complexités des relations humaines. Son travail emprunte les formes et les stratégies de l’art post-minimaliste, de la performance et de l’art conceptuel afin d’explorer les dimensions éthiques et politiques des relations sociales, particulièrement les conditions du travail salarié. Dans divers projets, l’artiste espagnol invite des personnes marginalisées, souvent des travailleurs‧euse‧s et des immigrant‧e‧s illégaux‧ales, à intervenir au sein de l’espace du cube blanc – un espace de monstration de l’art qui en supprime tout contexte externe. Rémunéré‧e‧s d’un salaire modeste pour leur charge de travail, les participant‧e‧s effectuent des tâches inutiles, voire humiliantes, dont la documentation demeure la seule trace de l’intervention. Le processus de l’artiste imite l’exploitation inhérente au système capitaliste : il s’agit d’un échange monétaire entre l’artiste et le ou la participant‧e, nécessairement paramétré par l’institution économique, politique et sociale qui les chapeaute. Sierra ne recherche pas une conciliation ou un renversement drastique de ce système, il souhaite plutôt mettre en évidence les tensions sociales engendrées par celui-ci [i]. Conséquemment, les interventions de Sierra font l’objet de débats et de controverses car elles perturbent le sentiment identitaire et utopique du monde de l’art, un monde bâti sur des exclusions raciales et de classes sociales, ainsi que sur une marchandisation des œuvres [ii]. Face à une œuvre de Sierra, le ou la visiteur‧euse se voit confronté‧e par l’apparente futilité de ses interventions, son travail étant souvent considéré comme une reconstitution non critique des hiérarchies du pouvoir.
La documentation occupe une place centrale dans le travail de Santiago Sierra, et l’artiste prend en charge la majorité des aspects documentaires de ses interventions éphémères. Dans un souci de mémoire et de préservation, la documentation de l’art performatif joue un rôle clé, car elle en demeure la seule trace tangible. Dans le cas de Sierra, il s’agit également de la seule composante commercialisable de sa pratique. Son travail doit être considéré sous l’angle de la photographie, car celle-ci constitue souvent la forme finale de l’action performative qui pourra alors être vendue aux galeries et aux collectionneur‧euse‧s, et exposée dans les galeries et les musées. En réponse au caractère événementiel d’une intervention de Sierra, sa documentation peut alors tenir lieu d’œuvre, surtout à la lumière du processus de l’artiste. La frontière entre œuvre et document tend à se dissoudre au sein des pratiques conceptuelles. Mais la documentation d’un tel travail est-elle en mesure de lui rendre justice ? Dans la pratique de Sierra, la documentation peut tenir lieu d’œuvre pour trois raisons. Premièrement, Sierra considère la documentation de ses projets comme des œuvres finales commercialisables. Deuxièmement, l’immédiateté d’un public en live lors de l’intervention devient moins importante, car les interventions sont performées pour être documentées. Troisièmement, son rôle en tant qu’artiste devient celui de concepteur et de réalisateur, prenant en charge les aspects relatifs à la documentation de ses performances.
Le document à l’œuvre
La documentation des œuvres de Santiago Sierra est constituée de photographies et de vidéos en noir et blanc, cette documentation étant l’unique trace permanente témoignant de ses œuvres actionnelles. Ce type de documentation découle des techniques traditionnellement utilisées par les artistes de la performance tel‧le‧s que Chris Burden et Marina Abramović [iii]. Au départ, la pratique de Sierra n’est pas basée sur le matériau, mais plutôt sur le travail des participant‧e‧s qu’il engage pour performer. L’artiste emploie majoritairement des travailleur‧euse‧s et immigrant‧es illégaux‧ales – traditionnellement invisibilisé‧e‧s dans le système capitaliste et dans la machine de l’art contemporain – et invite ceux et celles-ci à intervenir dans différents contextes. Il s’agit d’un art conceptuel et performatif dont l’éphémérité est difficile à préserver. Effectivement, les pratiques relationnelles et d’intervention viennent perturber le concept de l’art en tant qu’objet, et s’inscrivent dans les traditions de l’art corporel et post-minimaliste depuis les années 1960. Un tel art devient contextuel, car il met en valeur le réel, le tangible.
Dans le cas de Sierra, le tangible est la tension sociale et l’inconfort engendrés par ses divers projets. L’utilisation du support matériel dans certaines de ses œuvres sert uniquement à souligner les interventions humaines devenues invisibles à la fin de l’activation. Prenons par exemple l’œuvre 24 blocks of concrete constantly moved during a day’s work by paid workers (1999), dans laquelle l’artiste engage dix travailleur‧euse‧s illégaux‧ales d’origine sud-américaine et leur demande de constamment déplacer de lourds blocs de béton durant les heures d’ouverture de la galerie. Utilisant divers outils comme des pieds de biche et des pinces, les employé‧e‧s exercent un maximum d’effort physique ayant un résultat minimal : les seules traces de leur journée de travail sont les sols et les murs endommagés [iv]. La documentation relative à cette performance ne comprend pas de photographie des travailleurs‧euses, mais est plutôt constituée de l’espace vide post-intervention : les travailleur‧euse‧s deviennent pour ainsi dire invisibles. Un tel projet illustre les disparités inhérentes dans la production de valeur divisant les travailleur‧euse‧s payé‧e‧s pour effectuer des tâches inutiles, en relation à la valeur gonflée de l’œuvre produite par Sierra [v]. Sous cet angle, Sierra ne fait pas que reproduire les dynamiques de l’exploitation, mais se les réapproprie pour porter un discours critique sur le monde de l’art. Certes, l’artiste exploite les travailleur‧euse‧s lors de la création de ses œuvres, mais il est à son tour exploité par les musées et les galeries voulant les acquérir et les exposer. L’œuvre culmine en sa documentation et celle-ci est vendue à des prix exorbitants, surtout lorsque ces prix sont comparés à la rémunération modique des participant‧e‧s. L’artiste participe donc activement à l’objectification de ses propres performances, et ceci reflète profondément le contexte socioéconomique de sa production artistique. En ce sens, même les pratiques artistiques les plus radicales sont assujetties aux cycles insatiables de consommation culturelle maintenus par l’élite [vi].
Santiago Sierra, 24 blocks of concrete constantly moved during a day’s work by paid workers, 1999. Impression chromogène, 192 x 151 cm. Photo: Galerie Helga de Alvear (Madrid).
Le type de pratique opérée par Sierra requiert que la distinction œuvre/document soit réévaluée « au profit d’une dialectique entre l’œuvre et sa documentation. Il ne s’agirait dès lors plus de penser [son] statut en tant que document ou œuvre d’art, mais bien en tant que document et œuvre d’art » [vii]. Cette remise en question du statut second de la documentation est essentielle dans l’étude des œuvres performatives, car leur documentation est souvent le seul support sur lequel toute analyse peut être fondée. Les traces documentaires de l’intervention deviennent le support primaire pour toute référence à l’œuvre a posteriori, résultant ainsi en la remise en question de cette idée de la primauté de la présence live. Selon Amelia Jones, il n’existe pas de relation immédiate possible à un produit culturel, art corporel compris [viii]. Le document photographique que produit Sierra est donc essentiel dans la considération de ses performances, et suscite une expérience tout aussi riche.
Le contexte social de l’œuvre
Dans son important texte Antagonisme et esthétique relationnelle, Claire Bishop souligne l’importance de l’engagement du public au sein des pratiques relationnelles. En tant que forme sociale, l’interactivité de l’art relationnel est vue comme étant supérieure à la contemplation optique d’un objet d’art – un acte passif et désengagé. Les installations et les performances hybrides de l’art relationnel sont contextualisées par cet engagement [ix]. Cependant, dans le cas de Sierra, le public ne participe pas activement à l’œuvre, mais demeure en mode observation. Les véritables participant‧e‧s sont plutôt les personnes employées par l’artiste dans la création de l’œuvre. Le public d’une performance orchestrée par Sierra reste un public passif, et la raison d’être de l’œuvre demeure la même – et souvent même se concrétise – lorsqu’elle est analysée d’un point de vue documentaire ou photographique. Autrement dit, « si l’expérience consistant à regarder une photographie ou à lire un texte est évidemment différente de celle consistant à être assis dans une petite salle face à une artiste qui fait une performance, ni l’une ni l’autre n’a de relation privilégiée à une ‘vérité’ historique de la performance » [x]. Dans le cadre de la pratique de Sierra, c’est cette idée de relation privilégiée qu’il est important de défaire. Reprenons l’œuvre 250 cm line tattooed on 6 paid people (1999). La documentation photographique et vidéographique est utilisée non seulement comme preuve que l’action a bien eu lieu, mais aussi comme l’objet commercialisable tenant lieu d’œuvre. La lecture critique de cette intervention n’est pas invalidée lorsqu’elle est appuyée uniquement sur sa documentation, bien au contraire. Les lieux de présence de l’œuvre et du public peuvent jouir d’une double réciprocité : l’événement performatif a besoin de la documentation pour confirmer qu’il a eu lieu, et la documentation a besoin de la performance comme ancrage ontologique [xi]. La documentation assure également la pérennité de l’œuvre éphémère, et dans une certaine mesure les interventions sont organisées pour être documentées au moins autant que pour être vues par un public en live. Dans le cas de 250cm line, la documentation vidéographique fait même fi du public pour se concentrer uniquement sur l’interaction tatoueur-participant-artiste. L’interaction avec un public n’est pas le point focal de cette intervention, et le public peut tout aussi bien être présent ou absent. Le but de la documentation est de rendre l’œuvre accessible à un public élargi, et non de capturer la performance comme un « accomplissement interactionnel » dans laquelle un public et des performeur‧euse‧s spécifiques se réunissent [xii]. Dans cette optique, nous pouvons nous questionner sur le statut de la performance comme événement premier, et sur le statut de la documentation comme événement second : dans le cas de Sierra, il s’agit d’une dépendance mutuelle. La performance peut être considérée comme la matière brute de la documentation – le produit final qui sera diffusé et qui servira inévitablement d’identifiant à l’œuvre. De plus, ce n’est pas la présence d’un public en live qui fait d’un événement une œuvre d’art performative, mais plutôt le cadrage de l’artiste qui documente le projet comme tel. En somme, la notion d’un public divisé entre premier – le public de la performance – et second – le public de la photographie – est donc démantelée lorsque la documentation tient lieu d’œuvre.
Le travail de l’artiste
Il existe deux types de travail dans les œuvres de Sierra : le travail manuel qu’effectuent les personnes engagées par l’artiste, et le travail intellectuel qu’effectue l’artiste lors de la conceptualisation et de la documentation des interventions. Prenant le rôle d’un réalisateur distancié, l’artiste dicte les conditions de la création de l’œuvre, les aspects relatifs à son exécution, à sa documentation, et à sa commercialisation en tant qu’objet d’art [xiii]. Dans le canon de l’art performatif, il a été soutenu que la performance est la seule forme artistique garantissant la présence corporelle de l’artiste [xiv]. Dans les œuvres de Sierra, le public assiste au contraire à un effacement de la figure de l’artiste. L’artiste ne performe pas, il conceptualise l’événement et rémunère les personnes qui performent pour lui. En déplaçant l’action du corps de l’artiste vers le corps des participant‧e‧s rémunéré‧e‧s, Sierra tend vers l’élimination de sa présence physique au profit de l’artiste comme organisateur dissimulé dans les coulisses. Pour reprendre les mots de Dean Kenning, l’artiste devient un auteur absent [xv]. Effectivement, la position de Sierra comme auteur semble ressortir uniquement lorsque le produit artistique doit être conceptualisé et marchandisé, soit lors de la documentation de l’intervention et sa diffusion subséquente.
Santiago Sierra, 133 persons paid to have their hair dyed blond, 2001. Arsenale, Venise, Italie. Photo : Galerie Helga de Alvear (Madrid).
Dans le cadre de la 49e édition de la Biennale de Venise, Sierra a réalisé l’œuvre 133 persons paid to have their hair dyed blond (2001). Comme son titre l’indique, elle consiste à teindre en blond les cheveux des participant‧e‧s en échange d’un paiement de 60 dollars. Les participant‧e‧s sont 133 vendeur‧euse‧s de rue se tenant habituellement en dehors des salles de la biennale, et ils et elles sont presque tous‧tes des immigrant‧e‧s illégaux‧ales du Sénégal, du Bangladesh et de la Chine. En tant que concepteur distancié, Sierra évite toute implication explicite en se contentant de déclencher et de documenter la situation. En introduisant des collaborateur‧trice‧s structurellement exclu‧e‧s du circuit de l’art contemporain, l’artiste critique la perception progressive du monde de l’art [xvi]. Sierra veut souligner que les pays participant à la biennale sont les plus riches et puissants du monde, et mettre en lumière l’invisibilité vécue par les gens tenus en périphérie de cet événement international. Dans l’œuvre 133 persons, la documentation ne traduit pas l’impact social de l’intervention, mais cet impact fait partie intégrante du projet : la nouvelle couleur de cheveux des vendeur‧euse‧s rend flagrante leur présence à Venise. Ils et elles ne peuvent être ignoré‧e‧s, et c’est sans doute un des aspects les plus intéressants de cette action, car elle vient en ce sens souligner la présence de ces acteur‧trice‧s du tissu social souvent dans l’ombre. La documentation de cette intervention se résume à trois photographies en noir et blanc accompagnées d’un texte explicatif. Pour l’artiste, la photographie sert d’intermédiaire entre la transmission de l’information et les nécessités du marché de l’art [xvii]. Il est essentiel pour Sierra de pénétrer le marché de l’art, une tâche s’avérant impossible sans l’aspect documentaire de sa pratique.
Les œuvres de Santiago Sierra peuvent être considérées comme des actions photographiques, n’accordant ni à la performance ni à la photographie le statut premier de l’œuvre. L’œuvre complète inclut ces deux aspects de façon égale, car le concept même de la pratique de l’artiste sous-tend la documentation comme objet marchand. En ce sens, au lieu de trancher entre documentation et œuvre, il faut accepter la dualité inévitable de la documentation de la performance : considérée comme œuvre par les galeries, mais comme document secondaire par un public ayant assisté à l’intervention in situ. Les œuvres documentaires de Sierra sont autonomes, car les contextes sociaux qu’elles exploitent ne sont pas définis par un public immédiat, et ne dépendent pas d’un contexte spécifique de présentation. Plus de vingt ans après leur réalisation, ces œuvres continuent de choquer et de bouleverser par le biais de leur documentation.
En bannière : Santiago Sierra. 250cm line tattooed on six paid people, Havana, Cuba, 1999. Épreuve à la gélatine argentique sur papier, Photo : Galerie Helga de Alvear (Madrid).
[i] Margolles, Teresa. (2003). Santiago Sierra, BOMB Magazine, 86, p. 63.
[ii] Bishop, Claire. (2004). Antagonism and Relational Aesthetics, October, 110, p. 73.
[iii] Bishop, Claire., op. cit., p. 70.
[iv] Montenegro, Andrés David R. (2013). Locating Work in Santiago Sierra’s Artistic Practice, Ephemera, 13(1), p. 104.
v] Bacal, Edward. (2015). The Concrete and the Abstract : on Doris Salcedo, Teresa Margolles and Santiago Sierra’s Tenuous Bodies, Parallax, 21(3), p. 266.
[vi] Montenegro, Andrés David R., op. cit., p. 114.
[vii] Bénichou, Anne. (2015). Recréer/Scripter : mémoire et transmission des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Les presses du réel, p. 48.
[viii] Jones, Amelia. (2015). Angoisse temporelle / Présence in absentia. Dans A. Bénichou, Recréer/Scripter : mémoire et transmission des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Les presses du réel, p. 274.
[ix] Bishop, Claire., op. cit., p. 62.
[x] Jones, Amelia., op. cit., p. 273.
[xi] Jones, Amelia., op. cit., p. 289.
[xii] Auslander, Philip. (2006). The Performativity of Performance Documentation, PAJ : A Journal of Performance and Art, 28(3), p. 6.
[xiii] Montenegro, Andrés David R., op. cit., p. 106.
[xiv] Jones, Amelia., op. cit., p. 279.
[xv] Kenning, Dean. (2009). Art Relations and the Presence of Absence, Third Text, 23(4), p. 442.
[xvi] Kenning, Dean., op. cit., p. 437.
[xvii] Margolles, Teresa., op. cit., p. 66.
ALEXANDRA DUMAIS | RÉDACTRICE
Titulaire d’un baccalauréat en photographie du Ontario College of Art and Design, Alexandra Dumais est présentement candidate à la maîtrise en muséologie à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse principalement au cadre théorique de la culture visuelle. Ses recherches portent notamment sur les rôles multiples de l’archive photographique dans les pratiques artistiques et commissariales, ainsi que sur l’importance de cette documentation dans la discipline émergente de l’histoire des expositions. Elle s’intéresse également aux pratiques commissariales contemporaines, plus précisément à la mise en exposition de l’art contemporain, de la photographie et des œuvres vivantes. Cet été, elle sera stagiaire en communication, médiation et édition pour la Biennale de l’image Momenta.
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