La perte de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère du numérique

Mélanie Rioux

En 1939, Walter Benjamin a mis en évidence le phénomène de la perte de l’aura de l’œuvre d’art. Aujourd’hui, l’art technologique mène cette idée à son apogée vu l’impossible unicité de l’œuvre et le déclin de la valeur cultuelle. Selon Anne Cauquelin, une des sources de la doxa anti-art technologique viendrait du fait que les « technimages » ne peuvent plus émouvoir, puisqu’elles mettent en place des univers qui ne prennent plus pour référence le monde réeli. On pourrait objecter que la charge émotionnelle traditionnellement suscitée chez le spectateur par le référent de l’image contemplée se transmue dans l’art numérique par la sollicitation de l’ensemble des sens du récepteur.

La perte de l’aura de l’œuvre d’art

La perte de l’aura de l’œuvre d’art est un phénomène moderne observé suite à l’apparition de pratiques artistiques fondées sur la reproduction mécanique, notamment le cinéma et la photographie. Walter Benjamin fait ressortir le bouleversement créé par rapport aux œuvres traditionnelles, soit la perte du « hic et nunc — l’unicité de son existence au lieu où elle se trouveii. » Autrement dit, la valeur auratique conférée à l’œuvre est liée à son statut d’objet unique, appartenant à une sphère spatiotemporelle propre. Avec le développement de la photographie, l’objet d’art acquiert une indépendance nouvelle à l’égard de l’épreuve originale. La question de l’authenticité ne s’applique plus et, selon l’auteur, l’aura de l’œuvre dépérit. L’art technologique, fondé sur la création d’images virtuelles et changeantes, c’est-à-dire irréductibles au hic et nunc, se situe dans le prolongement de cette révolution.

Transformations des façons de percevoir

Avec la Révolution industrielle qui entraîne un développement croissant des villes et ses phénomènes de masses, les communautés humaines ont été ébranlées dans leur façon de percevoir les œuvres, ce que Benjamin avait saisi dans les années 1930. Traditionnellement, les œuvres ou objets d’art invoquaient un regard contemplatif, une sorte d’absorbement perceptuel admiratif, voire fétichiste, que suppose une distance respectueuse — moins physique que psychologique et rituelle — liée à l’aura de l’objet. Or, dans les villes modernes, la conscience constamment stimulée des sujets a fini par développer une perception distraite et légère. Le cinéma, avec ses images changeantes et rythmées, apparaît comme un symptôme et une réponse à ce nouveau mode perceptuel. Il témoigne d’une modification de la sensibilité humaine globale.

Si l’art technologique est bien le descendant du cinéma et de la photo, il accompagne également les changements perceptuels contemporains. L’artiste fait désormais davantage qu’une représentation du réel; il en construit un nouveau qui sera de l’ordre de la simulation. L’installation multimédia interactive, Leçon d’anatomie du docteur Du Zhenjuniii illustre bien ce phénomène: le dispositif fonctionne comme une sorte d’hommage aux nouvelles technologies et à la fameuse leçon d’anatomie peinte par Rembrandt en 1632iv. Un grand écran fait face au spectateur. Le corps, mi-réel, mi-virtuel, du docteur Du, est allongé sur une table de bois réelle et prolongée dans l’espace virtuel. Lorsque le spectateur s’approche de l’écran, des capteurs déclenchent l’action de huit autres docteurs Du qui surgissent alors du fond de l’écran. Avec l’ère du numérique, c’est le corps au complet qui est sollicité: « On est passé de la philosophie du goût et de la contemplation à la philosophie de l’actionv ». Ce constat nous fait voir que l’aura de l’œuvre d’art n’est plus aussi déterminante qu’auparavant dans la relation à l’objet d’art. Notre société se complexifie: il est maintenant question de communication, d’hybridation de nos systèmes de pensée et de création artistique, de nomadisme, de « multimodalité » et d’interactivité. Les oeuvres sont davantage que de simples représentations, elles deviennent des processus et des relations engendrés par des interfaces multimodalesvi.

 

 

 

 

 

Du Zhenjun, la Leçon d’anatomie du docteur Du Zhenjun, 2001. Source: Florence de Mèredieu, Arts et nouvelles technologies. Art vidéo. Art numérique. Bologne, Larousse, 2003.

 

 

 

 

 

Rembrandt, la Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632.

L’art technologique et son rapport au sacré

Walter Benjamin donne une autre cause de la perte de l’aura, soit la chute de la valeur cultuelle rattachée à l’œuvre que l’on peut considérer comme une désacralisation de l’art. Cette valeur cultuelle s’ancre dans les usages magiques et religieux de l’objet d’art ou de l’image sacrée qui prennent sens et valeur de par leur relation à une origine inaccessible – relique, icône – et leur caractère matériellement inimitable – tableaux signés de main de maître, mobilier précieux, etc. Rainer Rochlitz explique que « Benjamin s’attaque aux fondements religieux de l’art, tels qu’ils commandent l’expérience esthétique au sens traditionnel, selon lui contemplative au sens fétichistevii. » Toutefois, Edmond Couchot explique que l’aspect religieux n’est pas complètement évacué dans les œuvres d’art numérique. La substitution du régime de la simulation à celui de la représentation serait la source d’un nouveau mytheviii. Couchot explique que la nouvelle réalité qui se crée met « à l’œuvre une vision symbolique et mythique du monde qui, sans avoir la cohérence de la religion, de la science ou de l’art, n’en est pas moins organiséeix. » La simulation pourrait être un moyen de repenser le monde à partir de sa source physique en le recréant intégralement dans l’espace surveillé du virtuelx. En cela, l’œuvre ne rompt pas complètement avec la tradition puisqu’elle demeure le lieu d’une quête de vérité, telle une religion. L’histoire démontre que l’être humain semble constamment rechercher un ailleurs qui serait au-dessus de toutes les difficultés du monde réel. Autrefois, « c’étaient les dieux qui habitaient le sacré; mais aujourd’hui, ce sont les hommes qui ont pris la place des dieux et qui habiteront le virtuel.xi » Au même titre que des dieux, les informaticiens détiennent une puissance invisible grâce aux technologies dont les résultats peuvent sembler tenir du magique aux yeux des non-initiés.

Suivant la pensée de Benjamin, il est possible de conclure que l’oeuvre numérique aurait réinvesti la force d’emprise et la charge émotionnelle du hic et nunc dans une certaine sensorialité des processus figuratifs qui font vivre au spectateur une expérience singulière. La technologie permet de produire une quantité innombrable d’œuvres uniques, sans être originales, « car chaque confrontation avec l’œuvre, chaque lecture-vision dialogique, est singulière et réitérablexii ». Ainsi, il est toujours possible que les images puissent être le lieu de contemplation: la fétichisation de l’œuvre s’est adaptée aux changements artistiques, sociologiques et perceptuels. Au fond, l’être humain croit toujours au caractère transcendant de la création artistique, ce que peuvent lui procurer les réseaux numériques et les non-lieux de la réalité virtuellexiii. La transe perceptive, c’est-à-dire l’effet d’absorbement, est déterminante dans l’œuvre d’art et l’implication du corps et de son expressivité gestuelle dans le dialogue homme/machine la rend possible. Les émotions suscitées par l’aura de l’œuvre d’art sont désormais transmuées dans la fascination provoquée par le rapport mimétique entre le virtuel et le réel. L’œuvre numérique joue maintenant le rôle de l’aura avant l’ère de la reproductibilité.

i Anne Cauquelin, Æ Revue canadienne d’esthétique, vol. no1, printemps 1996, « L’Esthétique au risque des « technimages » », http://www.uqtr.uquebec.ca/AE.

ii Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 273.

iii Voir figure 1.

iv Voir figure 2.

v Anne Cauquelin, L’art contemporain, Paris, Que sais-je ?, 2005, p. 39.

vi Jean-Paul Longavesne, « Esthétique et réthorique des arts technologiques », in Esthétique des arts médiatiques : interfaces et sensorialités, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003, p. 40.

vii Rainer Rochlitz, Le désenchantement de l’art, Paris, Gallimard, 1992, p. 174.

viii Edmond Couchot, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Éditions J. Chambon, 1998, p. 246-247.

ix Ibid., p. 247.

x Idem.

xiHervé Fischer, « Esthétique et réthorique des arts technologiques », in Esthétique des arts médiatiques : interfaces et sensorialités, « Esthétique et réthorique des arts technologiques », in Esthétique des arts médiatiques : interfaces et sensorialités, Sainte-Foy, Presse de l’Université du Québec, 2003, p. 320.

xii Edmond Couchot, op. cit., p. 249.

xiii Edmond Couchot, op. cit., p. 258.