La perte de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère du numérique

Mélanie Rioux

En 1939, Walter Benjamin a mis en évidence le phénomène de la perte de l’aura de l’œuvre d’art. Aujourd’hui, l’art technologique mène cette idée à son apogée vu l’impossible unicité de l’œuvre et le déclin de la valeur cultuelle. Selon Anne Cauquelin, une des sources de la doxa anti-art technologique viendrait du fait que les « technimages » ne peuvent plus émouvoir, puisqu’elles mettent en place des univers qui ne prennent plus pour référence le monde réeli. On pourrait objecter que la charge émotionnelle traditionnellement suscitée chez le spectateur par le référent de l’image contemplée se transmue dans l’art numérique par la sollicitation de l’ensemble des sens du récepteur.

La perte de l’aura de l’œuvre d’art

La perte de l’aura de l’œuvre d’art est un phénomène moderne observé suite à l’apparition de pratiques artistiques fondées sur la reproduction mécanique, notamment le cinéma et la photographie. Walter Benjamin fait ressortir le bouleversement créé par rapport aux œuvres traditionnelles, soit la perte du « hic et nunc — l’unicité de son existence au lieu où elle se trouveii. » Autrement dit, la valeur auratique conférée à l’œuvre est liée à son statut d’objet unique, appartenant à une sphère spatiotemporelle propre. Avec le développement de la photographie, l’objet d’art acquiert une indépendance nouvelle à l’égard de l’épreuve originale. La question de l’authenticité ne s’applique plus et, selon l’auteur, l’aura de l’œuvre dépérit. L’art technologique, fondé sur la création d’images virtuelles et changeantes, c’est-à-dire irréductibles au hic et nunc, se situe dans le prolongement de cette révolution.

Transformations des façons de percevoir

Avec la Révolution industrielle qui entraîne un développement croissant des villes et ses phénomènes de masses, les communautés humaines ont été ébranlées dans leur façon de percevoir les œuvres, ce que Benjamin avait saisi dans les années 1930. Traditionnellement, les œuvres ou objets d’art invoquaient un regard contemplatif, une sorte d’absorbement perceptuel admiratif, voire fétichiste, que suppose une distance respectueuse — moins physique que psychologique et rituelle — liée à l’aura de l’objet. Or, dans les villes modernes, la conscience constamment stimulée des sujets a fini par développer une perception distraite et légère. Le cinéma, avec ses images changeantes et rythmées, apparaît comme un symptôme et une réponse à ce nouveau mode perceptuel. Il témoigne d’une modification de la sensibilité humaine globale.

Si l’art technologique est bien le descendant du cinéma et de la photo, il accompagne également les changements perceptuels contemporains. L’artiste fait désormais davantage qu’une représentation du réel; il en construit un nouveau qui sera de l’ordre de la simulation. L’installation multimédia interactive, Leçon d’anatomie du docteur Du Zhenjuniii illustre bien ce phénomène: le dispositif fonctionne comme une sorte d’hommage aux nouvelles technologies et à la fameuse leçon d’anatomie peinte par Rembrandt en 1632iv. Un grand écran fait face au spectateur. Le corps, mi-réel, mi-virtuel, du docteur Du, est allongé sur une table de bois réelle et prolongée dans l’espace virtuel. Lorsque le spectateur s’approche de l’écran, des capteurs déclenchent l’action de huit autres docteurs Du qui surgissent alors du fond de l’écran. Avec l’ère du numérique, c’est le corps au complet qui est sollicité: « On est passé de la philosophie du goût et de la contemplation à la philosophie de l’actionv ». Ce constat nous fait voir que l’aura de l’œuvre d’art n’est plus aussi déterminante qu’auparavant dans la relation à l’objet d’art. Notre société se complexifie: il est maintenant question de communication, d’hybridation de nos systèmes de pensée et de création artistique, de nomadisme, de « multimodalité » et d’interactivité. Les oeuvres sont davantage que de simples représentations, elles deviennent des processus et des relations engendrés par des interfaces multimodalesvi.

 

 

 

 

 

Du Zhenjun, la Leçon d’anatomie du docteur Du Zhenjun, 2001. Source: Florence de Mèredieu, Arts et nouvelles technologies. Art vidéo. Art numérique. Bologne, Larousse, 2003.

 

 

 

 

 

Rembrandt, la Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632.

L’art technologique et son rapport au sacré

Walter Benjamin donne une autre cause de la perte de l’aura, soit la chute de la valeur cultuelle rattachée à l’œuvre que l’on peut considérer comme une désacralisation de l’art. Cette valeur cultuelle s’ancre dans les usages magiques et religieux de l’objet d’art ou de l’image sacrée qui prennent sens et valeur de par leur relation à une origine inaccessible – relique, icône – et leur caractère matériellement inimitable – tableaux signés de main de maître, mobilier précieux, etc. Rainer Rochlitz explique que « Benjamin s’attaque aux fondements religieux de l’art, tels qu’ils commandent l’expérience esthétique au sens traditionnel, selon lui contemplative au sens fétichistevii. » Toutefois, Edmond Couchot explique que l’aspect religieux n’est pas complètement évacué dans les œuvres d’art numérique. La substitution du régime de la simulation à celui de la représentation serait la source d’un nouveau mytheviii. Couchot explique que la nouvelle réalité qui se crée met « à l’œuvre une vision symbolique et mythique du monde qui, sans avoir la cohérence de la religion, de la science ou de l’art, n’en est pas moins organiséeix. » La simulation pourrait être un moyen de repenser le monde à partir de sa source physique en le recréant intégralement dans l’espace surveillé du virtuelx. En cela, l’œuvre ne rompt pas complètement avec la tradition puisqu’elle demeure le lieu d’une quête de vérité, telle une religion. L’histoire démontre que l’être humain semble constamment rechercher un ailleurs qui serait au-dessus de toutes les difficultés du monde réel. Autrefois, « c’étaient les dieux qui habitaient le sacré; mais aujourd’hui, ce sont les hommes qui ont pris la place des dieux et qui habiteront le virtuel.xi » Au même titre que des dieux, les informaticiens détiennent une puissance invisible grâce aux technologies dont les résultats peuvent sembler tenir du magique aux yeux des non-initiés.

Suivant la pensée de Benjamin, il est possible de conclure que l’oeuvre numérique aurait réinvesti la force d’emprise et la charge émotionnelle du hic et nunc dans une certaine sensorialité des processus figuratifs qui font vivre au spectateur une expérience singulière. La technologie permet de produire une quantité innombrable d’œuvres uniques, sans être originales, « car chaque confrontation avec l’œuvre, chaque lecture-vision dialogique, est singulière et réitérablexii ». Ainsi, il est toujours possible que les images puissent être le lieu de contemplation: la fétichisation de l’œuvre s’est adaptée aux changements artistiques, sociologiques et perceptuels. Au fond, l’être humain croit toujours au caractère transcendant de la création artistique, ce que peuvent lui procurer les réseaux numériques et les non-lieux de la réalité virtuellexiii. La transe perceptive, c’est-à-dire l’effet d’absorbement, est déterminante dans l’œuvre d’art et l’implication du corps et de son expressivité gestuelle dans le dialogue homme/machine la rend possible. Les émotions suscitées par l’aura de l’œuvre d’art sont désormais transmuées dans la fascination provoquée par le rapport mimétique entre le virtuel et le réel. L’œuvre numérique joue maintenant le rôle de l’aura avant l’ère de la reproductibilité.

i Anne Cauquelin, Æ Revue canadienne d’esthétique, vol. no1, printemps 1996, « L’Esthétique au risque des « technimages » », http://www.uqtr.uquebec.ca/AE.

ii Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 273.

iii Voir figure 1.

iv Voir figure 2.

v Anne Cauquelin, L’art contemporain, Paris, Que sais-je ?, 2005, p. 39.

vi Jean-Paul Longavesne, « Esthétique et réthorique des arts technologiques », in Esthétique des arts médiatiques : interfaces et sensorialités, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003, p. 40.

vii Rainer Rochlitz, Le désenchantement de l’art, Paris, Gallimard, 1992, p. 174.

viii Edmond Couchot, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Éditions J. Chambon, 1998, p. 246-247.

ix Ibid., p. 247.

x Idem.

xiHervé Fischer, « Esthétique et réthorique des arts technologiques », in Esthétique des arts médiatiques : interfaces et sensorialités, « Esthétique et réthorique des arts technologiques », in Esthétique des arts médiatiques : interfaces et sensorialités, Sainte-Foy, Presse de l’Université du Québec, 2003, p. 320.

xii Edmond Couchot, op. cit., p. 249.

xiii Edmond Couchot, op. cit., p. 258.

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Éditorial n°15

L’art du choc : quand le vécu et le vivant prennent la place du visible
Accélérateur chromatique, GFK bunny, Pieta with Courtney Love : les titres des œuvres sont surprenants, ils nous projettent d’emblée dans un univers atypique, sensoriel, scientifique, caricatural. L’expérience de la déroute tisse le fil improbable auquel chaque article de ce numéro semble se rattacher par le sujet qu’il aborde. Improbable et pourtant guère étonnant, car l’art aujourd’hui, s’offre à vivre, souvent plus qu’à contempler. Lire la suite

Charles-Antoine Blais-Métivier: plaisir des sens, expérience de la déroute

Maryse Ouellet

Ne touchant pas ce corps, toucher à son éternité.

Jean-Luc Nancy (Noli me tangere, 2003)

Belle, sensuelle, déroutante, la photo Bonbons de Charles-Antoine Blais-Métivier, lauréat du concours de la page couverture, est à l’image du reste de sa production. Étudiant en deuxième année au baccalauréat en arts visuels à l’UQÀM, Blais-Métivier en est encore à définir une pratique déjà fort originale qu’il veut orienter davantage sur la sculpture, en y développant la démarche plus personnelle ou introspective qu’il a jusqu’ici mise en œuvre dans la photographie. Entre un usage de la nourriture comme matière ou comme motif et un questionnement sur la religion, la pratique récente de l’artiste est traversée par la volonté d’offrir au spectateur une expérience déroutante.

La photo Bonbons frappe d’abord par sa beauté: son aspect glacé contrastant avec la chaleur de la peau, le relief des bonbons sur le visage lisse, l’harmonie des tons, la netteté du visage, sa lumière. Puis, la photo étonne; pas d’histoire, de récit derrière l’image de ces bonbons étrangement collés à un visage adulte. L’artiste explique le choix des couleurs froides et vives par la volonté de créer un effet d’irréel, ces couleurs se retrouvant peu dans la nature. Au-delà de la volonté, certes, de surprendre, l’image est un peu le fruit du hasard, d’un essai inspiré par une image « trouvée », la couverture du « best-seller » A Million Little Pieces (2003) qui présente, sur fond bleu glacé, une main tendue couverte de petits bonbons. L’étude s’inscrit pourtant dans une démarche plus large d’autoportrait, souvent avec nourriture, que l’artiste mène surtout en photographie.

C’est dans sa série Jésus que se déploie pleinement le potentiel créateur et évocateur de Charles-Antoine Blais-Métivier. L’œuvre comprenant une sculpture et deux performances a été créée dans le cadre d’un cours suivi à l’automne 2008. L’idée initiale ne visait que la création d’un Jésus crucifié en pain, grandeur nature. C’est en fabriquant les moules que Blais-Métivier a décidé de compléter l’œuvre par deux performances ouvrant et fermant la série. La première, The All You Can Eat Jesus Buffet, présentait les moules assemblés et remplis de bonbons et croustilles, exposés sous la forme d’un buffet auquel étaient conviés les participants de la classe. Le tout était disposé dans une ambiance kitsch, créée par deux lampes passées de mode et une autre improvisée à partir de matériaux recyclés. L’œuvre tournait en dérision le rite de l’eucharistie. Combinant la symbolique du geste — manger le corps du Christ — et le rituel, lui-même — la célébration, le rassemblement —, l’œuvre profanait même les commandements de la religion catholique en insérant sournoisement le péché de gourmandise dans la représentation cyniquement allégorique de l’eucharistie. Plus subtilement, l’œuvre jouait du caractère « réconfortant » des aliments choisis qui ont pour paradoxe de procurer un sentiment de culpabilité à qui s’y laisse tenter. Ainsi, s’ajoutait en filigrane, une critique des fondements mêmes de la religion catholique qui se veut une manière, par les certitudes qu’elle offre, de donner sens au monde, tout faisant fonctionner les valeurs qui la sous-tendent — charité, abstinence, amour fraternel… — sur un sentiment de culpabilité — le péché — qu’incarne bien le confessionnal. Pour l’artiste athée, la religion a toujours semblé une sorte d’évitement, voire de désinvestissement de soi dans la projection de ses propres réussites ou de ses échecs dans la volonté de Dieu. Pourtant, la religion, comme remède au doute existentiel, lui a souvent semblé comme une manière, peut-être, d’être plus heureux. Le buffet exposant ces contradictions entre bonheur et culpabilité, entre facilité et sacrifice, ouvrait ainsi la voie aux questionnements qui travaillent l’œuvre en son ensemble.

Le Jésus en pain constituait le point de départ et la pièce maîtresse de l’œuvre. La sculpture était constituée de quatre pains cuisinés et moulés par l’artiste lui-même, couverts d’un suaire et collés à une croix en bois surmontée par une couronne confectionnée à l’aide de lumières de Noël. Si une bonne image, selon Blais-Métivier, doit être différente, percutante et mémorable, ces qualités, transposées dans la sculpture, pointent vers l’enjeu même de la pratique de l’artiste: l’expérience. Blais-Métivier, d’abord photographe, parle de la sculpture comme d’une « découverte », celle d’un médium permettant une confrontation plus franche avec le sujet de l’œuvre. Face à la sculpture, le spectateur fait face, « moins à un objet, plus à une autre entité », autrement dit, à un autre corps. Or, appel au corps signifie aussi appel aux sens; de même que la photographie Bonbons touchait par la sensualité du sujet — la rencontre entre toucher et goût — le Jésus séduisait par l’odeur de cannelle qui émanait des pains. L’œuvre qui se voulait, par cet aspect séduisant, imprégnée de dérision aura toutefois surpris l’artiste lui-même lors de son exposition à l’automne 2008 dans le cadre de Paramètre, à la galerie de l’UQÀM. La taille humaine, la ressemblance saisissante du pain avec la chair, accentuée par les effets d’ombres produits par les lumières de la couronne, l’ambiance invitant au recueillement, le tout contrastant avec l’odeur alléchante de la cannelle donnait un résultat plus « troublanti » qu’ironique; troublant, certes, mais réussi, assurément, si l’on considère l’aspect mémorable de l’œuvre!

La troisième partie du projet, le Jésus piñata, bouclait le cycle par un retour sur la célébration chrétienne détournée dans le ludique. Pourtant, l’œuvre s’enracinait dans le trouble que procure à l’artiste le jeu de la piñata : « tellement d’anticipation et de plaisir déployés dans l’acte de frapper la piñata aux dépens de son image sympathiqueii ». Blais-Métivier parle volontiers d’« amour » investi dans cet acte de « mise à mort », un vocabulaire qui ne peut qu’évoquer le massacre du Christ, image même de l’amour, tué par le peuple qu’il venait sauver et devant ceux qui, toujours fidèles, croyaient en lui. Le spectacle offert à ses confrères par Blais-Métivier n’était pas sans rappeler ces contradictions. Un étudiant, les yeux bandés, était invité à frapper la figure de papier mâché devant les autres ; attendant la chute des bonbons que laissait présager le buffet, les étudiants furent saisis de voir se déverser des guirlandes rouges de Noël figurant les viscères de la figure. L’expérience était bien celle d’une révélation : de la tournure cruelle du jeu, de l’« aveuglement » de l’attaquant, presque une allégorie de cette dualité des regards — aveugles et croyants — devant la crucifixion.

Point commun de la photo et de la sculpture, la nourriture est l’un des aspects de l’œuvre de Blais-Métivier qui en fondent la cohérence. Dans son rapport à l’éphémère, la nourriture définit l’œuvre comme expérience, lui fournit sa raison d’être, puisqu’elle la rend impropre à subsister en tant qu’objet. La photo joue là-dessus : elle détourne la fonction première de l’aliment, en fixant, en éternisant, la matière dans son aspect esthétique. Ainsi, s’il fallait qualifier cette expérience, il faudrait la dire surprenante, car rarement la nourriture est considérée d’un point de vue purement contemplatif. Pas étonnant que la dernière œuvre de la série Jésus ait été aussi saisissante: symbole d’éternité « charnellement » voué à la disparition, symbole d’éternité « mangé », puis tué, puis retourné vers le Père pour mieux demeurer par la foi et par les sens dans le cœur des fidèles, le Christ et l’amour qu’il engage étaient tout entiers figurés par l’expérience d’appel, de trouble, de pitié et, assurément, de contemplation, que pouvait procurer le Jésus en pain. Belle, sensuelle et déroutante, l’œuvre de Blais-Métivier est aussi littéraire, toute tissée de métaphores et il est à souhaiter que malgré le tournant plus introspectif que désire prendre l’artiste, son œuvre puisse continuer d’ouvrir des chemins à la pensée et à la méditation.

i Charles-Antoine Blais-Métivier, entrevue réalisée par Maryse Ouellet le 4 mars 2009.

ii Idem.

Si Warhol et Carroll avaient un fils….

Claudie Saulnier

La dépravation suit le progrès des lumières. Chose très naturelle que
les hommes ne puissent s’éclairer sans se corrompre.

Nicolas Restif de la Bretonne,

La surabondance qui caractérise l’univers visuel actuel a pour effet de complexifier l’identification des fondements de l’art. Dans un monde envahi par la publicité, la figuration est devenue, pour plusieurs, l’emblème du factice. Pour David Lachapelle, le problème ne semble pas se poser. Au contraire, le photographe tire profit de cette surabondance iconographique à des fins artistiques. Bien qu’il soit aujourd’hui reconnu par le milieu de l’art, David Lachapelle a fait ses débuts en tant que photographe de mode et de célébrités. Lire la suite

Identité postmoderne: S’inventer pour mieux se vivre.

Marjolaine Arpin

Si l’identité ne peut être débusquée, saisie, maîtrisée — ni sous sa dimension psychique ni sous sa dimension physiologique —, ne reste plus qu’à la déjouer, à l’inventer! C’est ainsi que, pour certains artistes, le corps devient la matrice même de la création, laquelle se mue en autocréation, en autohybridations, et l’exposition de l’œuvre d’art, en exhibition. Cette dernière survient alors comme un cri de l’être au monde à la face du public (comme le faisaient déjà Echenberg et Hatoum1 ), mais aussi comme la démonstration, aux autres et à soi-même, de la maîtrise sur sa propre vie. Le posthumain à la Orlan arrive donc comme une quête anti-essentialiste, antinaturaliste, anticonformiste, invitant à l’autodétermination, en même temps qu’à l’autoproclamation.

Figure emblématique de l’être posthumain auto-engendré et exhibé, Orlan a d’abord commencé par se rebaptiser pour se faire appeler Sainte Orlan, tout en se présentant comme un être mythologique sous le fait de déguisements. Or, rapidement, le costume lui devient insuffisant. La science lui permettant d’assouvir sa soif de devenir autre, d’outrepasser ce que la naissance et les gènes lui imposent, l’artiste commence à déjouer son corps, mettant la nature en échec et tournant en dérision le caractère inaltérable de l’identité physique. Ainsi, neuf opérations chirurgicales auront raison des traits de son visage. Inspirées de figures mythiques telles que Vénus, Diane et Psyché ou encore de la Mona Lisa, les greffes d’Orlan — la plus célèbre étant certainement ces implants frontaux qui font office de cornes — sont théâtralisées. Les scènes, qui ont lieu dans les salles d’opération, sont par la suite diffusées en galerie, en musée ou publiées sur Internet et projetées sur les écrans démultipliés des cyberspectateurs.

L’obsession du moi a toujours agi sur les pratiques artistiques, et ce même avant les premiers autoportraits2 et les diverses pratiques expressionnistes. Toutefois, avec le posthumain, on ne cherche plus à se sonder, à faire surgir le moi profond par le biais d’un mode de création introspectif ; on ne se cherche plus, on s’invente, puisque de toute façon, l’identité comme absolu apparaît comme un leurre, un mensonge. L’obsession de l’autoreprésentation est passée à celle de l’autofiction, de l’autoaffabulation, de l’automutation, de l’auto-engendrement.

Ainsi, l’artiste posthumain se fantasme, se mue, se mutile, s’hybride. Il s’applique ardemment à fouiller, à expérimenter, à travestir et à reconstituer son être en mal de soi et en mal de l’autre. Inquiet de ne pas se sentir exister — ou d’exister en se fondant dans une masse homogène, uniforme, indistincte —, le « sujet tragique3 », tiraillé entre de multiples investigations du soi et noyé dans une perte de repères identitaires, est obsédé par le désir de se saisir de son moi, de son image, de sa chair, et de les moduler selon ses chimères, qui, en vertu des moyens de la science, n’en sont plus. « S’altérer par défaut d’altérité4 », dit Régine Robin. S’altérer pour exacerber une altérité fuyante, dissoute dans le flot de l’uniformisation qui caractérise nos sociétés post-modernes.

Or, en même temps qu’on choisit son moi, on lui fait violence, on le déconstruit, on l’éclate, on le fragmente, on le torture ; pour prouver aux autres et à soi-même que plus rien du moi n’est figé et inéluctable. À la limite du sacrificiel, du pathologique, voire du suicidaire, la science, la liberté, l’art, deviennent le lieu de modulations illimitées. Après la mort de Dieu nietzschéenne et la mort du parent freudienne, l’art posthumain joue de la mort du moi pour parvenir à sa réappropriation extrême. C’est l’art de la renaissance, de l’autorenaissance.

Celui qui souffre de ne pas se sentir exister est obsédé par une nouvelle naissance dont il sera à la fois l’instigateur, le témoin, le jouisseur et l’exposant. Être sa propre source : le avant, le pendant et le après. Après avoir été œuvré, le corps est exhibé, devenant le cri de son être au monde, l’empreinte de son existence — et de sa toute-puissance — jetée au vu de tous.

Ainsi, les mots de Pessoa, « Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne peux vouloir être rien. À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde. », vibrent au même rythme que les échos organiques de Rachel Echenberg5 , répondent aux mêmes maux que les images du Corps étranger (1994) de Mona Hatoum, avant de glisser vers les automutations exhibées d’Orlan. L’impasse identitaire de l’homme postmoderne est telle qu’il en vient à se jouer de lui-même, de sa nature et de sa forme, de son occurrence dans le monde face à lui-même et face à l’autre. Difficile de ne pas faire le parallèle avec l’art lui-même qui, de petites révolutions en petites révolutions, a continuellement revêtu de nouvelles formes, déjoué sa propre nature, son propre cadre et repoussé les frontières entre art et non-art. En effet, en matière de questionnements et de brouillage de repères identitaires, l’art ne donne pas sa place. Le posthumain, nous l’avons évoqué, a quelque chose de sacrificiel et de suicidaire. L’art, à force de se refaire sans cesse, de repousser ses frontières et de rejeter toute forme de contraintes, en viendra-t-il à s’effacer lui-même? À force de raccourcis, en viendra-t-il inconsciemment à cibler l’art en soi comme un détour à éviter, s’autoévacuant dans sa pratique même? Car, en effet, de plus en plus de formes artistiques sont littéralement « aux bords de l’art6 » …

1Voir «Saisir l’insaisissable», Ex_situ, no 14 (automne 2008)

2À défaut de pouvoir s’illustrer eux-mêmes, certains artistes antiques et renaissants «s’infiltraient» dans leurs oeuvres en fragments dissimulés. En effet, même à une époque où l’autoreprésentation d’un artiste aurait défié toutes les attentes et les conceptions hiérarchiques des sujets et des genres en peinture et en sculpture, on reconnaît dans certains personnages de Michel-Ange les traits de l’artiste. C’est le cas de Saint-Paul, marbre conçu entre 1501 et 1504, ou encore de Heremias, qui apparaît dans la voûte de la Chapelle Sixtine (1508-1512).

3Joanne Lalonde, «Projections pour une mécréante», L’Indécidable, Montréal, 2008, Les éditions Esse, p.107.

4Régine Robin, op. Cit., Montréal, XYZ, 1997, p.37.

5Voir The Body House (2002).

6Marie Fraser, «Aux bords de l’art», L’indécidable, Montréal, 2008, Les éditions Esse, p.23-35

Complot: Espiègle

Raphaëlle Joanisse  pour l’équipe de Complot

Le projet Complot vise la rencontre entre le travail de l’étudiant en arts visuels et médiatiques et celui de l’étudiant en histoire de l’art. Dans une volonté de faire se croiser théorie et création artistique, les participants au projet procèdent à un jumelage, selon des intérêts communs, duquel émergeront une collaboration et un échange des acquis théoriques. Complot tente donc de lancer des ponts entre deux domaines d’études connexes et interdépendants qui sont toutefois détachés l’un de l’autre dans le contexte scolaire. Le projet se conclura par l’exposition des œuvres des artistes et par la publication des textes des historiens.

C’est une équipe comprenant 10 historiens d’art et 10 artistes qui récidive encore une fois cette année. Pour une sixième édition, les membres de ce collectif vous proposent un projet sous le thème de l’espièglerie. Les artistes se prêtent au jeu par la création d’œuvres nous laissant toutes sur une pointe de malice. Tous les moyens sont possibles: appropriation, détournement, ludisme, tromperie, exagération, jeu de mots, etc.

Les membres de Complot 6 vous convient au vernissage et au lancement du catalogue de l’exposition Espiègle. L’événement aura lieu au 3e étage de la galerie Art Mûr le vendredi 10 avril 2009 de 17h à 20h. L’exposition se déroule du 10 avril au 25 avril 2009. La galerie Art Mûr se situe au 5826, rue St-Hubert à Montréal (3e étage). Les heures d’ouvertures sont les suivantes: le mardi et le mercredi de 10h à 18h, le jeudi et le vendredi de 12h à 20h, ainsi que le samedi de 12h à 17h.

 

 

 

Regard ludique sur l’envers d’une surconsommation occidentale

Sara Savignac Rousseau

All You Can Eat, une exposition de Karine Giboulo à la galerie SAS a attiré plus d’un regard. En effet, les entrevues et les critiques se multipliant, Karine Giboulo jouit d’une visibilité croissante depuis peu. All You Can Eat présente l’envers du confort matériel occidental. Le point central de l’exposition est sans conteste la maquette reconstituant la réalité des usines chinoises d’une façon ludique. Toutefois, d’autres œuvres (autres maquettes, dessins, photographies et installation) soutiennent la thématique de l’exposition. En dirigeant l’attention sur le parcours des objets (production, consommation, récupération des déchets), l’artiste fait prendre conscience aux spectateurs du lien matériel, qu’elle nomme le « lien tactile », unissant les prolétaires à nous, consommateurs occidentaux.

Avant d’arriver à la maquette d’usine, le visiteur rencontre deux photographies qui annoncent le sujet abordé dans l’exposition. Ces images représentant des rangées de figurines, toutes vêtues du même uniforme et travaillant à la chaîne, dépeignent le caractère aliénant de ces tâches. Ces photos rappellent clairement la série Manufacturing du photographe canadien Edward Burtynsky qui révélait des scènes du travail à la chaîne d’usines chinoises.

La critique présentée par l’artiste a été motivée par sa visite d’une usine en Chine. Le but était d’observer l’usine, mais surtout de réfléchir sur le milieu de vie des personnes y travaillant. Pour ce faire, elle a dû explorer la manufacture sous l’identité fictive d’une femme d’affaires. C’est au retour de son périple qu’elle termine la confection de la maquette-usine exposée à la galerie SAS, entamée avant son départ. Reproduisant le travail des manœuvres chinois, elle fabrique un par un, du matin au soir, les personnages en pâte à modeler. Karine Giboulo prend soin d’individualiser chaque figurine. Évacuant leur anonymat, elle nous solidarise avec les ouvriers de l’usine représentée.

La maquette est construite en plusieurs étages. Le spectateur, invité à circuler autour de l’usine miniature, épie à travers les fenêtres pour y voir l’ensemble des activités représentées, de la chaîne de production jusqu’aux dortoirs. Le fait que le visiteur puisse observer le quotidien des personnages dans leurs détails crée un rapprochement avec l’impossible intimité des ouvriers chinois. L’usine miniature figure la fabrication de cellulaires et l’élevage de porcs en série pour la revente de leur viande. Plus loin, cette viande est servie à des marmottes géantes se gavant jusqu’à s’en rendre malade. Dans une autre pièce de la maquette, le spectateur peut voir deux infirmières tenter de réanimer une marmotte goinfrée : voilà une image humoristique de notre « faim de consommation »! Ces marmottes métaphorisent le comportement reclus et détaché des Occidentaux, que le confort matériel rend insensibles aux réalités opposées. Cette représentation des Occidentaux n’est pas nouvelle dans la démarche de l’artiste. Lors de son exposition précédente, Bulles de vie, elle les mettait également en scène, notamment dans le dessin Les mangeurs de Hamburgers qui dépeignait explicitement leur caractère individualiste. L’œuvre montrait des marmottes mangeant leur BigMac® dans le confort de leur tanière, sans se soucier qu’au-dessus, sur terre, se trouvait un camp de réfugiés du UNHCR1.

La critique de l’artiste n’est pas sans rappeler Hortense Michaud-Lalanne, ingénieure et militante pour la sauvegarde de l’environnement, qui écrivait: « tout homme, femme et enfant, en Amérique du Nord, réquisitionne l’équivalent de 80 à 100 esclaves chacun, qui fabriquent pour eux, jour et nuit, des biens de consommation qui aboutissent à la poubelle2 ». Ainsi, les travailleurs des usines consacrent leur vie à l’aliénante production de masse de futiles biens de consommation. Karine Giboulo choisit, elle, de ne pas adopter un ton moralisateur dans son œuvre. Elle présente cette dure réalité avec humour, ce qui rend l’expérience de l’œuvre agréable et accessible. Ses maquettes sont truffées de scènes cocasses s’approchant parfois du fantastique.

Près des maquettes, L’Eldorado, un dessin à l’encre de chine et aquarelle, montre des employés qui, sur le dos de cochons en or ailés, s’enfuient des usines pour un eldorado. L’artiste utilise le symbole du cochon en or, qui signifie la chance. Cette œuvre est probablement la plus révélatrice de l’opinion de Karine Giboulo à propos des conditions de travail des ouvriers chinois et de ce qu’elle leur souhaite en les honorant par cette exposition.

Dans une pièce distincte se trouve un ours blanc géant en peluche, cigare à la gueule et short arborant le drapeau canadien. Il tient un chariot débordant de sardines. Surgissant des maquettes, il pénètre l’espace du spectateur et, du coup, l’inclut dans son univers et au commentaire critique de l’artiste. D’ailleurs, à travers les ouvertures dans les murs de cette pièce, les visiteurs à l’extérieur peuvent observer le rapport tissé entre le spectateur et l’ours, à travers le même point de vue qu’ils sont amenés à adopter en observant les activités à l’intérieur des usines miniatures.

All You Can Eat témoigne d’une démarche approfondie de Karine Giboulo, plutôt audacieuse dans ses projets. Son travail met en lumière des conditions de vie qui semblent parfois loin de la réalité dans laquelle nous vivons, pourtant toutes deux en corrélation. L’exposition critique la surconsommation des sociétés capitalistes et les conséquences au niveau mondial créées par leurs besoins toujours croissants. Le Musée des Beaux-arts de Montréal a acquis une des maquettes de l’exposition, ce qui participe à la visibilité grandissante et à la reconnaissance de l’artiste. Ses oeuvres ont d’ailleurs été présentées à la New York Contemporary Art Fair au début de mars, où le Musée du Kentucky a fait l’achat d’une maquette. La démarche singulière et engagée de Karine Giboulo ne sera pas passée inaperçue bien longtemps!

Karine Giboulo

All You Can Eat

27 novembre 2008 – 7 février 2009

Galerie SAS, Montréal

1 L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés.

2 Hortense Michaud-Lalanne, Si les vrais coûts m’étaient comptés, Montréal, Éditions Écosociété, 1993, p. 83.